COMMENTAIRES SUR LA BHAGAVAD GITA Par Annie BESANT - 1905

CHAPITRE II — LA GITA COMME TRAITÉ DE YOGA

CHAPITRE II

LA GITA COMME TRAITÉ DE YOGA


Frères,
Quand on étudie un livre aussi compliqué que la Gîtâ dans un aussi court espace de temps que celui dont nous disposons, il est nécessaire de choisir avec soin les points qui devront être traités pour extraire du livre ses pensées centrales, ses leçons essentielles, et donner ainsi un tout synthétique qui puisse rester présent à l'esprit, et dans lequel, par votre propre étude, les divers détails pourront être disposés d'une façon méthodique. Aujourd'hui, la partie du sujet que je me propose de vous présenter est la nature de la Gîtâ dans son essence, comme Traité de Yoga, une Écriture sacrée sur le Yoga. Sous ce titre nous verrons la question de l'activité, la nature de l'activité, sa force d'attachement, la méthode pour échapper à ses liens par le Yoga ; cela nous mènera à un examen de ce que signifie le Yoga et de ce que signifie le Yogî ; et après cela, nous devrons rechercher quels sont les moyens à notre portée permettant d'atteindre le Yoga. Mais je réserverai cette dernière partie pour demain et le jour suivant, et aujourd'hui nous [40] nous occuperons seulement des points que je viens de mentionner : la Gîtâ comme Traité de Yoga, l'activité, sa nature attachante, la méthode de libération par le Yoga, la nature du Yoga, et par conséquent le caractère du Yogî.
En premier lieu il faut que nous réalisions d'une manière bien déterminée que la Bhagavad Gîtâ, dans son essence même, est ce qui est rappelé à la fin de chacun des chapitres, un Traité de Yoga. À moins que nous ne puissions, avec ce livre, apprendre le Yoga, il aura, pour nous, manqué son but.
Ceci posé, cette Écriture du Yoga est donnée par le Seigneur du Yoga Lui-même. Celui qui parle est l'Ishvara du Yoga, le Seigneur du Yoga, et nous lisons, en approchant de la conclusion, lorsque tout a été prononcé, comment celui qui a écouté le dialogue entier dit : "Par la faveur de Vyâsa j'ai entendu ce mystère et le suprême Yoga, du Seigneur du Yoga, Krishna Lui-même, parlant devant mes yeux" (XVIII, 75). De telle sorte que nous avons ici l'enseignement du Yoga par Celui qui est l'Ishvara du Yoga. "Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" (X, 17) tel est le cri d'Arjuna. C'est à Lui comme Yogî qu'il pense, et c'est en réponse à la question :
"Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" que la Forme Divine est révélée, fait très significatif du véritable sens du Yoga, comme nous le verrons un peu plus tard. Et nous trouvons aussi qu'Arjuna pousse plus loin le détail de sa prière : "Parle-moi encore une fois de Ton Yoga" (X, 18).
C'est la chose qu'il recherche afin que l'hésitation et l'illusion puissent disparaitre. "Celui qui connait dans leur essence Ma souveraineté et Mon [41] Yoga, celui-là est harmonisé par le Yoga inébranlable." (X, 7) ; et ainsi la prière du disciple au Seigneur du Yoga est pour qu'il puisse réaliser le sens intérieur du Yoga ; c'est là l'essence même de la Gîtâ. C'est cela que dans la Gîtâ nous devons apprendre.
Mais comment ce Yoga, ou l'enseignement du Yoga, se joint-il à ce qui est l'objet de la Gîtâ, à sa surface même ? Car vous vous rappelez que l'orateur et l'élève se trouvent au milieu du champ de bataille, entre deux armées qui sont sur le point de s'engager dans la mêlée. C'est au moment où "la pluie de flèches est sur le point de tomber" (I, 20) que le désespoir saisit le coeur de l'héroïque Arjuna. Le plan complet de tout ce qui est dit ou fait, sous le revêtement du récit de la Gîtâ, n'a qu'un motif : donner à Arjuna énergie et courage, le pousser à l'action, le contraindre, au besoin, à combattre ; et l'argument est continuellement entremêlé avec ce constant refrain : "Combats donc." Peu importe le genre d'argumentation qui a précédé. Ce peut être une thèse exposant la nature du Jivâtmâ, non-né, impérissable, perpétuel, et stable, après cet exposé : "Combats donc." (II, 18). Ce peut être une longue thèse philosophique, expliquant la nature de l'Unique et du Multiple, décrivant la constitution des mondes, ou la Vie Une pénétrant toute chose ; après la philosophie, de nouveau résonne le refrain : "Pense donc à Moi constamment, et combats" (VIII, 7). Ou bien ce peut être l'enseignement de la dévotion, l'invitation au disciple d'abandonner toutes ses actions à son Seigneur, et "concentrant toutes tes pensées sur le Soi suprême… jette-toi dans le combat" (III, 30). Lorsque la [42] vision de la Forme Divine est montrée : "Détruis-les sans crainte. Combats !" (XI, 34). Et tout à la fin, quand Il presse Arjuna : "Plonge ton mental en Moi, sois Mon serviteur fervent, consacre-toi à Moi," l'idée revient encore et résonne dans la question : "Ton erreur, causée par l'ignorance, a-t-elle été détruite ?" (XVIII, 65,72). Et le résultat de tout cela est la résolution que prend Arjuna de combattre. "J'agirai selon Ta parole" (XVIII, 73) et il se jette dans la mêlée.
Certes, cela est très curieux au premier abord, et très inattendu. Le Yoga est en cours d'enseignement, le parfait Yogî doit être entrainé, et, à chaque interruption de l'argumentation, pour changer de sujet, le refrain : "Combats donc", retentit à l'oreille étonnée. "Prépare-toi pour le combat" (II, 38) est le commandement du Seigneur du Yoga. Partout dans cette Écriture du Yoga, se fait jour l'insistante poussée à l'action de l'espèce la plus violente, comme si dans le combat était incorporée, pourrions-nous dire, la quintessence même de l'activité, son élan, son tourbillon, son agitation, son fracas. Comment pourriez-vous trouver une activité plus vive que l'activité des héros sur le champ de bataille ? Toutefois c'est là que le Yoga doit être conquis ; c'est là que l'Ishvara du Yoga apparait dans toute la plénitude de Sa puissance et de Sa magnificence. Maintenant, cela semble naturellement étrange, plus étrange, peut-être que toute autre chose, pour l'esprit moderne, bisque dans l'Inde même. Car, dans l'Inde moderne, une grande activité et la pratique du Yoga ne peuvent, selon la règle, aller la main dans la main. Que dis-je ? J'ai vu ici des hommes qui prétendent [43] parler pour l'orthodoxie indoue, qui prétendent la défendre contre l'enseignement des Théosophes, j'ai vu ici affirmer qu'aucun homme ne peut être un Yogî, s'il ne vit pas loin des hommes, dans une caverne, dans la jungle ou dans le désert, ou bien dans quelque retraite des puissants Himâlayas ou de quelque autre chaine de montagnes sous le ciel sacré de l'Inde. J'ai entendu dire qu'aucun homme ne peut être un Yogî s'il est au milieu de l'activité, du travail, du labeur, en cherchant à contribuer à tout ce qu'il y a de bon dans le monde, et par suite en vivant dans le monde ; que Yoga signifie retraite, silence, inaction. Telle est, apparemment, l'idée de plus d'un Indien moderne, et c'est un fait – dont nous verrons plus tard la raison – qu'au cours de l'évolution, entre l'activité née du désir pour les objets de ce monde et cette noble et incessante activité qui nait uniquement du désir ardent de coopérer avec Ishvara, le Suprême, il existe un stade intermédiaire où l'action est devenue désagréable comme étant de ce monde, et où la leçon supérieure de "l'action dans l'inaction" (IV, 18) n'a pas encore été apprise par l'élève. Mais le Seigneur du Yoga Lui-même voit le Yoga sous un jour très différent de celui que je viens de décrire : "Celui qui accomplit l'action qui est un devoir, sans penser au fruit de l'action, celui-là est un ascète, celui-là est un Yogi" (VI, 1). Il va même plus loin, et Il déclare : "Le Yoga est l'art dans l'action" (II, 50). De sorte que, dans l'esprit du Seigneur du Yoga, le Yoga semble s'appliquer à quelque chose de tout à fait différent de l'idée moderne de séparation des autres hommes, de séjour dans la caverne ou dans la jungle, isolé des hommes. Cela a sa place et sa part dans l'évolution [44] humaine. C'est une phase du progrès humain. Mais le Yoga, tel qu'il est enseigné, par le Seigneur du Yoga, le Yoga suprême, est quelque chose différant de cela. L'homme est ici-bas pour l'activité ; le Créateur du monde est l'incarnation de Kriyâ, l'activité. Brahmâ représente Kriyâ, et il n'y a absolument aucun but à l'existence dans l'univers physique si ce n'est le développement de l'activité juste, dirigée par la pensée juste et le désir juste ; tout le reste conduit à cela. Le monde est plein d'objets désirables, rempli par Ishvara Lui-même d'objets qui éveillent le désir ; Ishvara Lui-même est caché dans chaque objet, lui donnant son charme attirant, son pouvoir de séduction. Nous verrons tout à l'heure qu'il n'est rien dans le monde entier en quoi le Seigneur du Monde ne soit pas incorporé. Et cet immense déploiement de choses désirables est placé dans le monde par Ishvara Lui-même. Il se voile Lui-même dans ces objets par Sa mâyâ, et par ce moyen Il éveille le désir dans ces portions de Lui-même qu'Il a placées ici-bas pour croitre depuis la semence divine jusqu'au divin Seigneur. Le désir est éveillé, soulevé, fortifié, par la présence de tous ces objets du désir. Et si le désir n'avait pas une partie à jouer dans l'évolution humaine, alors nous serions nés dans un monde qui serait un désert, où il n'y aurait aucun objet pour attirer, où il n'y aurait rien pour séduire. Mais la présence de ces objets producteurs de plaisir, et celle aussi de ces objets producteurs de peine, éveille en nous non seulement l'attraction et la répulsion, mais ils suscitent aussi la pensée en nous ; car des difficultés sont placées entre nous et les objets de notre désir, et la pensée est réveillée dans le Jivâtmâ, afin que [45] ces difficultés puissent être soit surmontées, soit évitées. Et lorsque nous suivons le cours de l'évolution humaine, nous trouvons que la pensée est stimulée par le désir et que toutes les activités de pensée vigoureuses, que nous constatons chez les hommes dans le monde qui nous entoure, sont des activités de pensée motivées par le désir, stimulées, activées, mises en mouvement par le désir. À moins qu'Ishvara n'ait tracé les plans de Son univers de façon très erronée – et nous nous imaginons souvent dans notre sagesse que nous aurions pu le faire mieux si l'arrangement nous en avait été laissé – il doit y avoir quelque intention dans la présence de ces objets qui éveillent le désir, quelque intention dans ces difficultés d'adaptation, intention qui rend l'effort de la pensée inévitable. Le désir et la pensée créent le motif et les forces directrices de l'action, et l'action suit le désir et la pensée et elle est leur résultat naturel, inévitable. C'est là un point sur lequel nous devons nous arrêter pendant un moment pour arriver à nous en faire une idée. Mais, afin d'en comprendre toute la portée, la force prodigieuse de l'argument qu'il contient, vous devez y penser en avançant pas à pas, d'un détail au suivant, jusqu'à ce que vous appreniez ce qu'est le monde tel que Yogeshvara l'a projeté, et non comme les hommes aimeraient ou s'imaginent préférable qu'il dût être. Et, en réfléchissant ainsi, vous arriverez à réaliser que l'ensemble des choses est disposé de telle sorte que l'activité puisse être éveillée, parce que, comme Il nous le dit : "L'action est meilleure que l'inaction" (III, 8). C'est, ainsi que l'homme est invité et attiré, stimulé et excité vers l'action, et nous devons garder cette pensée [46] fixement à l'esprit, autrement le sens de la Gîtâ nous échappera inévitablement.
Pourquoi Shrî Krishna insiste-t-il avec tant de force sur l'action ? La raison nous apparait très nettement quand nous nous occupons du troisième chapitre, où Il parle tellement de l'action, le chapitre intitulé "Le Yoga de l'action". Tout dépend de l'action : "De la nourriture naissent les créatures ; de la pluie provient la nourriture ; le sacrifice engendre la pluie ; de l'action nait le sacrifice. Sache que c'est de Brahmâ que nait l'action" (III, 14, 15). Telle est la chaine de la vie. Les créatures venant de la nourriture ; la nourriture, de la pluie ; la pluie, du sacrifice ; le sacrifice, de l'action ; l'action, d'Ishvara – la vie entière du monde, l'entière reproduction des êtres, tout ce qui constitue un monde, un manvantara en contraste avec un pralaya, tout cela dépend de l'activité, est né de l'action. Ainsi donc l'action ne saurait être tout à fait aussi méprisable que l'Indien moderne est parfois tenté de le penser. Et il se peut que nous puissions à bon droit fixer la date du commencement de la décadence de l'Inde à l'époque où les gens perdirent de vue les rapports vrais entre l'action et l'inaction, et où ils commencèrent à regarder l'action comme un obstacle à la vie spirituelle, au lieu de voir ce qu'elle signifie, de voir qu'elle est le chemin qui y conduit. Car n'est-il pas écrit que "Pour le Sage qui cherche le Yoga, l'action est considérée comme le moyen" (VI, 3). Mais vous dites "Finissez le verset" (Shloka). Certainement. "Pour le même Sage, lorsqu'il est devenu parfait dans le Yoga, c'est la sérénité qui est devenue le moyen." Mais est-ce que sérénité veut dire inaction ? Au contraire, nous [47] lisons un peu plus loin, et nous trouvons qu'il est dit du Sage qui a trouvé la sérénité : "Agissant en harmonie avec Moi, il doit rendre toute action attrayante" (III, 26) ; de telle sorte que cet enseignement de la valeur de l'action s'avance pas à pas, de l'action à la sérénité, puis à l'action sereine. La raison pour laquelle l'activité est nécessaire nous est donnée pleinement dans ce même chapitre. Car il est déclaré : "De même que l'ignorant agit par attachement à l'action, ô Bhârata, de même le sage doit agir sans attachement, dans le seul but d'aider le monde, Le sage ne doit pas troubler la raison des ignorants attachés à l'action ; mais", comme je viens déjà de le citer, "agissant dans l'union avec Moi, il doit rendre toute action attrayante" (III, 25, 26).
L'action d'Ishvara Lui-même, sur quoi repose-t-elle ? Par la bouche de Shrî Krishna, Il dit : "Il n'est rien dans les trois mondes, ô Pârtha, qui me reste à accomplir ou à atteindre ; et cependant Je prends part à l'action. Car si Je ne prenais pas une part constante dans l'action, les hommes se mettraient partout à suivre Mes pas, ô fils de Prithâ. Ces mondes tomberaient en ruine, si Je n'accomplissais pas l'action ; Je serais cause de la confusion des castes et de l'anéantissement de ces créatures" (III, 22-24). C'est là, en vérité, la racine de toute activité juste. L'activité juste est la coopération avec Ishvara, avec le Logos de l'univers ; c'est le sentier le plus élevé, et c'est à cela que tout entrainement, tout effort, doit tendre inévitablement, – la coopération avec la Volonté divine, en agissant en harmonie avec la Volonté qui oeuvre avec une sagesse infinie pour le bien suprême. Quel que puisse être le devoir qui se [48] présente à un moment donné il doit être accompli ; combattre, s'il arrive que le combat soit l'affaire du moment ; la passivité, si celle-ci est nécessaire. Si le temps est venu, au cours de l'histoire du monde, où une multitude d'hommes, suivant le chemin de l'abaissement, doivent être arrachés à ce chemin de la chute en les séparant brusquement d'un corps, dénaturé sans espoir, afin que l'Esprit vivant puisse se préparer un meilleur corps, prêt à des fins plus hautes, alors frapper les corps peut être la coopération demandée. Vous regardez la mort comme une chose sombre et terrible. Vous pensez de la mort, influencés peut-être par la pensée occidentale, qu'elle est un adversaire, un ennemi de l'homme ; mais la mort a d'autres aspects que celui d'un ennemi de l'homme, mes frères. Mais oui, la mort est l'amie et non l'ennemie de l'homme ; c'est elle qui ouvre la porte de la prison, où l'Esprit captif s'irrite contre les obstacles élevés autour de lui par un passé mal vécu, sans profit pour la pensée. Et souvent la mort, qui vue d'un côté est terrible, semble être la porte de la naissance à la vie quand elle est vue de l'autre côté. Et lorsqu'un homme comme Duryodhana, noble dans beaucoup de ses impulsions, splendide par son courage, aimant son peuple et attentif à son bonheur, quand un tel homme agit d'une façon considérée comme désespérément mauvaise et s'opposant à la Volonté divine, quel plus gracieux messager l'amour même peut-il lui envoyer que la mort, qui
abat le corps maladroit et dévoile l'oeil de l'Esprit ? Et quand vous réalisez cela, vous commencez à comprendre que la guerre même, avec toutes ses horreurs, est un message de miséricorde, de délivrance, de libération, pour plus [49] d'un de ceux qui tomberont sur le champ de bataille. Et si le coeur de Dieu peut supporter la vue de ces souffrances, nous, qui sommes tellement plus enfermés dans notre égoïsme, pouvons bien aussi en supporter la vue, et avoir la volonté de coopérer avec Lui. Et, par conséquent, si la sagesse et l'amour déclarent que le combat est nécessaire au progrès à ce moment, alors combattre est coopérer avec Ishvara, et la parole de commandement se présente : "Combats donc, ô Arjuna."
L'activité juste est donc la leçon de la Gîtâ, et l'activité juste agit en harmonie avec la Volonté divine. C'est la seule définition vraie de l'activité juste ou droite ; non pour le fruit, non par désir de mouvement, non par attachement à quelque objet ou à certains résultats de l'activité, mais totalement en harmonie avec la Volonté qui travaille pour le bien universel. "Sans attachement, accomplis constamment l'action qui est ton devoir" (III, 19). C'est là, et là seulement, l'activité juste.
Alors se présente une grande difficulté au coeur de tout cet enseignement. Il peut être vrai, et il est vrai, que le Jñânî, l'homme parfaitement sage, le Bhakta, l'homme d'une dévotion parfaite, le Kartâ, l'homme qui agit de la manière juste, que tous ces hommes travaillent sur de réels mârgas, de vrais sentiers, menant au Suprême, et qui font avancer vers cette activité juste, en se fondant en elle. Pour une activité juste, une parfaite sagesse est nécessaire, ainsi qu'une parfaite dévotion et un parfait détachement des fruits de l'action, et seuls ceux qui sont sages, pleins de dévotion et actifs peuvent déployer une activité juste. Quelle est donc la difficulté ? C'est que l'homme est lié [50] par l'action. Cette pensée semble avoir grandi dans le mental d'Arjuna pendant qu'il écoutait cette glorification de l'activité. L'homme est lié par l'action, et voyant cette difficulté l'Instructeur déclare : "Le monde est enchainé par l'action" (III, 9). L'action forge des liens entre nous et les choses sur lesquelles l'action est dirigée. Nous nous attachons nous-mêmes, quelles que puissent être nos oeuvres, bonnes, mauvaises, ou indifférentes. Ce n'est pas seulement la mauvaise action qui attache ; la bonne action attache tout autant. La vérité, c'est que le fruit est différent. Le fruit de la mauvaise action est la souffrance, et le fruit de la bonne action est le bonheur ; mais les actions, bonnes et mauvaises, lient également l'homme. "Le monde est enchainé par l'action." Mais alors, quelle est notre situation ? Comment ce problème doit-il être résolu ? Nous devons être actifs, travailler, nous occuper, nous devons nous jeter dans la vie du monde, rendre l'action attrayante pour les autres, et travailler pour le bonheur du genre humain ; et pendant tout ce temps nous enroulons autour de nos membres des chaines qui nous entravent, en attachant les ailes de l'Esprit, qui volontiers prendraient leur essor, avec ces liens continuels de l'activité qui le retiennent en bas. Cela peut-il être l'aboutissement des enseignements du Seigneur du Yoga ? Non. Il est entièrement vrai que l'homme est lié par l'action. Bien mieux, le Seigneur va beaucoup plus loin que cette simple affirmation. Il semble rendre les choses un peu sans espoir pour nous, quand Il avance pas à pas dans Son argumentation ; car, non content de nous dire que l'homme est lié par l'action, Il nous dit aussi que "l'homme ne conquiert pas la libération [51] de l'action en renonçant à l'activité" (III, 4). Ici la première porte d'évasion se ferme sur nous. Nous ne nous débarrassons pas de l'action en restant inactifs : "Et par le renoncement seul il n'arrive pas à la perfection" (III, 4). Le problème devient de plus en plus embrouillé à mesure que nous avançons. Il n'est pas surprenant qu'Arjuna fût déconcerté. L'Instructeur pousse encore la chose de plus en plus loin. Ce n'est pas tout. Par l'inaction vous ne pouvez pas atteindre la liberté, mais vous ne pouvez pas même être réellement inactifs. Même cette issue vous est fermée : "Et personne ne peut en vérité rester même un instant dans un état d'inaction ; car l'homme est obligé malgré lui de prendre part à l'action par la force des qualités naturelles innées" (III, 5). Et Il redit encore dans un autre passage : "Celui qui est incarné ne peut complètement éviter l'action" (XVIII, 11). Que va faire alors un malheureux homme ? On lui dit qu'il ne doit pas rester inactif. Quand il agit, on lui dit que l'action le lie. Quand il aspire à être libre, on lui dit qu'il ne peut s'abstenir d'agir. Que dis-je, on lui dit même quelque chose de plus. "En accomplissant l'action sans attachement, l'homme, en vérité, obtient le Suprême" (III, 19). Dans quel enchevêtrement de contradictions semble-t-il que nous ayons pénétré. Devons-nous à jamais rester enchainés à cette roue des naissances et des morts ? Devons-nous demeurer à jamais des esclaves, attachés par les liens que nous avons forgés par notre propre activité ? N'y a-t-il aucune liberté pour l'homme ? N'y a-t-il aucune délivrance pour lui ? Doit-il toujours rester un être enchainé sans retour, asservi par les liens nés de l'action ? Eh bien ! La leçon va plus loin, et je me suis arrêté [52] au milieu du verset quand j'ai lu que "le monde est enchainé par l'action". "Le monde est enchainé par l'action, si l'action n'est pas accomplie au nom du sacrifice" (III, 9). Une lueur parait dans l'obscurité. Si l'action est accomplie comme
un sacrifice, yajñârtnât, "au nom du sacrifice", si elle est offerte en sacrifice, alors elle perd son pouvoir de liaison. Shrî Krishna dit encore quelque chose de plus. "Celui qui est affranchi de l'égoïsme, dont la Raison n'est pas affectée, celui-là, tout en tuant ces gens, ne les tue pas, et ne se lie pas" (XVIII, 17). Et même encore quelque chose de plus : "Janaka et d'autres", dit-il, "ont atteint la perfection par l'action" (III, 20). Donc il existe une certaine espèce d'action qui non seulement ne lie pas, mais qui est, en elle-même, un moyen de libération – encore une pensée qui n'est pas en harmonie, comme nous le savons bien, avec certains enseignements modernes, ni, en fait, avec quelques-uns qui sont regardés comme imposés par l'autorité. Et pourtant, il est ajouté, avec beaucoup d'emphase et de force, avec insistance : "Ayant eu cette connaissance, nos ancêtres, qui aspiraient à la délivrance, ont accompli l'action ; accomplis donc toi aussi l'action, comme les anciens l'accomplissaient autrefois… Celui qui peut voir l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction, celui-là est sage parmi les hommes, il reste équilibré alors même qu'il accomplit l'action. Celui dont les entreprises sont libres des imaginations du désir et dont les actions sont consumées dans la flamme de la sagesse, celui-là est considéré par les sages comme un Sage. Ayant abandonné tout attachement au fruit de l'action, toujours content, ne cherchant refuge nulle part, celui-là n'agit [53] pas alors même qu'il accomplit une action. Sans désir, maitre de son mental et de lui-même, ayant abandonné toute convoitise, il n'accomplit plus l'action que physiquement et il ne commet pas de péché. Content de tout ce qu'il obtient sans effort, libre des paires d'opposés, sans envie, indifférent au succès et à l'échec, il n'est pas lié lors même qu'il agit. Pour celui qui est délivré de l'attachement, harmonisé, dont le mental réside dans la sagesse, dont toute action est sacrifice, le karma se dissout entièrement" (IV, 15, 18-23). C'est là, donc, qu'est le secret de l'attachement et du détachement, là qu'est l'enseignement du Seigneur du Yoga. Comment l'action peut être faite sans pourtant que des liens soient créés, comment combiner l'activité et la liberté, comment faire de l'action un moyen de libération, telles sont les leçons de la Gîtâ.
Comment cela doit-il être accompli ? Par Yoga. C'est dans ces deux mots que se trouve la réponse. Comment faire cela, comment agir sans être lié, comment convertir ce qui normalement enchaine, en le moyen même d'atteindre la libération, telle est la leçon que nous allons apprendre maintenant ; et ce "comment" c'est le Yoga. Par Yoga. Il n'est pas d'autre manière de faire cela. Ces apparentes contradictions ne se fondent dans une harmonie que lorsque le Yoga est compris, et par suite nous demandons naturellement : Qu'est-ce que le Yoga ? Qui est le Yogî ? Par quel moyen Yoga sera-t-il obtenu ?
Nous recevons la révélation de ce qu'est le Yoga justement par l'enseignement du Seigneur du Yoga Lui-même. Qu'est-ce donc que le Yoga, selon la Gîtâ ? [54]
Il vaut mieux chercher cela d'abord dans les paroles de la Gîtâ elle-même, et nous définirons le Yoga comme la Gîtâ le définit. Abandonnez vos pensées ordinaires, pour l'instant. Ne vous laissez pas troubler, pour le moment, par certaines idées sur le Yoga que vous avez pu surprendre antérieurement. Écoutez plutôt les paroles du Seigneur du Yoga : "Contemple aujourd'hui tout l'univers, mobile et immuable, ensemble dans Mon corps, ô Gudâkesha, avec tout ce que tu désires voir encore. Mais, en vérité, tu ne peux pas Me voir avec ces yeux humains ; je te fais don de l'oeil divin. Contemple Mon Yoga souverain" (XI, 7, 8). Qu'est-ce que cela ? "Contemple", dit-Il, "Mon Yoga". "Alors, le fils de Pându vit tout l'univers, divisé en mille parties, et réuni là dans le corps du Dieu des Dieux" (XI, 13). Voilà le suprême Yoga, la vision de l'union du multiple vu dans l'Un, l'univers entier réuni dans le divin Corps, c'est cela le Yoga. Le onzième Adhyâya (chapitre ou dialogue) est le coeur même de la Gîtâ, son essence. Celui qui n'a aucune idée du sens de ce chapitre ne peut atteindre le Yoga. C'est son coeur, son essence ; toute chose fait avancer jusque-là, et entraine au-delà de cela. Dans la vision de la Forme Divine, où tout est inclus, dans ce Yoga souverain, la seule grande vérité libératrice est prononcée. C'est le parama Vâch, la Parole suprême (X, 1). C'est le râjavidyâ, le secret royal, la science royale, la sagesse unie au savoir (IX, 1, 2). C'est le vijnânasahitam, le Yoga du Soi (XI, 47), ou bien le soi véritable ou coeur secret du Yoga. C'est la parole suprême et le secret le plus haut : la multiplicité établie dans l'Unique. Rien de moins. Et dans la Gîtâ, dans toute la série des Shlokas [55] (versets), on y insiste et on y revient d'une façon toujours répétée ; le tout, sans exception aucune ; le supposé bon, comme aussi le supposé mauvais. Si vous ne pouvez voir cela, le Yoga n'est pas pour vous, vous n'êtes pas prêt. "Ayant appris cela tu verras tous les êtres sans exception dans le Soi, et ainsi en Moi" (IV, 35). "De Moi tout est né" (X, 8), non pas seulement le bien, le beau, le bonheur et l'harmonie ; de Moi tout est né. "Ô Gudâkesha ! Je suis le Soi, résidant dans le coeur de tous les êtres. Je suis le commencement, le milieu, et aussi la fin de tous les êtres" (X, 20). Toutes les pratiques qui conduisent au Yoga, qui rendent un homme harmonisé par le Yoga, trouvent uniquement leur résultat en ceci, cet être "harmonisé par le Yoga, il voit le Soi résidant dans toutes les créatures, et tous les êtres dans le Soi. Partout il voit de même" (VI, 29). Combien cela résonne étrangement à certaines oreilles. "Partout de même." Si seulement nous trouvions un peu plus du Soi dans le saint que dans le pécheur ; si seulement le Soi se trouvait un peu plus dans l'homme bon que dans le méchant. "Il n'en est pas ainsi", dit le vrai Soi Lui-même. "Celui qui voit le Seigneur Suprême résidant de même dans tous les êtres, impérissable au milieu de tout ce qui périt, celui-là voit. Voyant en vérité partout résider le même Seigneur" (XIII, 28, 29). Cela est énoncé avec une force extrême, de façon que personne ne puisse chercher à l'éviter, ou ne soit capable de s'y méprendre. Et même, dans la crainte que peut-être l'enseignement puisse paraitre trop étrange, et qu'en dépit de tout, il puisse être récusé, Il déclare alors : "Sache que toutes les natures, harmonieuses, actives, paresseuses, sâttvikâ, rajasâ, [56] tâmasâ, viennent de Moi" (VII, 12). Il n'y a pas d'échappatoire. Vous ne pouvez mettre le paresseux à part de son côté et dire : Le Soi n'est pas en vous. Les natures paresseuses aussi, déclare-t-Il, viennent toutes de Moi. Il n'existe pas de bien ni de mal par essence, dans la nature des choses. Tout fait partie du Suprême. Nous rendons les choses bonnes ou mauvaises en relation avec nous, par notre ignorance, notre sottise, par notre propre passion, et nous sommes ici afin que, comprenant enfin l'unité de toutes choses, nous arrivions à surpasser le bien autant que le mal et à demeurer finalement dans le Suprême. Doctrine cruelle, disent quelques-uns. Doctrine dangereuse, disent les antres. Alors que tout est dangereux pour l'ignorant, rien ne l'est pour le sage. L'unité ne se voit pas dans les phases inférieures, où elle pourrait être mal comprise ou dénaturée. On y voit la séparation et non l'unité ; on y voit le multiple et non l'Un ; on y voit le grand nombre, mais non la réunion dans l'unique Corps du Seigneur. Chacun est sûr qu'il est lui-même et non un autre, qu'il est l'acteur, car il est retranché dans l'égoïsme. Il est juste et bon qu'il soit ainsi retranché pour l'instant, car ce n'est qu'ainsi qu'il apprendra les leçons qui sont nécessaires pour la manifestation du Soi en lui, de ce Soi qui réside en chacun, attendant avec une patience infinie pendant que les roues de la voiture apprennent à prendre leur vraie place dans le plan général.
Le grand Seigneur du Yoga ne craint pas d'affirmer la vérité. Résolument Il déclare une fois de plus, avec cette insistance continuelle qui est la Sienne, pour ceux qui sont assez sages pour lire et pour comprendre : "Je réside dans le coeur de [57] tous, et de Moi viennent mémoire, sagesse, et leur absence" (XV, 15). Non seulement, donc, la sagesse et la mémoire, mais aussi l'absence de sagesse et l'absence de mémoire. Le neuvième et le dixième chapitres de la Gîtâ ne sont employés uniquement qu'à conduire Arjuna jusqu'à la vision du Suprême. Il déclare être Lui-même telle chose après telle autre : Je suis ceci, Je suis cela, Je suis cet autre. Je suis tous les Rishis, et les montagnes, et les rivières, et les arbres, et les animaux, car Je suis tout. "Une partie de Mon propre Soi, transformé dans le monde de la vie en un Esprit immortel, crée autour de soi les sens, dont le mental est le sixième, enveloppés dans la matière". (XV, 7). "Quand le Seigneur acquiert un corps", c'est écrit, le Seigneur Lui-même, quand Il prend un corps, "et quand Il le quitte… enfermé" ; quand il le prend, "dans l'oreille, dans l'oeil, dans le toucher, dans le gout et l'odorat, et aussi dans le mental, Il jouit des objets des sens" (XV, 8, 9). Peu de gens, de nos jours, oseraient dire cette grande parole, à savoir que "quand le Seigneur prend un corps, Il jouit des objets des sens". "Ceux qui sont dans l'illusion ne Le perçoivent pas quand Il part ou quand Il est présent ou quand Il jouit sous l'influence des qualités ; celui qui a l'oeil de la sagesse le perçoit" (XV, 10). Bien plus, de peur que les gens puissent encore penser qu'après tout quelque chose pourrait être laissé hors de Lui, Il parle des "hommes qui accomplissent de sévères austérités non prescrites par les Écritures" et déclare à leur sujet : "Dénués d'intelligence, tourmentant les éléments assemblés qui forment le corps, et Me tourmentant Moi aussi qui réside dans le corps intérieur, sache que ces hommes sont démoniaques [58] dans leurs intentions" (XVII, 5, 6). En sorte que ceux qui tourmentent même le corps extérieur, tourmentent le Seigneur Lui-même qui réside à l'intérieur. S'élevant dans des envolées de plus en plus hautes jusqu'à l'Être même du Soi embrassant tout, Il déclare : "Je suis aussi le Temps infini… et Je suis la Mort qui dévore tout et l'origine de tout ce qui va naitre" (X, 33, 34). "Je suis le jeu du tricheur, et la splendeur des choses splendides" (X, 36). "Et de quelque espèce que soit la semence de tous les êtres, c'est Moi, ô Arjuna ; et il n'est rien de tout ce qui se meut ou est immobile qui puisse exister en dehors de Moi" (X, 39). "De même que le soleil unique illumine toute la terre, de même le Seigneur du Champ illumine tout le Champ, ô Bhârata" (XIII, 34). Tel est le Yoga. L'unité de toutes choses, le multiple vu dans l'Un.
Et maintenant qui est le Yogî ? C'est l'homme qui, réalisant l'Unité, y vit. C'est lui et lui seul qui est le Yogî. Telle est la déclaration maintes fois répétée dans ce Traité de Yoga, concernant l'homme qui est le Yogî aux yeux du Seigneur du Yoga, au véritable Soi révélé du Yoga, comme on L'appelle (XI, 47). Le Yogî est l'homme qui, réalisant l'unité, y vit. Personne ne réalisant cela dans sa propre vie ne peut être appelé un Yogî dans toute l'acception de ce terme. Nous revenons encore sur cette phrase : "Celui qui accomplit l'action qui est un devoir… celui-là est un ascète, il est un Yogî, et non celui qui est sans feu et sans rites" (VI, 1). Ce n'est pas l'apparence extérieure de l'homme qui fait le Yogî ; le Yogî n'est pas un homme qui erre çà et là vêtu en Yogî, mais "celui qui accomplit l'action qui est un devoir, sans penser [59] au fruit de l'action." Et alors l'homme qui est le type du Yogî est décrit à plusieurs reprises de façon variée, et ses caractéristiques sont clairement définies. Il est déclaré : "L'équilibre s'appelle Yoga (II, 48) ; seul celui qui voit l'unité permanente reste stable au milieu du changement des effets variés et transitoires. Il est habile dans les activités extérieures : "Le Yoga est l'art dans l'action" (II, 50). Il ne ressent aucune attraction pour les objets des sens, ou pour les actions, et renonce à faire des projets : "Lorsqu'un homme ne sent plus d'attachement, ni pour les objets des sens, ni pour les actions, ayant renoncé aux imaginations du désir, alors on le dit parfait dans le Yoga" (VI, 4). Lorsqu'Il est en mesure de définir le parfait Yogî, l'homme qui a atteint cette perfection de l'unité qui signifie le triomphe, Il déclare ce que c'est : "Celui qui, par l'identité du Soi, ô Arjuna, voit également partout la même chose, que ce soit plaisir ou peine, celui-là est considéré comme un Yogî parfait" (VI, 32). Avec attention et avec le plus grand soin, dans le sixième chapitre, Shrî Krishna approfondit cette image du Yogî : un Yogî est celui qui est "établi dans l'unité" (VI, 31) ; qui, sa pensée "fixée sur le Soi" (VI, 18), sur la vision de l'Un présent en toutes choses, voit que même le plaisir et la peine ne sont que des phases de la manifestation de l'Unique, et est "libéré de l'envie de toutes les choses désirables" (VI, 18), et atteint ainsi "la rupture de l'union avec la souffrance" (VI, 23). C'est celui "qui est satisfait de sagesse et de savoir, inébranlable, dont les sens sont domptés" et qui est impartial (VI, 8, 9). C'est sur ces matières qu'il doit méditer, car, dans la précipitation et le tumulte [60] du monde extérieur il ne peut réaliser l'unité, à moins qu'il ne se retire de temps à autre de la multiplicité pour la regarder de l'extérieur, "dans un endroit solitaire" (VI, 10) ; chaque homme qui a le désir d'atteindre la vision de l'unité doit, en dehors des heures nombreuses qu'il donne au travail, aux distractions et au sommeil, réserver un peu de temps à la solitude et à la méditation, jusqu'à ce qu'il soit assez fort pour méditer continuellement au sein même d'un tourbillon. Sans cela, il serait vain de s'attendre au succès. Car, attendu que nous sommes non pas forts mais faibles ; attendu que nous n'avons pas l'oeil de la sagesse, mais que nous sommes trop souvent dans l'illusion ; attendu que nous sommes dominés par les qualités et considérons les choses comme séparées et permettons qu'une chose nous apporte le plaisir et une autre la peine, au lieu de regarder toute chose, désagréable ou plaisante, comme une expérience pouvant servir à aider les upâdhis (enveloppes) dans lesquels le Soi doit être rendu manifeste ; attendu qu'il en est ainsi pour nous tous, nous devons nous réserver un certain temps de tranquillité dans un endroit retiré où nous nous asseyons bien seuls ; et alors, fixant le mental sur le Soi, chercher à réaliser notre unité avec ce Soi, en dépit du tournoiement des évènements. Nous devons suivre les instructions données par Shrî Krishna (VI, 10-19) jusqu'à ce que "voyant le Soi par le Soi" nous soyons "contents dans le Soi" (VI, 20) ; jusqu'à ce que nous puissions trouver "cette joie suprême que la Raison peut saisir par-delà les sens, et où, bien établis", nous ne serons plus "ébranlés même par une grande douleur" (VI, 21, 22). Alors nous jouirons de "la [61] félicité infinie du contact avec l'Éternel" (VI, 28). Et quand tout cela est accompli, quand en vérité un homme "voit le Soi résidant dans toutes les créatures et tous les êtres dans le Soi" (VI, 29), alors "celui qui, établi dans l'unité, M'adore, Moi qui demeure dans toutes les créatures, ce Yogî vit en Moi, quel que soit son mode de vie." (VI, 31). Voilà la grande vérité du vrai Yogî. Il peut être un écrivain ou un orateur, il peut être un guerrier ou un agriculteur, il peut être un philosophe ou un marchand, il peut être un Roi ou un homme d'État, il peut être un homme de loi ou toute autre chose – n'importe. "Il vit en Moi, quel que soit son mode de vie", s'il voit l'unité en toutes choses, et toutes choses en Dieu.
Cela résume, me semble-t-il, l'essence totale de la pensée que nous avons poursuivie ce matin : "Ce Yogi vit en Moi, quel que soit son mode de vie." Ce n'est pas ce que vous êtes dans vos occupations, c'est ce que vous êtes mentalement ; – ce n'est pas vos activités extérieures, c'est votre attitude en face du monde ; ce n'est pas ce que vous faites, mais ce que vous êtes dans vos sentiments et vos pensées ; voilà ce qui détermine si vous êtes, ou non, un Yogî.
Sur trois sentiers cheminent ceux qui cherchent le Yoga. Je décrirai ces sentiers, jusqu'à un certain point, demain et le jour suivant. Vous savez qu'on parle des trois, le sentier de la sagesse, le sentier de la dévotion et le sentier de l'action, les trois sentiers, chacun suivant un tempérament, les sentiers que l'on considère comme étant trois, mais qui se confondent en un seul, puisque le Soi, derrière tous les tempéraments, est unique. Le Jñânî est celui qui suit le sentier de la sagesse ; le Bhakta [62] ou Tapasvî est celui qui suit le sentier de la dévotion ; et le Kartâ est celui qui suit le sentier de l'action. Mais que dit Shrî Krishna de ces hommes, quand il résuma cette partie de Son enseignement sur le Yoga contenue dans le sixième chapitre ? Il dit : "Le Yogî est plus grand que l'ascète, il est considéré comme plus grand même que le sage. Le Yogî est plus grand que l'homme d'action" (VI, 46). Le parfait Yogî est plus grand que les hommes sur l'un des sentiers séparés, plus grand que les hommes qui foulent l'un, ou l'autre, ou le troisième de ces trois sentiers qui mènent au Yoga complet ; plus grand que le Jñânî, le Tapasvî et le Kartâ, car il réunit totalement en lui-même leurs caractéristiques séparées, dans un équilibre parfait, et il n'est aucun d'eux en particulier parce qu'il est tous ensemble. Il a appris la pensée juste, le désir droit et l'activité correcte, et, étant ainsi devenu parfaitement sage, actif et dévot, il est plus grand que celui en qui la sagesse, ou l'action, ou la dévotion est prédominante ; il les a ajoutées et fusionnées en lui-même. "Deviens donc un Yogi, ô Arjuna" (VI, 46).