L'HOMME ET SES CORPS Par Annie BESANT - 1896

LES CORPS MENTAUX

LES CORPS MENTAUX

 


A. LE CORPS MENTAL

B. LE CORPS CAUSAL

 


Nous nous sommes étendus assez longuement sur le corps physique de l'Homme et sur son corps astral. Le corps physique, tant visible qu'invisible, nous l'avons étudié dans ses rapports avec le plan physique ; nous l'avons suivi dans ses divers modes d'activité, nous avons analysé la nature de sa croissance ; enfin nous avons insisté sur sa purification graduelle. Puis, nous avons considéré d'une manière analogue le corps astral, observant également sa croissance et ses fonctions, traitant des phénomènes relatifs à sa manifestation sur le plan astral, ainsi que de sa purification. Par là nous sommes parvenus à comprendre plus ou moins quelles sont les fonctions de l'activité humaine sur deux des sept plans fondamentaux de notre Univers. Cela fait, nous pouvons passer au troisième de ces plans, au monde mental. Lorsque nous serons parvenus à nous en faire quelque idée, nous aurons sous les yeux une triple région, comprenant les mondes physique, astral et mental (c'est-à-dire notre [86] globe et les deux sphères qui l'entourent), théâtre de l'activité humaine pendant les incarnations terrestres, demeure de l'Homme entre la mort qui clôt une vie et la naissance qui en ouvre une autre. Ces trois sphères concentriques forment l'école de l'Homme et son royaume : c'est en elles qu'il opère son développement, en elles qu'il accomplit le pèlerinage de son évolution. Il ne peut passer consciemment au-delà, jusqu'au moment où s'ouvrent devant lui les portes de l'Initiation ; car il n'est point d'autre chemin conduisant hors des trois mondes.
Le séjour heureux ou béni dont parlent certaines traductions, la demeure des Dieux, en d'autres termes, le Dévachan ou Dévaloka bien connu des théosophes, est compris dans cette troisième région, que j'ai nommée monde mental, mais ne se confond pas avec elle. Le Dévachan mérite son nom de "pays heureux", à cause de sa nature même et de sa condition, car rien de ce qui engendre la peine ou la tristesse ne peut affecter ce monde-là. C'est un État spécialement protégé, où le mal positif ne peut avoir accès ; c'est pour l'Homme le lieu du repos et de la félicité, où il assimile paisiblement les fruits de sa vie physique.
Afin d'éviter toute confusion, nous croyons devoir ajouter un mot d'explication au sujet du monde mental considéré dans son ensemble. Il se subdivise en sept sous-plans, comme les autres [87] régions déjà vues : mais il présente cette particularité, qu'ici le septénaire est divisé en deux groupes distincts : un ternaire et un quaternaire. Les trois "sous-plans" supérieurs sont appelés, en langage technique, arûpa 13, ou "sans forme", à cause de leur extrême subtilité, tandis que les quatre inférieurs portent le nom de rûpa, ou "avec forme". La conscience de l'Homme possède donc deux véhicules, dans lesquels elle fonctionne sur ce plan, et le terme "corps mental" leur est théoriquement applicable à tous deux. Nous conviendrons cependant de le réserver exclusivement au véhicule inférieur, car le supérieur est plus connu sous le nom de "corps causal", dénomination dont la raison d'être nous apparaitra clairement par la suite. Les étudiants en théosophie doivent être familiarisés avec la division en "Manas" supérieur et inférieur ; le corps causal est celui du Manas supérieur, le corps permanent de l'Égo, ou de l'Homme, qui perdure d'une vie à l'autre. Le corps mental sera pour nous celui du Manas inférieur, qui survit à la mort, et passe en Dévachan, mais se désagrège au terme du séjour de l'être dans la zone "rûpa" de cette région. [88]


A. LE CORPS MENTAL


Ce véhicule de la conscience humaine est constitué par la substance des quatre sous-plans inférieurs du Dévachan, auxquels il appartient. Son rôle est double : d'une part, il constitue le véhicule spécial de notre conscience dans cette région du plan mental ; de l'autre, il agit sur notre corps astral et, par lui, sur nos enveloppes physiques, pour produire tout ce que nous appelons les manifestations de l'intelligence à l'état normal de veille. En fait, chez l'homme peu développé, tant que dure la vie terrestre, ce corps est incapable de fonctionner séparément sur son propre plan, comme véhicule de la conscience. Lorsqu'un tel homme exerce ses facultés mentales, elles doivent se revêtir de matière astrale et physique, avant qu'il ne puisse lui-même être conscient de leur activité. Le corps mental est donc le véhicule de l'Égo, du Penseur, pour tout son travail de raisonnement ; mais, tant que l'Égo est encore jeune, ce véhicule, imparfaitement organisé, est faible et diffus, comme le corps astral de l'homme peu évolué.

13 Prononcer : aroupa.

La substance dont se compose le corps mental est extrêmement ténue et subtile. Nous avons vu que la matière astrale est déjà beaucoup moins dense que l'éther du plan physique. Il faut maintenant pousser plus loin encore l'idée que nous nous faisons de la matière, jusqu'à la conception d'une substance échappant à la vision astrale [89] comme à la vue physique, substance trop subtile pour être perçue même par les "sens internes" de l'Homme. Cette matière appartient au cinquième plan de notre Univers en commençant par le haut, ou au troisième en commençant par le bas. Dans cette matière, "l'Égo" se manifeste comme intelligence, tandis que dans celle du plan inférieur (l'astral) il se manifestait comme sensation.
La limite extérieure du corps mental, visible dans l'Aura, met en évidence une particularité : ce corps augmente, il croît en grandeur et en activité à mesure que l'Homme, dans la série de ses incarnations, se développe et évolue. Jusqu'ici, nous n'avions pas rencontré cette particularité. Pour chaque incarnation, un corps physique est construit, différant selon la nationalité et le sexe ; mais nous l'imaginons conservant la même taille, ou peu s'en faut, depuis les Atlantes jusqu'à nos jours. Le corps astral, d'autre part, croît en organisation, comme nous l'avons observé, à mesure que l'Homme progresse. Mais le corps mental, lui, croît littéralement en grandeur avec l'évolution humaine. En considérant une personne très peu développée, nous aurons du mal à distinguer son corps mental ; il est si peu évolué que, si l'on n'y mettait du soin, on ne le verrait même pas. Prenons ensuite un homme plus avancé, un homme qui n'a pas encore atteint la spiritualité, mais dont les facultés mentales sont développées, [90] et l'intellect entrainé. Nous verrons que son corps mental est en train d'acquérir une formation très nette, et qu'il se révèle, par son organisation, comme étant un véhicule de l'activité humaine. Il constitue un objet au contour net et clair, tissu de fine substance et d'admirables couleurs, vibrant constamment, plein d'activité, de vie et de force, – expression de l'intelligence dans le monde de l'intelligence.
Sa nature donc, essence subtile ; ses fonctions : véhicule immédiat où "l'Égo" se manifeste comme intelligence. Sa croissance : à travers la série des vies successives elle se poursuit, proportionnée au développement intellectuel ; son organisation aussi s'achève, de plus en plus parfaite, à mesure que les qualités et les attributs de l'intelligence se marquent plus nettement.
Á l'inverse du corps astral, le corps mental, lorsqu'il fonctionne de concert avec les véhicules inférieurs, ne reproduit nullement l'image physique de l'Homme, sa forme, ou ses traits. Au contraire, il est ovoïde ; il pénètre le corps astral et le corps physique, et les dépasse, formant autour d'eux une atmosphère rayonnante qui grandit sans cesse avec le développement intellectuel de l'Homme. Inutile d'ajouter que cette forme ovoïde devient un admirable et radieux objet lorsque l'Homme développe les facultés supérieures de son intelligence. Elle échappe à la [91] vision astrale, mais est clairement perçue par cette vision plus haute qui appartient au monde mental. Un homme ordinaire, vivant dans le monde physique, ne voit rien du monde astral, bien qu'il y soit immergé, jusqu'au jour où s'éveillent ses sens astraux. De même, l'homme chez qui les sens physiques et astraux sont seuls développés, ne verra rien du monde mental, ni des formes composées de sa substance, jusqu'à ce que les sens mentaux soient éveillés en lui, ce monde, néanmoins, l'entoure de toute part.
Ces sens plus pénétrants, ces sens qui appartiennent au monde mental, diffèrent grandement de ceux qui nous sont familiers "ici-bas". L'emploi du pluriel constitue même une fausse appellation, car on devrait plutôt dire "le sens" mental. Il semble que le mental prenne contact directement, par toute sa surface, avec les choses de son monde, à lui. Il n'a point d'organes distincts de la vue, de l'ouïe, du toucher, du gout et de l'odorat. Les vibrations qui ne pourraient être perçues ici-bas qu'à travers des organes distincts, produisent en bloc toutes leurs impressions diverses, dès qu'elles entrent en contact avec le mental. Le corps mental les reçoit toutes instantanément et perçoit simultanément en toutes leurs parties les objets qu'il est susceptible de percevoir.
Comment un agrégat d'impressions différentes peut-il être, par ce sens mental, perçu synthétiquement [92] et sans confusion ? – C'est chose difficile à exprimer clairement en paroles. Le mieux sera peut-être de dire que, si un disciple entrainé passe dans cette région, et qu'il y confère avec un autre disciple, son mental s'exprime simultanément en couleur, son et forme, de telle sorte que sa pensée tout entière soit transmise en une image colorée et sonore, au lieu de n'être dévoilée que par fragments, comme dans les symboles qu'ici-bas nous nommons "paroles". Quelques lecteurs peuvent avoir entendu parler de livres antiques, écrits jadis par de grands Initiés en langage coloré, la langue des dieux. Cette langue est connue de maint disciple, et les formes et couleurs en sont empruntées au "langage" du monde mental, où les vibrations d'une seule pensée engendrent en même temps forme, couleur et son. Nul besoin pour l'intelligence de penser une couleur, ou un son, ou une forme : il lui suffit d'émettre une pensée, et cette pensée, vibration complexe d'une matière subtile, s'exprime d'elle-même en tous ces modes divers. La substance du monde mental est constamment en vibration, constamment elle donne naissance à ces couleurs, à ces sons, à ces formes ; et si l'Homme fonctionne consciemment dans son corps mental, dégagé de ses enveloppes physique et astrale, il se trouve entièrement libéré des limitations de leurs organes ; il perçoit simultanément, en chaque point de son être, toutes les [93] vibrations qui, dans le monde inférieur, se présenteraient à lui comme distinctes et différentes.
Mais, lorsque l'Homme pense, à "l'état de veille", lorsqu'il opère par l'intermédiaire de ses véhicules inférieurs, astral et physique, alors la pensée, produite, comme toujours, dans le corps mental, s'extériorise ensuite par transmission à l'astral, puis au physique. Le mental seul lui donne naissance ; il est son agent véritable, et il est aussi, chez nous, l'élément de conscience qui s'attribue le plus souvent le titre de "moi". Ce "moi" est d'ailleurs illusoire, mais c'est le seul "moi" que la plupart d'entre nous connaissent.
En traitant de la conscience du corps physique, nous avons vu que l'Homme proprement dit n'était pas conscient de tout ce qui se passait dans ce corps, dont les fonctions échappent en partie à sa volonté ; qu'il ne pouvait identifier sa pensée avec celle des cellules minuscules ; enfin, qu'il ne partageait pas la conscience du corps considéré comme un tout. Mais lorsqu'il s'agit du corps mental, nous abordons une région avec laquelle l'Homme s'identifie si étroitement qu'elle parait être lui-même. "Je pense", "je sais" est-il possible d'aller plus loin ? Le mental c'est "l'Égo" dans son corps mental, et pour la plupart d'entre nous, il semble que ce soit là l'ultime but de notre poursuite du Soi. Mais cela n'est vrai que si nous nous limitons à "l'état de [94] veille". Celui qui sait que sa conscience à l'état de veille n'est, au même titre que les sensations de son corps astral, qu'une des étapes de son pèlerinage à la recherche du Soi, celui-là comprendra, surtout s'il a appris à aller au-delà, que cette intelligence n'est, à son tour, qu'un instrument de l'Homme réel. Mais, comme je l'ai dit, la plupart d'entre nous ne distinguent pas et ne peuvent pas distinguer, dans leur pensée, l'Homme de son corps mental ; car il leur semble que ce soit là sa plus haute expression, son plus parfait véhicule, le "soi" le plus élevé qu'il puisse atteindre ou concevoir. Cela est d'autant plus naturel, inévitable même, que l'Individu, l'Homme, au point où il en est de son évolution, commence précisément à vivifier ce corps mental, et à en faire le siège essentiel de son activité. Dans un lointain passé, il a vivifié son corps physique comme véhicule de sa conscience ; maintenant il s'en sert tout naturellement. Chez les membres arriérés de la race, il vivifie actuellement son corps astral, mais chez un grand nombre, ce travail est au moins partiellement achevé. Dans notre cinquième race, l'Homme travaille à son corps mental : la construction, l'évolution de ce corps, telle est la tâche qui incombe spécialement à l'humanité actuelle.
Nous avons donc grand intérêt à comprendre comment se construit notre corps mental, et comment il croît. – Il croît par la pensée. Nos [95] pensées sont les matériaux qui nous servent à édifier ce véhicule mental. Par l'exercice de nos facultés mentales, par le développement de notre puissance artistique, de nos émotions élevées, nous sommes occupés, littéralement, à bâtir notre corps mental jour par jour, pendant chaque mois, chaque année de notre vie. Si vous n'exercez pas vos facultés mentales ; si vous n'êtes que le réceptacle de vos pensées, sans en être jamais le créateur ; si vous ne savez qu'accepter du dehors au lieu de former du dedans ; si, pendant votre traversée de la vie, vous ne faites qu'héberger les seules idées des autres ; si, en fait de pensée, vous ne connaissez rien de mieux, alors, d'une vie à l'autre, votre corps mental ne pourra se développer ; d'une vie à l'autre vous reviendrez tel que vous étiez au départ ; d'une vie à l'autre vous piétinerez sur place, individu rudimentaire, non évolué. Exercer l'intelligence elle-même, utiliser créativement ses facultés, les mettre à l'épreuve, oeuvrer par elles, exiger d'elles un continuel effort, tels sont les seuls moyens d'assurer le développement du corps mental, les seuls moyens du véritable progrès dans l'évolution humaine.
Dès que vous commencerez à vous en rendre compte, vous chercherez sans doute à modifier l'attitude générale de votre "moi" conscient. Vous commencerez à observer son fonctionnement ; et dès lors vous pourrez vérifier l'exactitude [96] de ce qui vient d'être dit. Vous découvrirez qu'une grande part de votre activité mentale n'est pas vôtre : elle n'est, à proprement parler, que l'acceptation des pensées d'autrui. Les pensées, vous ne savez pas comment elles vous viennent ; elles arrivent, et vous ignorez leur provenance ; elles vous quittent, et vous ne savez où elles vont. Et vous commencerez alors à sentir, non sans quelque détresse peut-être et quelque contrariété, qu'au lieu d'être hautement évolué, votre entendement n'est qu'un carrefour, où des pensées passent.
Examinez-vous vous-même, analysez le contenu de votre magasin intellectuel, cherchez à distinguer ce qui est vraiment à vous de ce qui n'est qu'emprunt fait à l'extérieur. De temps à autre, pendant la journée, arrêtez-vous brusquement et voyez à quoi vous pensez ; vous serez peut-être surpris de découvrir que vous ne pensez à rien – expérience très commune – ou que vous pensez si vaguement, qu'aucun principe mental en vous ne peut en éprouver autre chose qu'une impression toute fugitive. Lorsque vous aurez répété un bon nombre de fois cette expérience, et que ces essais eux-mêmes vous auront rendu plus "soi-conscient" qu'auparavant, commencez à analyser minutieusement les pensées qui se trouvent en votre conscience, et cherchez à voir quelle différence il y a entre leur condition à l'entrée et à la sortie ; à voir, en un [97] mot, ce que vous avez bien pu ajouter à ces pensées pendant leur séjour chez vous. Ainsi votre mentalité deviendra réellement active et commencera à exercer sa puissance créatrice.
Pour activer cette formation, vous ferez bien, si vous m'en croyez, d'adopter une méthode d'entrainement définie. Ainsi, vous déterminerez tout d'abord le genre des pensées qui seront autorisées à séjourner en votre esprit. Chaque fois qu'il se présente une pensée que vous jugez bonne ; concentrez sur elle toute votre attention, nourrissez-la, fortifiez-la, faites qu'elle soit plus riche après son séjour chez vous, et envoyez-la, comme une force bienfaisante, dans le monde astral. Quant aux pensées mauvaises, chassez-les avec toute la rapidité imaginable. À force d'accueillir les pensées bonnes et utiles, et de refuser tout séjour aux pensées mauvaises, vous verrez apparaitre le résultat suivant : les pensées de la première catégorie, de plus en plus nombreuses, afflueront en votre esprit ; les autres se feront de plus en plus rares. Votre mental, plein de pensées bonnes et utiles, agira comme un aimant, attractivement, sur toutes les pensées de même nature qui se trouvent dans l'ambiance, mais en mode de répulsion sur les pensées contraires, qui seront automatiquement repoussées à votre approche.
Le corps mental prendra donc l'habitude caractéristique d'attirer, de l'atmosphère environnante, [98] toutes les pensées qui sont bonnes et d'y repousser celles qui sont mauvaises ; il élaborera les bonnes pensées et les rendra plus actives, s'enrichissant lui-même, d'année en année, de toute la masse des matériaux mentaux ainsi accumulés.
Lorsque le temps sera venu pour l'Homme de se dépouiller finalement de ses enveloppes physique et astrale, il passera dans le monde mental, emportant avec lui tous ces trésors amassés. Le contenu de l'intelligence sera donc transporté dans la région qui lui est propre, et la vie de l'homme en Dévachan sera employée à transmuer en facultés et en puissance la réserve mentale accumulée ici-bas.
À la fin de la période dévachanique, le corps mental transmettra au corps causal permanent les caractéristiques ainsi façonnées, afin qu'elles puissent se faire jour dans l'incarnation suivante. Lorsque l'Homme s'en retournera vers la matière, ces facultés se revêtiront de la substance des plans "rûpa" du monde mental, pour former le nouveau corps mental, mieux organisé, plus hautement développé, destiné à servir l'Homme dans l'existence qui se prépare. Elles se manifesteront enfin, en passant par le corps astral et le corps physique, sous forme de "facultés innées", que l'enfant apportera avec lui dans le monde.
En résumé, dans notre vie présente, nous rassemblons [99] des matériaux selon la méthode indiquée plus haut. Pendant la vie dévachanique, nous opérons sur ces matériaux, nous les transmuons, d'efforts isolés de la pensée, en faculté de penser, en puissance et en activité mentale. Telle est l'immense transformation accomplie pendant le séjour en Dévachan, et ce travail étant limité d'avance par l'emploi que nous faisons de notre vie terrestre, nous ferons bien, dès à présent, de ne point ménager nos efforts. Le corps mental de notre prochaine incarnation dépendra du travail accompli dans notre corps mental actuel ; d'où l'importance colossale, pour notre évolution, de l'emploi que nous faisons de ce corps. C'est là, encore une fois, ce qui détermine d'avance les limites de l'activité humaine dans le Dévachan et, par suite, l'amplitude des qualités mentales que l'individu en rapportera pour sa prochaine existence terrestre. Nous ne pouvons pas plus isoler une vie d'une autre vie, que nous ne pouvons, de rien, créer miraculeusement quelque chose. Karma nous rapporte une moisson proportionnée à ce que nous avons semé ; la récolte sera maigre ou fructueuse, selon les soins apportés au labour et aux semailles.
Nous comprendrons mieux l'action automatique du corps mental, mentionnée plus haut, si nous considérons la nature des matériaux qu'il emprunte pour sa construction. Le Mental Universel, [100] auquel sa nature intime le lie, est, sous son aspect matériel, le réservoir où ces matériaux sont puisés. Ils consistent en mouvements vibratoires de tout genre, variant en qualité et en puissance, selon les combinaisons produites. De ce réservoir commun, le corps mental attire à lui, automatiquement, des éléments susceptibles d'entretenir ses combinaisons déjà existantes ; car il s'opère, dans le corps mental comme dans le corps physique, un renouvèlement continu, et chaque particule disparue doit normalement être remplacée par l'arrivée d'une particule de même nature. Du jour où l'Homme, remarquant en son esprit des tendances mauvaises, entreprend de les modifier, il met en jeu des vibrations d'un genre nouveau, et le corps mental, accoutumé à répondre aux vibrations anciennes, résiste à la tendance nouvelle qu'on veut lui imposer : il y a alors lutte et souffrance. Mais graduellement, à mesure que les anciennes particules sont rejetées et remplacées par celles susceptibles de répondre aux vibrations nouvelles (particules attirées automatiquement en vertu de leur affinité), le corps mental change de caractère, que dis-je, sa matière même se renouvèle, et ses vibrations finissent par être répulsives envers les pensées mauvaises, et attractives envers les bonnes. De là l'extrême difficulté des premiers efforts, qui provoquent la réaction et doivent surmonter la résistance, du mental sous son [101] ancien aspect ; de là aussi la facilité de plus en plus grande que l'on éprouve à penser avec rectitude, au fur et à mesure que cet ancien aspect se modifie ; et finalement, la spontanéité parfaite du nouveau mode d'activité et le plaisir qui l'accompagne.
Un autre moyen d'activer la croissance du corps mental, c'est la pratique de la concentration. La concentration est l'art de fixer l'attention sur un point et de l'y maintenir fermement, sans lui permettre d'aller à la dérive ou d'être détournée de son objet. Nous devrions nous entrainer à la réflexion soutenue et consécutive, évitant de laisser courir notre pensée d'un objet à un autre, évitant surtout de disperser nos énergies mentales sur une multitude de sujets insignifiants. C'est un bon exercice que de suivre un raisonnement continu où chaque pensée procède naturellement de celle qui l'a précédée. Par là nous développons en notre intellect les qualités de séquence rigoureuse qui rendent notre pensée essentiellement rationnelle. Quand le mental fonctionne avec un ordre rigoureux et méthodique dans la succession des pensées, il acquiert des forces nouvelles qui en font un digne instrument pour le travail actif du "Soi" dans le monde mental. Une fois développé, ce pouvoir de concentration et de séquence dans la pensée se manifestera par l'aspect plus nettement délimité du corps mental, par sa croissance [102] rapide, par la fermeté et l'équilibre de ses facultés, chaque effort étant désormais amplement compensé par le progrès qui en résulte.

 

B. LE CORPS CAUSAL


Passons à l'étude du deuxième corps mental, que nous désignons par son nom distinctif : "corps causal". Cette appellation est motivée par le fait que dans ce corps résident toutes les causes dont les effets sont manifestés sur les plans inférieurs. C'est ici le "corps du Manas", l'aspect "forme" de l'Individu, de l'Homme véritable. Le corps causal est le réceptacle, le grenier où s'accumulent pour l'éternité les trésors de l'Homme ; il se développe à mesure que la nature inférieure lui transmet, de plus en plus abondants, les matériaux susceptibles d'entrer dans sa structure. C'est dans le corps causal que sont assimilés tous les résultats durables de l'activité humaine ; c'est en lui que sont emmagasinés, pour être transmis à l'incarnation suivante, les germes de toutes les qualités. Les manifestations inférieures, étudiées jusqu'ici, dépendent donc entièrement de la croissance et du développement de cet Homme véritable "pour qui l'heure fatale ne sonne jamais".
Le corps causal, avons-nous dit plus haut, est l'aspect "forme" de l'Individu. Nous occupant ici du seul cycle actuel de l'humanité, nous pouvons dire, que, jusqu'à son apparition, il n'y a [103] point d'Homme. Les tabernacles physique et éthérique peuvent exister déjà, attendant sa venue ; les passions, les émotions, les appétits peuvent être rassemblés, pour former sa nature Kâmique, dans le corps astral. Mais il n'y a point d'Homme tant que n'est pas parfaite la croissance de l'être à travers les plans physique et astral, et tant que la substance du plan mental n'a pas commencé à se manifester dans les véhicules inférieurs évolués. Lorsque, par la puissance du "Soi" préparant sa propre demeure, la matière du corps mental commence lentement à se manifester, il se produit une descente, un épanchement du vaste océan d'Atmâ Buddhi, de l'Esprit qui plane éternellement à la surface de l'évolution humaine. Ce courant descendant, si je puis m'exprimer ainsi, vient à la rencontre du courant ascendant de substance mentale évoluante, qu'il féconde. À ce point de jonction, le corps causal, l'Individu prend naissance.
Ceux dont la vue pénètre ces régions sublimes nous disent que cet aspect "forme" de l'Homme véritable est alors semblable à un voile sphérique ténu, d'essence subtile, à peine perceptible, délimitant la sphère individuelle de l'être séparé. Ce voile délicat, incolore, de fine matière, est le corps qui perdure à travers toute l'évolution humaine, [104] le fil qui soutient et relie toutes les vies, le "Sutrâtmâ" réincarnateur, le "Soi-fil" 14. Il est le réceptacle de tout ce qui est d'accord avec la Loi, de tout attribut noble, harmonieux et, par suite, durable. C'est en lui que se marque la croissance de l'Homme, le degré d'évolution atteint. Toute pensée grande et noble, toute émotion pure et sublime, monte jusqu'à lui pour être assimilée en sa propre substance.
Considérons la vie d'un homme ordinaire et voyons ce qu'elle fournit en fait d'éléments propres à entrer dans la construction du corps causal. Ce dernier, nous nous l'imaginons semblable à un globe mince, à un voile ténu et délicat ; il doit être renforcé, il doit revêtir des couleurs splendides ; plein de vie, rayonnant, glorieux, il s'épanouira avec la croissance et l'évolution de l'Homme.

14 De Sutra, fil, et Atmâ, âme, ou "Soi". Prononcez : Soutra. – De même pour tous les noms sanscrits employés : u se prononce ou.

Or, ce dernier, au début de son histoire, ne fait guère preuve de qualités mentales ; au contraire, ses passions, ses appétits sont sa manifestation dominante ; les sensations qu'il perçoit et qu'il recherche lui paraissent seules désirables.
Pour figer les idées, nous pourrons imaginer le corps causal de l'Homme projetant, dans les régions inférieures de son propre plan, une petite [105] portion de la substance délicate qui le compose, un appendice autour duquel le corps mental se forme. Ce dernier se prolonge à son tour vers le plan astral et reste en contact avec le corps astral ainsi formé, de sorte qu'un lien est établi, un pont est jeté sur lequel passe tout ce qui peut y passer. Par ce pont, l'Homme envoie ses pensées vers le monde des sensations, des passions, de la vie animale, et les pensées se mélangent à ces passions, à ces émotions animales. Ainsi, le corps mental s'enchevêtre avec le corps astral, et, quand vient la mort, il est difficile de les séparer l'un de l'autre.
Mais, si l'Homme, pendant sa vie dans ces régions inférieures, émet une pensée désintéressée, une pensée secourable envers un être aimé, s'il fait un sacrifice quelconque pour rendre service, il a dès lors fait oeuvre durable ; sa création est viable, car il a mis en elle la nature du monde supérieur. Elle pourra remonter jusqu'au corps causal et être assimilée en sa substance, qu'elle embellira, lui donnant peut-être sa première nuance de couleur vive. La vie entière de l'Homme peu évolué ne produira sans doute qu'un petit nombre de ces résultats durables, propres à nourrir le corps causal. La croissance de ce corps est donc très lente, car tout le reste de la vie n'y contribue point.
Quant aux mauvaises tendances, leurs germes passent à l'état latent lorsque le corps astral, qui [106] les a hébergées et entretenues de sa substance, est dispersé dans le monde astral. Ramenés à l'intérieur dans le corps mental, ces germes demeurent cachés, inertes, faute de moyens d'expression dans le monde dévachanique. Lorsque le corps mental périt à son tour, ces germes sont attirés dans le corps causal et y restent, toujours latents, dans un état d'animation suspendue. Lorsque enfin l'Égo, à son retour vers la vie terrestre, atteint le monde astral, ils sont revivifiés et projetés en manifestation, et ils apparaissent dans l'enfant sous forme d'innéités mauvaises. Ainsi le corps causal peut être considéré comme le réceptacle du Mal comme du Bien, puisqu'il est tout ce qui reste de l'Homme après la dispersion des véhicules inférieurs. Remarquons, toutefois, que le Bien est assimilé en sa texture et aide à sa croissance, tandis que le Mal (sauf
le cas exceptionnel que nous allons mentionner) n'y subsiste qu'à l'état germinal.
Il n'en est pas de même lorsque l'Homme consacre à l'accomplissement du Mal la puissance de sa pensée : le tort fait au corps causal est autrement grave, alors, que la simple mise en réserve des germes du péché et du chagrin futurs. Non seulement la dépravation ne contribue en rien à la croissance de l'Homme véritable, mais, lorsqu'elle est subtile et persistante, elle entraine et compromet, si je puis m'exprimer ainsi, une portion de l'Individualité elle-même. [107] Le vice continuel, la constante recherche du Mal, aboutissent à un tel enchevêtrement du mental avec l'astral, qu'après la mort, Manas ne peut se libérer entièrement, et qu'une partie de sa propre substance est arrachée, perdue pour l'Individu, et finalement dissipée, restituée au Mental universel lors de la dispersion de l'enveloppe astrale. Le voile sphérique léger, semblable à une bulle de savon, auquel nous comparions tantôt le corps causal, peut donc être aminci, affaibli par une existence dépravée ; non seulement sa croissance est retardée, mais sa constitution même est altérée, en sorte que ses fonctions d'assimilation sont rendues plus pénibles. Sa capacité de croitre, en un mot, parait être affectée, stérilisée, atrophiée jusqu'à un certain point. Dans la majorité des cas, le tort fait au corps causal ne va pas plus loin.
Mais, lorsque l'Égo est devenu puissant en intelligence et en volonté, sans croitre simultanément en désintéressement et en amour ; lorsqu'il se contracte autour de son centre séparé, au lieu de s'épanouir par la croissance ; lorsqu'il s'entoure d'une muraille d'égoïsme, et qu'au lieu de consacrer ses puissances au service de l'Universel, il les emploie à satisfaire l'ambition du "moi" séparé ; alors surgit la possibilité d'un mal plus terrible et plus profond, possibilité à laquelle font allusion tant de traditions sacrées. Alors il peut se faire que l'Égo se mette consciemment [108] en travers de la Loi, et qu'il combatte délibérément l'Évolution. Travaillé par les vibrations de l'intellect et de la volonté, par les activités du plan mental exclusivement orientées vers un but égoïste, le corps causal lui-même commence dès lors à revêtir les teintes sombres qui sont l'indice de la contraction ; il perd cette splendeur rayonnante qui était son attribut caractéristique. Une telle calamité ne peut survenir pour l'Égo médiocrement développé, ni comme conséquence de fautes passionnelles ou mentales ordinaires. Pour produire une perturbation aussi profonde, l'Individualité doit être hautement évoluée, et ses énergies doivent être puissantes sur le plan mânasique. C'est pourquoi l'ambition, l'orgueil et l'emploi égoïste des puissances intellectuelles sont des vices infiniment plus dangereux, plus mortels dans leurs conséquences, que les fautes grossières et palpables de la nature inférieure. C'est pourquoi le "Pharisien" est souvent plus loin du "Royaume de Dieu" que le "publicain et le pécheur". Selon cette voie se développe le "mage noir", l'homme qui subjugue ses passions et ses désirs, qui développe sa volonté et les puissances supérieures de son intelligence, non pour les offrir joyeusement à l'Universel, non pour venir en aide à l'évolution du Tout, mais afin de saisir ce qu'il pourra accaparer au profit de son "moi" séparé, afin de garder tout pour soi sans rien partager. [109] De tels hommes travaillent à maintenir la séparation contre l'unification, ils contribuent à retarder l'évolution, au lieu de la hâter ; la vibration de leur être est, dès lors, en discordance avec l'Harmonie Universelle, c'est pourquoi ils sont menacés du déchirement de l'Égo, calamité qui implique la perte de tous les résultats acquis par l'évolution.
Quoi qu'il en soit, nous tous, qui commençons à comprendre ce qu'est le corps causal, nous pouvons considérer son développement comme l'objet même de notre existence ; nous pouvons nous efforcer de penser toujours avec désintéressement, afin de contribuer à sa croissance et à son activité. À travers les vies et les âges, cette évolution de l'Individu se poursuit, et en hâtant sa croissance par nos efforts conscients, nous oeuvrons en harmonie avec la Volonté Divine, et nous accomplissons la tâche qui nous est dévolue ici-bas. Le Bien, une fois tissé dans l'étoffe de ce corps causal, n'est jamais perdu : aucune parcelle ne peut en être distraite, car c'est ici l'Homme réel, qui vit à tout jamais.
Nous voyons donc que le Mal, quelque puissant qu'il puisse sembler momentanément, porte en lui-même le germe de sa propre destruction, tandis que le Bien a toujours en lui le germe de l'immortalité. Le secret de cette différence git en ce fait, que le Mal est toujours disharmonique, qu'il se met en opposition avec la Loi cosmique ; [110] c'est pourquoi il est condamné, tôt ou tard, à être brisé par cette Loi, à être écrasé, réduit en poussière par l'irrésistible courant de l'Évolution. Tout ce qui est Bien, par contre, s'harmonisant avec la Loi, est soulevé, transporté par elle et devient partie intégrante du courant universel, de ce "je ne sais quoi qui, en dehors de nous-mêmes, tend vers la perfection". C'est pourquoi le Bien est impérissable, indestructible. Ici repose non seulement l'espoir de l'homme, mais la certitude de son triomphe final. Quelque lente que soit sa croissance, elle est là ; quelque long que soit son chemin, il a une fin. L'Individualité qui est notre "Soi" évolue et ne peut plus désormais être entièrement détruite ; si même, par notre maladresse, nous rendons sa croissance plus lente qu'elle ne devrait être, il n'en subsiste pas moins que tout ce par quoi nous y contribuons, quelque infimes que soient nos efforts, perdure en elle à tout jamais et constitue notre héritage pour les siècles à venir.