UNION

LES ENSEIGNEMENTS DES MAITRES DE LA HIERARCHIE

LA CONSTRUCTION DE L'UNIVERS — YOGA — SYMBOLISME Par Annie BESANT -1893

III — LE SYMBOLISME

III — LE SYMBOLISME


Le symbolisme peut être considéré comme la langue universelle des religions. Il faut entendre par là qu'en présentant certaines formes extérieures à des personnes versées dans cette langue on évoque aussitôt à leur esprit certaines idées déterminées ; de même que l'on peut avoir une langue idéographique lisible pour chaque individu dans son propre idiome ; de même que le nombre, qui en arithmétique représente une idée définie, diffère suivant le langage employé lorsqu'il est traduit en mots. Ainsi, à toutes les époques, les hommes qui ont étudié les religions ont eu un langage commun grâce auquel ils pouvaient communiquer entre eux quel que fût le pays ou la religion de celui qui voyait un symbole, il comprenait aussitôt le sens du signe que lui transmettaient ses frères Initiés, et ce signe était pour lui aussi clair que s'il avait été écrit dans sa propre langue.
Il ne peut y avoir de plus grande preuve de l'unité fondamentale des religions que l'identité de leurs symboles. Lorsque dans un temple indou, vous rencontrez les mêmes symboles que parmi les ruines les plus antiques de l'extrême Occident ; lorsque vous voyez dans les cathédrales et les [118] églises chrétiennes d'aujourd'hui les mêmes symboles que dans les ruines et les temples de l'Orient ; lorsqu'en Asie, en Amérique, en Europe et jusque dans les iles de l'Océan Pacifique vous retrouvez toujours les mêmes symbole, vous êtes obligés de reconnaitre que les peuples qui les employèrent possédaient les mêmes connaissances, les représentaient de la même manière, gardaient la même vérité et révéraient la même idée.
L'étude du symbolisme nous permet de puiser dans le passé les connaissances aujourd'hui perdues. Nous pouvons recueillir ainsi quelque grande vérité capable de renforcer notre pensée, et reconnaitre, sous le voile symbolique des anciennes Écritures, la vérité que nous avons reçue par une autre voie. Dans les livres anciens, écrits par de Grands Sages, de Divins Instructeurs, nous pouvons découvrir les secrets de la connaissance Spirituelle mis à l'abri des révolutions, des hasards de la vie, et mis à la portée de tout homme arrivé à un degré d'évolution spirituelle qui lui permette d'en profiter. Ce qui a ainsi traversé les âges d'obscurité peut reparaitre et illuminer le monde.
Le symbolisme nous est d'autant plus utile que nous sommes aujourd'hui dans le Kali-Yugà, cycle d'obscurité pendant lequel la spiritualité est à sa période la plus inférieure, période caractérisée par le triomphe des puissances de ténèbres et par l'obscurcissement dans l'homme de cette vue intérieure qui, à des époques plus fortunées, redeviendra l'intuition claire. [119]
À l'approche de ce cycle il devint nécessaire pour les Sages de conserver la vérité pour les générations futures, en la voilant sous des fables et des allégories qui furent considérées comme des mythes, et sous les formes extérieures des cérémonies en usage. Or de loin en loin apparait un être qui sait retrouver la vérité spirituelle cachée au fond de ces symboles et de ces cérémonies, qui en la faisant jaillir au grand jour, renforce la croyance humaine dans les réalités spirituelles, et affirme de nouveau, au milieu des ténèbres, la lumière d'une époque plus heureuse. Car le symbole n'aide pas seulement la vérité à franchir les âges, il est encore un témoin constant de l'existence de cette vérité. Il peut servir parfois à la voiler, mais parfois aussi à la dévoiler, à rétablir la foi de l'homme en elle. L'oeuvre spéciale accomplie aujourd'hui par la Société Théosophique est dirigée par les Divins Instructeurs qui créèrent les symboles et les confièrent aux différentes religions du monde. Il faut que de loin en loin, lorsque la vérité s'obscurcit et que la foi décline, un Instructeur vienne expliquer les symboles ; c'est ce qui se passe actuellement ; alors la clarté de l'explication s'impose, d'elle-même, à l'attention des hommes ; ils se rendent à l'évidence de la vérité extraite en quelque sorte de sa retraite profonde ; la croyance renait et la foi relève la tête, parce que le symbole une fois dévoilé, sa réalité éclate : les hommes reconnaissent la vérité anciennement cachée et se pénètrent de cette lumière nouvellement dévoilée. [120]
La valeur du symbolisme ne consiste pas seulement en ce qu'il conserve la vérité et la donne à ceux qui en sont dignes, mais aussi en ce qu'il imprime sur le monde la réalité Persistante de la vérité spirituelle. C'est pour ce motif que plusieurs d'entre nous attachent tant d'importance à la conservation des cérémonies lors même qu'elles ne sont pas comprises. Je sais qu'à l'esprit de certains cela semble être de la folie, de la superstition et même un obstacle au progrès. Ils ne se placent qu'au point de vue de l'obstacle et ne comprennent pas la valeur que représente ce soi-disant obstacle.
Voici par exemple un monument, témoignage d'un peuple de l'histoire ancienne ; l'on veut faire passer un chemin de fer au travers, prétendant qu'il est nécessaire que la voie aille directement de tel à tel autre point et qu'il vaut mieux enlever cet obstacle, afin d'économiser aux voyageurs les dix minutes qu'ils perdraient à le contourner. Mais ne serait-il pas préférable de sacrifier ces dix minutes, d'un temps que l'on gaspille si facilement, plutôt que de détruire un monument témoignant de faits qui, sans lui, disparaitraient de la mémoire humaine ? Il en est de même pour les cérémonies dont la signification est aujourd'hui perdue pour les hommes ordinaires, mais non pour les Sages, et qui retrouveront tout leur pouvoir lorsque la vérité qu'elle voile sera de nouveau révélée. Si les cérémonies de l'Indouisme avaient entièrement disparu de l'Inde, où pourrions-nous puiser des arguments pour affirmer de nouveau la vérité spirituelle au peuple indien ? Nos connaissances nous [121] permettent de justifier les anciens enseignements, d'autant plus facilement que les cérémonies et les symboles ont été mieux conservés ; mais sans eux il nous serait absolument impossible de toucher le coeur et l'esprit des foules.
Laissez-moi, à titre d'exemple, vous parler d'un symbole vraiment universel, car on le retrouve dans toutes les religions sous des formes très peu différentes. C'est le symbole si connu de la Croix, généralement rattaché aujourd'hui à une religion toute moderne, au point que vous-mêmes avez peut-être fini par le confondre avec elle. Cependant, c'est le plus ancien de tous les symboles et il nous vient des temps préhistoriques les plus lointains. À quelque profondeur que vous creusiez la terre, quelle que soit l'antiquité des ruines que vous veniez à découvrir, en Amérique, en Europe, en Asie et en Afrique, partout vous retrouverez la Croix. On l'a découverte en Europe au milieu des ruines de civilisations disparues, bien avant cette civilisation romaine qui a duré elle-même pendant des siècles avant de tomber en ruines.
Franchissons les millénaires écoulés, creusons plus profondément sous ces reliques de la décadence, jusque dans les ruines, plus anciennes encore d'une civilisation qui n'a laissé d'autre trace que ces témoignages profondément enfouis, nous y trouverons encore la Croix gravée sur de la poterie qui a survécu aux ossements mêmes de ceux qui l'ont fabriquée ; cette poterie, trouvée auprès de petits amas qui tombèrent en poussière dès que la tombe fut ouverte, portait gravé sur ses flancs [122] le symbole de la Croix ; sa place à côté du mort en indique clairement la signification sacrée. Remontez aussi loin qu'il vous plaira parmi les antiquités de l'Inde, le pays le plus ancien en ce qui concerne la cinquième Race – et partout vous rencontrerez ce symbole. Dans les écritures les plus anciennes, vous trouverez la Croix entourée du cercle, qui, dans les périodes récentes, représente l'horizon et dans les périodes plus anciennes représente Vishnou ou le Temps. Le cercle symbolise le temps sans limite et dans son sein la croix sur laquelle s'étendent tous les Dieux, tous les Rishis, les Soleils, les Etoiles, tout ce qui existe dans l'univers manifesté.
Remontez au-delà même de la cinquième Race, à ces époques dont personne, sauf les Initiés, n'a gardé le souvenir, vous trouverez çà et là des pierres gigantesques dont Eux seuls pourront vous expliquer le sens et sur ces rochers vous verrez encore la croix profondément gravée. Remontez toujours, jusqu'à la quatrième Race, engloutie par une terrible catastrophe, et dont il ne resta que la semence d'où devait sortir la cinquième, vous rencontrerez toujours le même symbole, aussi sacré pour l'une que pour l'autre.
Nous pouvons donc considérer la Croix comme un symbole universel, et nous ne devrions pas le laisser usurper par la dernière venue et la plus moderne des religions, comme s'il n'avait jamais appartenu qu'à elle seule. Ce symbole est souvent imprimé sur la poitrine des Initiés, il appartient aux mystères religieux les plus profonds et les [123] plus sacrés, et ne saurait être considéré comme la propriété particulière de la plus récente et la plus exotérique des croyances.
Voyons ce qu'est en somme la Croix. Dans les annales les plus anciennes on la trouve toujours entourée du cercle, mais plus tard, ce cercle disparut et la croix perdit alors sa plus sublime signification. C'est toujours dans l'Esprit qu'un symbole possède son sens le plus élevé ; de la sphère spirituelle il descend ensuite dans la manifestation et trouve une seconde explication dans les astres, qui sont les formes extérieures des grandes Intelligences par lesquelles se meut le Cosmos ; puis il tombe plus bas encore et arrive à l'homme ; alors il est dégradé dans son dernier sens phallique, pollué par la pensée impure que l'esprit de l'homme laisse tomber sur lui.
Dans sa première signification le cercle représente l'Existence sans limites qui en se manifestant se circonscrit elle-même. On nous enseigne qu'il y a d'abord un cercle de lumière entouré par des ténèbres sans limites et ce cercle est le commencement du Cosmos manifesté. Nous avons vu, en étudiant la lumière, qu'elle est en premier lieu sans forme, puis vient la forme, l'aspect visible de la manifestation ; et le cercle, dans son premier sens, représente cette manifestation, c'est-à-dire la limitation, le commencement des choses.
La Croix qui, dans la phase suivante, divise le cercle, est ce feu qui rayonnant du centre à la circonférence forme deux diamètres, produit la vie active dans le cercle de l'Univers et rend [124] possible l'évolution qui doit peu à peu procéder du centre. Le premier bras de la Croix est tracé, d'abord horizontalement dans les deux directions, du centre à la circonférence, par la lumière du Logos, cette Lumière du Logos que j'ai représentée comme une dualité, comme Feu et Eau, c'est-à-dire Esprit et Matière, sortant elle-même du Centre qui est le Logos non manifesté ; ce rayon s'avançant jusqu'à la circonférence divise d'abord le cercle en deux parties, puis en quatre. C'est cette ligne de lumière qui s'élançant du point central dans quatre directions trace la première Croix en manifestation, le symbole de la division entre l'Esprit et la Matière 20. Si nous allons plus loin, après avoir reconnu cette division en Esprit et Matière, nous voyons la génération du Cosmos symbolisée par la révolution de la Croix ; celle-ci n'est plus composée seulement de deux lignes droites, mais à chaque bras reste attachée une partie du cercle de la manifestation ; c'est alors la svastika antique, qui suggère non seulement l'idée de division mais aussi l'idée de révolution. Les bras repliés de la svastika impliquent l'idée du cercle aussi bien que celle de la Croix, non plus du cercle ferme et immuable, mais du cercle qui tourne et qui devient ainsi une force génératrice de vie.
Le symbole des aranis – les bâtons de feu – est étroitement lié au précédent ; C'est d'abord une [125] alvéole qui remplace le cercle, puis la tige verticale que fait mouvoir une corde horizontale formant ainsi une croix, et qui tournant rapidement dans l'alvéole engendre le feu sacré et donne naissance à Agni, le Dieu du Feu, l'image de cette vie grâce à laquelle seul l'Univers peut apparaitre. Vous avez donc non seulement le cercle, non seulement la tige verticale qui représente la moitié de la Croix, mais aussi la corde qui complète la Croix et engendre la révolution. C'est l'image complète du second Logos par la division duquel la manifestation ultérieure devient possible. Ensuite vient la chaleur produite par la révolution – sur laquelle j'ai déjà attiré votre attention comme étant le résultat de cette action du feu ; – lorsque le simple rayonnement de la lumière se change en feu alors nait le Dieu Feu, sans l'influence génératrice duquel aucune manifestation ne peut se produire.

20 L'étudiant habitué à la méditation pourra analyser le point et la ligne, la croix et la svastika, dans leur rapport avec les trois Logoï.

Vous pouvez poursuivre cette image de plus en plus loin, avec de légers changements de forme extérieure, partout vous y trouverez le symbole du Dieu manifesté, puissance essentiellement créatrice et productrice dans l'univers en son sens le plus élevé. Dans sa plus haute signification, cette image est celle de Dieu qui engendre le Cosmos ; au sens le plus inférieur elle représente l'organe de reproduction et donne trop souvent lieu à des formes dégradées du culte exotérique. Le matérialiste borné, s'attachant à cette signification impure, ne saisit que le sens phallique qui est le degré le plus bas de la descente dans la matière ; il en ignore [126] le sens le plus élevé qui commence avec le Logos lui-même lorsqu'il se manifeste dans le monde de la forme.
En cherchant ainsi la Croix nous la trouvons encore sur les sculptures anciennes, dans la main des dieux, avec des formes très peu différentes suivant le type adopté par les peuples dans leur religion. Nous voyons ici un autre avantage du langage symbolique, puisque la forme particulière assignée au symbole par la religion de chaque peuple nous permet de nous rendre compte du degré d'évolution auquel cette religion était parvenue. Prenons par exemple la religion égyptienne : la croix et le cercle y ont changé d'aspect. Nous n'y rencontrons plus cette croix inscrite dans le cercle du temps, avec ses deux bras égaux : elle est maintenant remplacée par la lettre T, et le cercle, devenu extérieur, repose sur le sommet du Tau, le cercle ne représente plus le Temps mais le principe féminin. Sur les fresques des pyramides, vous verrez placé dans la main des dieux ce symbole de la vie humaine ; quand vient l'instant où l'âme doit ressusciter la momie étendue et inerte, le dieu s'approche et touche ses lèvres avec cette Croix de Vie formée du Tau et du cercle. La momie retrouve son âme, le corps ressuscite, et une nouvelle vie lui devient possible.
Au lieu de nous adresser à la religion égyptienne des temps postérieurs, où ce symbole est déchu de sa haute signification, cherchons-le entre les mains de l'un des dieux indous, et nous lui trouverons un sens infiniment plus beau et plus [127] subtil. Prenons l'image de Shiva, Mahadéva, telle que nous la trouvons parfois dans les temples, représentant le grand Yoguî, le grand Ascète, qui, par la méditation, a consumé tout ce qui atteint à la nature inférieure et qui, après la disparition de tout le reste, a subsisté seulement comme Feu. Le Malta-Yoguî tient entre le pouce et les doigts, dans sa main levée, une corde qui affecte la forme d'un ovale et non pas d'un cercle ; cet ovale s'élève au-dessus de la main, et celle-ci forme l'image de la croix sur laquelle l'ovale est placé. Que peut être, dans la main du grand Yoguî, patron de tous les ascètes, le sens de ce symbole, qui dans la littérature moderne a été pris pour le symbole producteur, le symbole de la vie ? Le Yoguî ne s'est-il donc pas détourné de cette activité créatrice, lui qui est souvent représenté par le Koumâra-vierge, qui a refusé de créer et qui n'a rien de commun avec la manifestation physique ? Mais ce symbole a un sens plus élevé. L'ovale dans la main du grand ascète ne doit plus désormais rappeler à l'esprit versé dans le symbolisme le sens qu'on y a attaché récemment ; il représente le troisième oeil de l'Esprit, ouvert par Tapas (la méditation religieuse) dans le cerveau de l'ascète lorsqu'il a atteint un certain degré et que les forces inférieures sont dominées pour toujours. La main qui forme la croix est le symbole du crucifiement des passions de la nature inférieure, seul moyen grâce auquel le Yoguî puisse atteindre la vie spirituelle ; le Dieu qui est le Grand Yoguî a sa main levée dans cette position pour montrer que toute passion a été crucifiée et que [128] par ce crucifiement de la nature inférieure l'accès du plan supérieur est devenu possible.
La Croix fournit ainsi le moyen d'ouvrir la porte par laquelle peut jaillir la lumière de l'Esprit, puis vient le développement du troisième oeil, l'oeil de Shiva, terme familier à tout Indou, mais qui n'a peut-être pas toujours été parfaitement compris. Et comment ce troisième oeil s'est-il développé ? Rappelez-vous cette ancienne histoire : tandis que Shiva était en méditation, le dieu de l'amour essaya de lui décocher ses traits ; mais le front de Shiva s'ouvrit et du troisième oeil jaillit un rayon de lumière qui réduisit en cendres le tentateur. Car lorsque cet oeil est ouvert aucune passion inférieure ne peut plus approcher l'ascète. À l'avenir, chaque fois que vous entrerez dans le temple du grand Dieu et que vous le verrez sous les traits du Mayâ-Yoguî, regardez la corde et tâchez d'en comprendre le sens profond.
Vous pouvez faire un pas de plus et vous assimiler l'enseignement qu'il comporte ; c'est qu'il existe dans l'homme un pouvoir qui peut être tourné vers la vie inférieure pour créer de nouvelles formes ou vers la vie supérieure pour la faire évoluer spirituellement dans l'homme, mais qui ne peut être appliqué aux deux à la fois ; c'est pourquoi le célibat est nécessaire à l'ascète, car la chasteté seule permet de développer le troisième oeil. Par conséquent l'idée d'ascétisme impliqua toujours l'idée de pureté physique absolue. On peut diriger le courant de la vie en haut vers l'Esprit, et [129] en bas vers la matière, mais dans ce dernier cas on ne peut en même temps l'élever vers les énergies créatrices plus puissantes de la sphère spirituelle. Or lorsque Shiva élève la Croix et la corde qui symbolisent le développement du troisième oeil, cela signifie que la vie a été concentrée dans la tête, que le troisième oeil de l'ascète est ouvert et que cette concentration au pôle supérieur assure le triomphe de l'Esprit. La tendance à redescendre vers la Matière n'existe plus désormais ; la victoire de l'Esprit est achevée.
Cherchons maintenant le sens d'un autre symbole dans lequel la matière et l'Esprit sont représentés, non plus comme séparés, mais bien comme étant réunis. Il n'est plus question de la croix et de l'ovale, mais nous avons ici un double triangle entrelacé montrant que les deux principes sont inséparables et nous représentent l'univers manifesté par la réunion de l'esprit et de la matière dans toutes les possibilités de la vie phénoménale. Le triangle dont la pointe est en haut symbolise le feu ou l'esprit, celui dont la pointe est en bas représente l'eau ou la matière et l'union des deux est indissoluble, c'est-à-dire que la réunion de l'esprit et de la matière produit l'univers manifesté, et en réalité cette union persiste aussi longtemps que dure la manifestation.
On rencontre ce double triangle dans le symbole de deux des Divinités indoues, Shiva et Vishnou, considérées alors comme les deux aspects de l'Un. L'aspect supérieur est celui de Mahâdéva, qui est le Feu ; l'autre, se mouvant sur les eaux, [130] c'est Nârâyana qui est symbolisé par le triangle avec la pointe en bas ; c'est la Divinité évoluant la matière, rendant ainsi la manifestation phénoménale possible. C'est encore le symbole de la dualité dans lequel les deux Dieux sont représentés comme un dans leur essence, et deux seulement dans leur manifestation – feu et eau, positif et négatif, mâle et femelle. Ceci peut éclaircir les données un peu obscures des Écritures sur la relation profonde qui existe entre les deux grands Dieux de la Religion indoue.
À ce propos, vous pourriez aussi vous rappeler une histoire bien faite pour extirper toute animosité entre les sectes, relativement modernes, qui considèrent les noms des Dieux comme des sujets de division, au lieu d'y puiser des forces d'union. Un adorateur de Shiva nourrissait une haine amère contre un de ses voisins adorateur de Vishnou, et pratiquait son culte non pas dans un esprit sincèrement religieux, mais par esprit d'opposition contre celui qui servait un Dieu différent du sien. Or un jour qu'il se prosternait devant Mahâdéva, le coeur rempli de fiel contre le fidèle de Vishnou, voici que l'image qu'il avait devant lui changea d'aspect, et, se divisant en deux parties, présenta à ses regards étonnés d'un côté la forme de Mahâdéva et de l'autre celle de Vishnou, qui souriaient ensemble à leur adorateur. Si cette histoire était bien comprise aujourd'hui, nous ne verrions plus de lutte entre les sectes qui adorent un même Dieu sous différents aspects, et dont les partisans devraient se considérer comme [131] frères et bannir entre eux tout sujet d'animosité. C'est donc en étudiant les symboles que nous arrivons à découvrir en eux le Divin et à comprendre plus clairement ce qui est caché sous la forme extérieure.
Suivant toujours la même idée, j'arrive à un symbole plus concret, que je choisis tel à dessein, afin de le suivre dans son évolution et de vous montrer comment l'idée abstraite qui convient mieux à l'esprit hautement développé, émerge graduellement d'un symbole plus concret, nécessaire si l'on veut rendre la religion intelligible à ceux qui ne possèdent pas la connaissance. Permettez-moi ici de faire une digression ayant trait aux controverses qui déchirent l'Inde actuellement.
Il n'y a pas en Occident d'attaque plus commune contre l'Inde que ce reproche d'idolâtrie fait par des personnes qui, ayant voyagé dans ce pays, ont vu des idoles et des cérémonies consacrées à ces idoles, mais ne les ont jamais comprises et n'ont même jamais cherché à les comprendre en questionnant ceux qui les pratiquaient. Ne regardant que la forme extérieure à travers leurs préjugés et leurs sentiments, ces voyageurs, de retour chez eux, traitent les pauvres Indiens de païens adonnés à l'idolâtrie, auxquels il serait nécessaire d'enseigner une religion plus spirituelle, afin de les faire sortir de l'avilissement où sont plongés leur esprit et leur coeur. Or ce sujet de l'idolâtrie est très important, car il nous amène à cette question essentielle : doit-il ou ne doit-il pas y avoir des enseignements mis à la portée de [132] l'ignorance ? Comment une religion peut-elle guider les êtres les plus inférieurs et rester en même temps un objet de respect pour les intelligences les plus cultivées et les plus avides de connaissance ? Problème difficile à résoudre, car ce qui est bon pour l'ignorant ne convient nullement au philosophe ou au penseur hautement évolué. Le symbolisme qui aide le premier, arrête le second et si vous prétendez que la religion doit être la même pour tous, vous n'avez plus que deux alternatives : ou il faut la ravaler à la portée de l'intelligence la plus inférieure et du jugement le moins développé, qui autrement en seront exclus, ou bien le philosophe doit descendre lui-même au niveau du laboureur et de l'enfant, et ses aspirations les plus nobles n'auront pas de moyen d'expression plus large que celui de l'être le plus rudimentaire et le moins instruit.
D'un autre côté, si la religion doit servir à quelque chose, il faut nécessairement qu'elle présente des différences, en rapport avec le degré des intelligences auxquelles elle est destinée. Il faudrait donc une religion philosophique pour le philosophe et une enfantine pour l'enfant, non pas qu'en agissant ainsi vous vouliez abaisser la religion, mais afin que vous puissiez élever l'esprit enfant et le diriger vers l'évolution future qui pourra le conduire aux plus hauts sommets de la pensée religieuse.
En Occident on a adopté une méthode différente : on s'est efforcé de faire une religion "assez simple pour qu'un marchand des quatre saisons [133] puisse la comprendre". En Angleterre, les gens qui trainent des voitures dans les rues, pour vendre des légumes, sont considérés en général comme des gens d'intelligence et d'éducation inférieures, correspondant à vos hors-castes. J'ai entendu dire que la Théosophie ne pourrait jamais être utile parce qu'elle n'était pas à la portée des marchands des quatre saisons. Examinons donc ce que l'abaissement du côté intellectuel de la religion a produit sur la pensée religieuse en Europe, Il en est simplement résulté que les personnes intelligentes se sont détournées de la religion ; il y a eu divorce complet entre l'intelligence et la religion, parce que les plus grands esprits se refusaient à accepter plus longtemps une religion qui offensait leurs aspirations les plus élevées, dans laquelle ils ne pouvaient trouver aucun aliment pour leurs sentiments spirituels. Voilà ce qu'il en a couté pour avoir voulu rabaisser l'Idéal divin à la portée de l'esprit le plus ignorant.
Dans l'Inde on a choisi une autre méthode. On a reconnu que les intelligences humaines sont à des stades différents d'évolutions, d'où il résulte que ce qui est vrai pour le laboureur qui travaille ne l'est plus pour le brahmane qui médite. Tous les deux ont cependant des droits dans le monde religieux, car tous deux peuvent vouloir développer plus ou moins leur esprit ; il est donc nécessaire de fournir à chacun d'eux l'aliment qui convient à son progrès. On ne peut pas plus nourrir l'intelligence d'un enfant à l'aide de ce qui convient à un homme qu'on ne peut nourrir son corps [134] avec les aliments nécessaires à un homme fait.
C'est justement cette façon de voir qui est appelée idolâtrie : mais celle-ci n'a pour but que de conserver la spiritualité la plus élevée, au risque d'être mal jugée par ceux qui ne veulent pas pénétrer au-delà du signe extérieur de l'idole. Car l'idole a différentes significations selon l'esprit avec lequel la considère son fidèle. L'idole du paysan peut n'être qu'une forme élémentale devant laquelle il s'incline en lui offrant une goutte d'eau ou une fleur et en agitant une clochette. Pour le brahmane, le culte d'une telle divinité serait dégradant, et cependant elle représente pour ce paysan quelque chose qu'il peut connaitre et adorer ; c'est son acte d'adoration, son amour et sa foi qui en se développant lui ouvriront la voie de la vie spirituelle. Mais si on lui présentait la pensée abstraite du brahmane, il resterait bouche bée sans rien y comprendre et on ne réussirait pas même à faire naitre en lui les premières et les plus faibles vibrations de la vie spirituelle. Laissons-lui donc son idole, seule capable de lui inspirer un sentiment qui pour d'autres serait dégradant, afin que le premier frémissement de la vie spirituelle puisse germer en lui. Ce sentiment sera le commencement de son évolution spirituelle et le conduira, de vie en vie, vers une compréhension de plus en plus élevée de la Divinité, jusqu'au moment où l'Âme, qui a débuté par agiter une clochette devant un élémental, trouvera sa demeure aux pieds de Mahâdéva, et finira par se perdre dans le rayonnement qui s'en échappe sans cesse. [135]
Telles sont les possibilités que réserve l'évolution et que l'on reconnait lorsqu'on a enfin compris que l'Âme se développe à travers de nombreuses vies. Si après une seule existence l'éternité nous réservait ce qu'on appelle le Paradis, il serait nécessaire de tout accomplir à la hâte, car autrement l'Âme arrivant au Ciel se trouverait dans une position absolument incompréhensible Afin de démontrer que l'idolâtrie peut avoir son utilité, permettez-moi de prendre encore une image qui vous est familière : celle de Mahâdéva sur Nandi, son véhicule, le Taureau. Aux jours de fête dans la ville, cette image du Dieu est placée sur son véhicule et promenée à travers les rues. Vue par tant d'hommes à différents degrés d'évolution, elle suggère à chacun une idée différente. Cherchons d'abord les explications que l'on trouve à ce sujet dans le Chhândogyopanishad 21. On y parle de Brahman assis sur le Taureau, mais je préfère la forme plus familière de Mahâdéva sur Nandi. Que peut signifier ceci, au point de vue populaire ? Je cite simplement. Le ciel est symbolisé par le Dieu, et le fidèle théologien ne verra que l'image extérieure du ciel qui se recourbe au-dessus de sa tête, le symbole le plus réel à ses yeux de la grandeur et de l'immensité ; en effet, quel symbole plus expressif que le ciel, renfermant en son sein le soleil, la lune et les étoiles, pour suggérer à l'esprit limité l'idée d'infini, de la vie sans limites [136] qui remplit l'espace ? Si cet homme a été quelque peu instruit du sens des symboles, le Dieu représentera pour lui le ciel immense, et le Taureau sur lequel il est monté sera le symbole du monde ; les quatre pieds du Taureau qui ont chacun un nom spécial lui suggèreront l'idée de la manière dont l'Univers se meut. L'un des pieds sera Agni ou le Feu, le deuxième représentera Vayou ou le Dieu de l'Air, le Grand Souffle du Suprême ; le troisième pied sera le Soleil brillant qui éclaire le monde, et le quatrième représentera les divisions du ciel ou quartiers. Toutes ces choses sont donc suggérées à son esprit et si quelqu'un lui explique l'idée de la sollicitude infinie de la Divinité qui se penche sur le monde manifesté, le soleil, le feu, l'air et les divisions du ciel, ces pieds du Taureau, qui porte le Dieu, lui représenteront tout ce qui supporte et dirige la vie de l'Univers manifesté.

21 Ch. III, section XVIII, 1.

Quelqu'autre cherchera une explication plus subtile et la trouvera : c'est alors ce qu'on nomme le culte intellectuel. Le Dieu sera devenu l'intelligence dans l'homme ; monté sur le véhicule, il représentera l'intelligence qui habite dans le corps. Les pieds du Taureau ne perdront pas leur sens, car le premier sera la parole, le second le souffle, le troisième la vision, et le dernier l'entendement. D'après Sankarâchârya, de même que les quatre pieds du Taureau portent l'animal partout où il veut aller, ainsi l'intelligence atteint les objets par la parole, le souffle, la vision et l'entendement qui amènent le corps et en même temps l'âme en [137] contact avec l'univers matériel extérieur. Ainsi grâce aux pieds du Taureau, aux sens de l'homme, la connaissance que l'âme vient chercher dans la manifestation peut lui être fournie. Tel est le sens philosophique de l'idole qui traverse les rues ; elle vous rappelle l'incarnation de l'Âme.
Il existe encore un sens plus profond que vous ne trouverez pas clairement expliqué, mais que vous pouvez découvrir par vous-mêmes ou que vous reconnaitrez au moins lorsque je vous en donnerai l'explication. Supposons que Mahâdéva représente la Divinité elle-même, l'Esprit que nous cherchons, la manifestation la plus élevée ; appelez-le Brahman, Shiva ou Vishnou, donnez-lui le nom que vous voudrez, mais reconnaissez l'Un, le Tout, l'Indivisible symbolisé par ce nom et sous cette forme d'idole. Que deviendront alors les pieds du Taureau ? Ils représenteront les états de conscience par lesquels l'Âme peut s'élever jusqu'à son seigneur ; chaque pied, l'un après l'autre, suggèrera les états successifs par lesquels l'âme s'approche de plus en plus de l'Esprit universel, jusqu'à ce qu'elle se trouve enfin unie avec Lui. Le premier pied sera l'état de veille dans lequel l'Âme vit et se meut pendant le jour ; le second représentera l'état de Svapna dans lequel l'Âme a fait un second pas vers le Divin ; le troisième l'état de Sushupti où il est fait un pas de plus, et le dernier sera l'état Turîya d'où l'Âme entre enfin dans l'Unité avec Dieu. De sorte qu'à la seule vue du symbole la conception la plus élevée de la philosophie spirituelle se présente à votre [138] esprit. Moi-même qui m'exerce à maintenir mon esprit à ce point de vue élevé, je dois dire avec quelle intensité ce symbole a agi sur ma conscience : lorsque, passant dans le temple de Madura, je vis l'image sculptée du Taureau Sacré, je n'eus pas seulement devant les yeux un taureau sculpté, ce fut une voix me rappelant des enseignements jadis reçus à propos des états de conscience, un souvenir du sentier ardu qui se termine en Dieu.
Vous pouvez donc envisager ce qu'on appelle une idole au point de vue que vous voudrez, mais si vous ne possédez pas la vie spirituelle qui seule permet d'en trouver la signification réelle, vous n'avez pas le droit de railler l'idolâtrie, ni de la trouver vide parce qu'il y a le vide en Vous-même.
Vous pouvez encore prendre les Pourânas, remplis d'un symbolisme compliqué et difficile ; si vous désirez le comprendre, choisissez un de ces sujets, que vous trouverez développé dans la Doctrine Secrète de H.-P. Blavatsky ; la méthode employée pour expliquer et éclairer une seule allégorie vous fournira probablement la clef de bien d'autres mystères. Je ne choisirai qu'un exemple parmi les nombreuses histoires qu'elle a empruntées aux Pourânas. Celle sur laquelle je veux attirer votre attention, mais sans l'expliquer en détail, car vous pourrez la lire vous-même, est celle des Marouts 22, les Dieux du vent, les enfants de Roudra, le Hurleur, mot qui rappelle le bruit et la force du vent manifesté dans sa forme phénoménale. Cela représente [139] tout d'abord dans la Nature le fait que derrière chaque force il y a une intelligence, qu'à chaque phénomène correspond une entité, de telle sorte que dans le sens le plus simple, ces Marouts sont des entités en relation avec certaines formes de la manifestation dans l'univers phénoménal ; et si vous arrivez à les comprendre, eux, leur langage et leurs pouvoirs, les phénomènes qu'ils dirigent seront soumis à votre connaissance. Les Marouts ne sauraient être des objets d'adoration pour un esprit évolué ; aucun Rishi ne voudrait les adorer ; il les commande, car ce sont des puissances qu'il peut diriger par sa propre volonté ; ils n'en sont pas moins des entités réelles ; ils ont leur place marquée dans le Cosmos, parmi les Dévas, qui sont le côté esprit de tous les phénomènes visibles. Si vous perdez de vue cette vérité fondamentale de l'occultisme, si vous ne concevez que le phénomène physique à étudier mais non l'esprit qui le dirige, vous restez aveugles en présence des leçons de la nature, et la matière a remporté sur l'esprit son dernier triomphe, car non seulement elle dérobe l'esprit à la vision physique, mais elle cache même l'Esprit qui est dans l'homme.
Les Marouts sont donc, dans leur sens le plus inférieur, des entités en rapport avec le monde atmosphérique, en relation immédiate avec la production des Vents, et soumis à la volonté entrainée et purifiée de l'homme. Mais dans un autre sens on peut les considérer, non plus comme des entités du Cosmos, mais sous l'aspect des fils de Roudra, de ce Roudra qui est encore Shiva et encore le [140] Mahâ-Yoguî. Quel peut être le sens de ces enfants d'un Yoguî, de ces enfants d'un ascète vierge ? C'est qu'ils sont devenus les passions de sa nature, ils représentent les forces maitrisées par lui, et ce point de vue les transforme en ennemis de l'homme ; ces ennemis, d'abord en lutte avec l'ascète, ces passions enfantées jadis par sa nature inférieure, deviennent, à mesure que le symbolisme s'élève, les enfants de sa nature supérieure ; la volonté purifiée de l'ascète, où résident tous les pouvoirs, les a soumis et peut s'en servir pour agir dans l'univers extérieur. Puis vient le récit des efforts d'Indra pour les détruire : un enfant va naitre qui doit détruire Indra lui-même ; ici Indra, n'est plus que la manifestation inférieure de la nature, le dieu du ciel qui porte la foudre, le symbole du Cosmos manifesté et physique, un simple Marout ; il lance sa foudre contre l'enfant qui le menace, et divise l'embryon en sept, puis en sept fois sept morceaux. Un obstacle inférieur a arrêté le développement supérieur, a métamorphosé en formes viles les forces qui devaient s'épanouir en une volonté développée et purifiée.

22 Doctrine Secrète, II, 631, etc.

Et ainsi, pas à pas, en rapprochant tous les différents symboles que vous trouverez épars dans les Pourânas, cette conception des Marouts vous conduira à des suggestions instructives qui vous guideront dans la transmutation de vos forces inférieures en forces supérieures, dans la transformation de Kâma, le créateur physique, en ce désir qui dans l'Esprit est la source de tout progrès et de toute vie véritable. [141]
Je mentionne ce cas particulier parce que je suppose que le sujet attirera beaucoup d'entre vous, ou tout au moins que certains désireront l'étudier plus à fond. Or si vous voulez vous servir du grand Instructeur qui nous fut envoyé, si vous voulez vous servir d'HPB, et vous en servir comme il faut, c'est-à-dire en étudiant la connaissance qui lui fut donnée pour nous la transmettre, si vous voulez vous en servir comme d'un guide pour approfondir vos connaissances, vous verrez que vous pourrez rendre au monde un service d'une immense valeur. Vous êtes à même d'étudier vos propres Écritures dans leur forme originale, avec une exactitude de compréhension qu'elle ne possédait pas, et de les étudier en sanscrit, dans cette langue des Dieux qu'elle n'avait pas apprise ; vous pouvez, grâce à la lumière qu'elle a mise entre vos mains, découvrir plus d'un sens intérieur et plus d'un enseignement secret ; vous pouvez donner ces renseignements au monde et continuer ainsi le travail qu'elle était destinée à commencer et qu'elle ne devait pas finir. Car Ceux qui l'ont envoyée espéraient que, le mouvement une fois mis en train, de temps à autre il surgirait bien quelques Indous pour saisir la lumière qu'elle portait dans ses mains et pour la porter plus avant, pour faire jaillir de ces anciennes Écritures l'enseignement spirituel qui doit aider le monde. S'il se trouvait ici un seul homme qui se sentît poussé à étudier par lui-même, j'estimerais que la vie de HPB a porté ici son véritable fruit, car sa récompense ne serait réellement [142] acquise que si une impulsion de ce genre était donnée à la vie spirituelle du monde.
Je pourrais encore vous expliquer bien d'autres symboles et bien d'autres choses ; permettez-moi seulement de m'arrêter sur cet objet si simple ; la corde d'un Brâhmane. Que symbolise-t-elle ? Que représente-t-elle ? Elle représente la triple nature de l'homme ; la nature inférieure, la nature moyenne et la nature supérieure ; elle symbolise les trois plans de conscience, les trois conditions d'Atmâ, et de plus elle représente encore le corps, la parole et la pensée. Rappelez-vous toutes ces interprétations et songez à l'importance que devrait y attacher l'homme qui porte ce cordon. Le monde connait bien celui qui le porte, mais pour l'oeil entrainé ce symbole extérieur est sanctifié ou profané suivant qu'il représente une réalité ou un mensonge. D'abord il implique le contrôle du corps, de la parole et de la pensée ; lorsque la corde est nouée, cela signifie que son possesseur est devenu maitre de son corps, de sa parole et de son mental. Elle suggère, à celui qui la voit, l'idée d'un homme en parfaite possession de lui-même, d'un homme qui ne peut être trahi par son corps ni dominé par ses sens ; d'un homme dont la parole ne peut jamais souiller ni blesser l'oreille qui l'écoute, dont la parole mesurée n'est employée que pour exprimer quelque chose d'utile, jamais pour proférer un mot malveillant ; le Brâhmane est l'ami de tous les êtres, sa parole doit toujours aider, mais ne jamais faire de peine.
Cette corde ne symbolise pas seulement la maitrise [143] du corps et de la parole, mais aussi celle de la pensée ; elle indique que le mental est assujetti par le triple cordon et par ses noeuds, qu'il est à la disposition de ce qu'il y a de plus élevé en lui, et peut être employé au service de l'humanité. Car le Brâhmane ne s'appartient pas ; il vit pour les hommes et non pour lui-même. S'il vit pour lui-même, c'est qu'il n'est pas un vrai Brâhmane ; il peut posséder les signes extérieurs de sa caste, il peut porter le triple cordon, prononcer le nom sacré et même obéir aux règles de son ordre, mais tout cela n'est que l'enveloppe extérieure. Il n'est véritablement de la caste des Brâhmanes que s'il ne vit pas pour lui-même mais pour le monde, comme un vrai serviteur spirituel qu'il doit être sur terre. Il est sorti de la bouche de Brahmâ pour être la parole, l'expression de la vie divine parmi les hommes.
Telle est la mission du Brâhmane. Chaque fois que je vois la corde, je me demande si elle représente une réalité ou si elle n'est plus que le souvenir d'une coutume antique devenue le dernier des blasphèmes. Car la chute des choses élevées dans les choses inférieures est la pire des dégradations, c'est la corruption du monde, puisqu'elle empoisonne la vie spirituelle dans l'homme.
Ces paroles peuvent paraitre sévères, cependant elles sont conformes à l'esprit des anciennes Écritures, elles sont moins sévères que les paroles de Manou ou que les écrits du Mahâbhârata ; moins sévères encore que celles que l'on peut lire dans plus d'un Pourâna ; et si elles semblent aujourd'hui, [144] comme j'en ai conscience, une amère ironie, c'est parce que je parle au monde moderne le langage du monde ancien et que le contraste entre la théorie et la pratique est trop frappant.
Cependant puisque la théorie est vraie, je reconnais le fait ; je ne suis qu'une hors-caste parmi vous, et je n'élève aucune prétention ; je n'en ai aucune clans ma condition actuelle ; mais je reconnais officiellement cette caste qui devrait manifester la sainteté du Brâhmane. C'est pourquoi je dis que si l'Inde doit être régénérée, c'est par cette caste qui symbolise son passé et qui pour ce motif possède en elle la promesse de son avenir, quelle que soit sa condition actuelle. Aussi, lorsqu'on me demande d'indiquer des réformes, je réponds : "Laissez-moi vous servir par mes pensées, par mes conseils si vous voulez, mais que la direction reste entre les mains de la caste spirituelle qui a le droit de diriger, de façon que la réforme s'opère sans rien détruire et sans ébranler les bases mêmes sur lesquelles la vie future de ce peuple doit être édifiée."
En vous parlant ainsi, j'ai l'air de vous accuser injustement, car vous n'êtes pas personnellement responsables de la décadence de ce pays ; vous faites partie d'une grande nation dont vous avez partagé le déclin. Mais que puis-je vous dire, Brâhmanes, mes frères ? je devrais vous appeler mes pères, mais je ne le puis, car sur beaucoup de points j'en sais plus long que vous. Moi qui suis une hors-caste et qui devrais m'assoir à vos pieds comme une élève, cela m'est impossible, parce que [145] vous ne possédez pas le savoir qu'un élève a le droit de demander à l'instructeur devant lequel il s'incline.
J'en appelle pourtant à vous, membres de la caste spirituelle, pour que vous releviez cette caste et que vous reconnaissiez sa dégradation actuelle. Si je vous tiens ce langage qui semble être un contraste amer, c'est parce que dans vos mains repose l'avenir spirituel de ce peuple ; bien que toute la nation ait déchu et vous avec elle, cependant en vous réside encore le pouvoir qui doit vous conduire sur le sentier supérieur, et bien que le succès ne puisse résulter que du travail de plusieurs générations, il n'y a pas de raison pour que vous ne commenciez pas dès aujourd'hui. Je sais très bien que vous ne pouvez pas réussir en un jour. Je sais que votre cordon doit rester dérisoire et que plus votre âme aura de noblesse, plus en le portant, vous en ressentirez amèrement l'ironie, comprenant mieux combien est déchue l'idée qu'il représente.
Je ne vous dis pas cela comme un reproche ; quel droit pourrais-je avoir de vous faire des reproches ? Je le dis pour que de temps en temps le désir d'une vie plus haute puisse naitre en vous, car je voudrais faire pénétrer dans vos coeurs, comme un coup de foudre, l'amertume de la dégradation, afin que la pensée d'un relèvement possible puisse luire encore une fois aux yeux des hommes. Je voudrais que chacun de vous sente et reconnaisse cette dégradation, non point pour qu'il rejette la corde sacrée mais pour qu'il commence [146] à purifier sa vie, afin de justifier le droit de la porter ; le moindre commencement d'exécution, même dans les plus petites choses, constituerait le premier pas. Car des existences successives nous sont réservées ; membres d'une caste puissante, incapable aujourd'hui de suivre ses glorieuses traditions, vous avez devant vous de nombreuses vies.
C'est pourquoi je dis : prenons la coupe de notre Karma et portons-la avec courage, comme des êtres forts, sans nous plaindre de sa pesanteur, puisque c'est nous qui l'avons chargée dans le passé ; tout en reconnaissant qu'elle est amère, vidons-la, et que son amertume purifie notre âme, nous donne la force de changer tout ce que nous désirons et de nous changer nous-mêmes, afin de commencer la purification spirituelle du peuple.
Puis lorsque nous renaitrons, et nous renaitrons, promptement, si nous désirons aider le peuple auquel nous appartenons, nous trouverons alors une situation un peu meilleure, et dans cette vie plus heureuse nous pourrons travailler côte à côte ; le contraste qui existe entre le fait de porter la triple corde et sa signification aura disparu, et ainsi, de vie en vie, nous relèverons ce peuple qui est tombé dans notre chute et qui s'élèvera par notre élévation.
Tel est le dernier mot que je vous adresse ; ce n'est pas une parole de reproche, mais de commune tristesse et d'aspiration pour le bien de cette nation indoue. Nous en sommes responsables. [147] Commençons donc l'oeuvre de réforme, et, de génération en génération, nous travaillerons jusqu'à ce que l'Inde se relève peu à peu et reprenne la place qu'elle aurait toujours dû occuper – et qu'elle occupe toujours en vérité – aux pieds des
Grands Dieux. Bien que le monde ne puisse encore constater ce progrès, il s'en apercevra plus tard ; alors la lumière qui rayonne des Pieds de Lotus enveloppera l'Inde, et le monde l'honorera, comprenant qu'elle est en réalité l'Esprit dans le corps de l'humanité.


FIN DU LIVRE