COMMENTAIRES SUR LA BHAGAVAD GITA Par Annie BESANT - 1905 UNION Voici un site dédié aux enseignements des Maitres de la HIERARCHIE Vous trouverez une multitude d'auteurs inspirés par la hiérarchie pour le bien de l’humanité. La Hiérarchie est le résultat de l'activité et de l'aspiration humaine. Elle a été créée par l'humanité. Ses membres sont des êtres humains qui ont vécu, souffert, réussi, échoué, atteint le succès, subi la mort et passé par l'expérience de la résurrection. Ils sont de la même nature que ceux qui luttent aujourd'hui avec les processus de désintégration, mais qui – néanmoins – portent en leur sein la semence de la résurrection. Ils connaissent tous les états de conscience et les ont tous maîtrisés. Ils les ont maîtrisés en tant qu'hommes, ce qui garantit à l'humanité la même réussite ultime. Nous avons tendance à considérer les membres de la Hiérarchie comme radicalement différents de l'humanité, en oubliant que la Hiérarchie est une communauté d'hommes ayant réussi, qui, antérieurement se sont soumis aux feux purificateurs de la vie quotidienne, et ont fait leur propre salut en tant qu'hommes et femmes plongés dans les choses de ce monde, en tant qu'hommes d'affaires, maris, femmes, fermiers, gouvernants, et qu'ils connaissent donc la vie dans toutes ses phases, et tous ses degrés. Ils ont surmonté les expériences de la vie ; leur grand Maître est le Christ ; ils sont passés par les initiations de la nouvelle naissance, du baptême de la transfiguration, de la crucifixion et de la résurrection. Mais ce sont toujours des hommes, et Ils ne diffèrent du Christ que par le fait que lui, le premier de notre humanité à atteindre la divinité, l'Aîné d'une grande famille de frères (comme l'a exprimé l'apôtre Paul), le Maître des Maîtres et l'Instructeur des anges et des hommes, fut jugé si pur, tellement saint et éclairé, qu'on lui permit d'incarner, à notre intention, le grand principe cosmique d'amour ; Il nous a donc révélé, pour la première fois, la nature du cœur de Dieu. Ces hommes parfaits existent donc ; ils sont plus que des hommes car l'esprit divin en eux enregistre tous les stades de la conscience – subhumaine, humaine et suprahumaine. Ce développement inclusif leur permet de travailler avec les hommes, d'entrer en contact avec l'humanité lorsque c'est nécessaire, et de savoir comment guider son progrès jusqu'aux phases de résurrection. http://hierarchie.eu/commentaires-sur-la-bhagavad-gita-par-annie-besant-1905 2024-05-06T21:50:19+00:00 UNION bon.christo@free.fr Joomla! - Open Source Content Management COMMENTAIRES SUR LA BHAGAVAD GITA Par Annie BESANT - 1905 2019-06-24T14:05:42+00:00 2019-06-24T14:05:42+00:00 http://hierarchie.eu/commentaires-sur-la-bhagavad-gita-par-annie-besant-1905/1126-commentaires-sur-la-bhagavad-gita-par-annie-besant-1905 Super User bon.christo@free.fr <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>COMMENTAIRES SUR LA BHAGAVAD GITA</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br /><span style="font-size: 24pt;"><strong>Par Annie BESANT - 1905</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Traduit de l'anglais<br />Original : Éditions Adyar — 1947<br />—<br />Droits : domaine public<br />—<br />Édition numérique finalisée par GIROLLE (www.girolle.org) — 2014<br />Remerciements à tous ceux qui ont contribué aux différentes étapes de ce travail</p> <p style="text-align: center;"><br /><span style="font-size: 18pt;"><strong>NOTE DE L'ÉDITEUR NUMÉRIQUE</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />L'éditeur numérique a fait les choix suivants quant aux livres publiés :<br />- Seul le contenu du livre à proprement parler a été conservé, supprimant toutes les informations en début ou en fin de livre spécifiques à l'édition de l'époque et aux ouvrages du même auteur.<br />- Le sommaire de l'édition papier originale a été supprimé sauf dans certains ouvrages où le sommaire, sous forme de liens hypertextes renvoyant au chapitre concerné, est thématique  sommaire rappelé en tête de chapitre.<br />- Certaines notes de bas de page ont été supprimées ou adaptées, car renvoyant à des informations désuètes ou inutiles.<br />- L'orthographe traditionnelle ou de l'époque a été remplacée par l'orthographe rectifiée de 1990 validée par l'académie française.</p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>COMMENTAIRES SUR LA BHAGAVAD GITA</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br /><span style="font-size: 24pt;"><strong>Par Annie BESANT - 1905</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Traduit de l'anglais<br />Original : Éditions Adyar — 1947<br />—<br />Droits : domaine public<br />—<br />Édition numérique finalisée par GIROLLE (www.girolle.org) — 2014<br />Remerciements à tous ceux qui ont contribué aux différentes étapes de ce travail</p> <p style="text-align: center;"><br /><span style="font-size: 18pt;"><strong>NOTE DE L'ÉDITEUR NUMÉRIQUE</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />L'éditeur numérique a fait les choix suivants quant aux livres publiés :<br />- Seul le contenu du livre à proprement parler a été conservé, supprimant toutes les informations en début ou en fin de livre spécifiques à l'édition de l'époque et aux ouvrages du même auteur.<br />- Le sommaire de l'édition papier originale a été supprimé sauf dans certains ouvrages où le sommaire, sous forme de liens hypertextes renvoyant au chapitre concerné, est thématique  sommaire rappelé en tête de chapitre.<br />- Certaines notes de bas de page ont été supprimées ou adaptées, car renvoyant à des informations désuètes ou inutiles.<br />- L'orthographe traditionnelle ou de l'époque a été remplacée par l'orthographe rectifiée de 1990 validée par l'académie française.</p> CHAPITRE PREMIER — LA GRANDE RÉVÉLATION 2019-06-24T14:10:38+00:00 2019-06-24T14:10:38+00:00 http://hierarchie.eu/commentaires-sur-la-bhagavad-gita-par-annie-besant-1905/1127-chapitre-premier-la-grande-revelation Super User bon.christo@free.fr <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>LIVRE</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br /><span style="font-size: 24pt;"><strong>CHAPITRE PREMIER </strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>— </strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>LA GRANDE RÉVÉLATION</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Frères,<br />En essayant de vous parler pendant quatre matinées successives sur le sujet de la Bhagavad Gîtâ, je sens, plus fortement qu'il n'est possible à aucun de vous de la sentir, mon extrême insuffisance devant cette tâche. Parler de la Gîtâ c'est parler de l'histoire du monde, de sa vaste complexité, de la trame des désirs, des pensées, et des actions qui constitue l'évolution de l'humanité ; car ce livre n'est pas simplement l'histoire de l'instruction d'Arjuna par Shrî Krishna – il est bien plus que cela. Et tout ce qu'on peut souhaiter, en entreprenant une tâche dépassant de si loin nos capacités, c'est que cette flute, dont la musique imposait sa mélodie aux pierres mêmes qui l'entendaient, puisse exhaler la même musique d'inspiration universelle dans le coeur de l'orateur aussi bien que dans celui des auditeurs ; de telle sorte que parmi cette musique quelque passage puisse faire écho dans les coeurs qui sont rassemblés ici, pour souffler sur les vies qui jaillissent de ces coeurs quelque chose de l'esprit contenu dans les paroles de la Gîtâ. Combien le chant du Seigneur est grand, tontes les nations le proclament d'une [10] seule voix. Non seulement dans son propre pays natal, mais par tous pays, cette musique s'en est allée, et dans chaque contrée elle a éveillé quelque écho dans les coeurs réceptifs. Et pourtant, plus d'un parmi ceux qui le lisent et seraient heureux de le comprendre, le trouvent – comme il arriva à son premier auditeur – difficile, compliqué et même troublant, fuyant apparemment d'un sujet à un autre, parlant tantôt d'une méthode et tantôt d'une autre en apparence opposée, semblant quelquefois donner un conseil dans une certaine direction puis un conseil dans une autre, parlant de la nécessité de la vie qui est incarnée dans tous les êtres et pourtant avec un perpétuel refrain, "combats", par lequel la vie fut chassée de bien des formes. Celui qui peut comprendre la complexité de la Gîtâ peut de même comprendre la complexité du monde dans lequel l'Auteur de la Gia est la vie, le support et le soutien, et la Gîtâ étant complexe comme le monde, tous deux sont dignes de l'étude la plus profonde.<br />Mais, en ces temps modernes, c'est une étude très difficile, car la manière de l'Instructeur Divin n'est pas celle du pédagogue humain. Dieu n'enseigne pas comme enseigne l'homme, dans des manuels écrits pour être appris par l'enfant en exerçant sa mémoire plutôt qu'en développant sa vie. La nature, qui est le reflet extérieur de la Divinité, ne nous instruit pas par une suite de préceptes, par des paroles faciles à comprendre ; et c'est ainsi que vous remarquez que, dans la Gîtâ, où la méthode d'enseignement est celle de l'Instructeur Divin et non celle du pédagogue, il y a beaucoup de confusion, beaucoup de difficultés ; et c'est presque du dépit qui apparait, de temps en temps, dans le [11] coeur et même sur les lèvres de l'étudiant. Que de fois, au cours des premières leçons, l'élève se plaint-il amèrement à son maitre qu'il est incapable de comprendre. Que de fois entendons-nous son cri plein d'amertume et de reproche réclamant un enseignement clair, défini et évident. Vous devez évoquer cette suite de Shlokas dans lesquels se montre la confusion d'Arjuna, tantôt en paroles instantes, tantôt en paroles presque pétulantes : "Je te demande de me dire résolument ce qui est le meilleur. Je suis Ton disciple qui Te supplie ; instruis-moi" (II, 7). Et la réponse ? Un long discours, éloquent, admirable, plein de la plus profonde sagesse ; mais, après ce discours, quel est le résultat sur l'esprit de l'auditeur ? "Par ces paroles contradictoires, Tu ne fais que troubler mon entendement ; dis-moi donc clairement le seul chemin par lequel je puisse atteindre le bonheur" (III, 2). De nouveau l'Instructeur parle. Shloka après Shloka, d'une beauté musicale, sortent des lèvres divines ; et de nouveau, après que deux longs discours ont été prononcés, le même cri désespéré : "Lequel des deux est le meilleur ? Dis-le-moi d'une façon définie" (V, 1). Que c'est étrange ! Voici Shrî Krishna instruisant Arjuna, et cependant Il ne peut se faire comprendre de lui. Voici l'élève idéal, le disciple idéal, réclamant à hauts cris la lumière à son Maitre, et la lumière ne lui est pas donnée. Ah ! Non ! Il n'en est pas ainsi. Ce n'est pas le Maitre qui refuse la lumière ; c'est le disciple qui n'est pas capable de s'en servir pour voir, de comprendre. Car il est une nécessité pour l'élève aussi bien que pour l'instructeur, l'esprit réceptif autant que la Sagesse qui coule des lèvres divines. À quoi sert la blanche splendeur du soleil si elle tombe sur des [12] yeux aveugles à son éclat ? À quoi sert la mélodie de la plus exquise Vînâ, si elle tombe dans des oreilles sourdes qui ne peuvent l'entendre ? La difficulté, mes frères, git en nous et non en Ceux qui enseignent. Ils répandent les flots de la Sagesse Divine, mais l'océan peut-il se vider dans un seau minuscule ? Ce que nous voyons, c'est la rancune, comme il nous semble presque, contre le rôle de l'Instructeur ; l'élève est avide de lumière, ardemment désireux de connaissance, il appelle instamment la sagesse, et rien de cela ne vient. Mais si ! Cela arrive, en flots irrésistibles, les vagues innombrables nous balayent, mais nous sommes sourds et aveugles et insensibles comme les pierres ; oui, pires que les pierres, car elles répondent à la mélodie de la flute, et nous ne répondons pas.<br />Or, voici la première grande leçon de la Gîtâ. Ce que l'élève doit faire lui-même. Vous pouvez apprendre toutes les choses extérieures que l'homme peut enseigner par un enseignement extérieur, bien que même dans ce cas la force de l'élève doit conditionner l'illumination reçue par l'esprit, et l'instruction acquise par lui consiste uniquement dans ce qu'il aura assimilé. Mais de la Sagesse Divine vous ne pouvez apprendre une syllabe, que dis-je, une lettre, jusqu'à ce que vous la viviez dans votre vie et ne la répétiez pas seulement avec les lèvres. Pour comprendre la Gîtâ, vous devez la vivre, et en apprenant à la vivre, lentement la grande signification se fera jour dans votre intelligence ; c'est seulement à mesure que, pas à pas, ce mode de vie s'accomplit, que le profond dévoilement des mystères devient possible pour le coeur de l'individu. Et ainsi, il en est qui prendront la Gîtâ, la liront jusqu'au bout, et [13] diront : "C'est très beau, mais après tout il n'y a là rien que nous n'ayons su auparavant." Et d'autres la liront, et liront et reliront, et la lecture ne portera que peu de fruits. Bien, mais, pouvez-vous dire, il est dit dans certains de nos Shâstras que si vous lisez par exemple, un quart de Shloka, un demi-Shloka, un Shloka ou un quart du livre entier même, tels et tels seront les fruits. Oui, mais la lecture qui apporte le fruit de connaissance n'est pas la lecture de l'oeil mais la lecture de la vie ; et l'homme qui voit, qui lit un quart de Shloka et le lit d'une manière telle que cela devienne une part de sa vie, de telle sorte que tous autour de lui peuvent aussi le lire dans sa vie, et savoir que dans cet homme cette partie de la Gîtâ, a pris corps, cet homme a lu cela en vérité, et il en cueille le fruit. Chaque lecture véritable marque un stade de l'évolution humaine, marque un point du progrès humain. Ce n'est pas la simple répétition des mots ; c'est le puissant Esprit intérieur, incarné dans nos coeurs qui manifeste le fruit.<br />Et puis dans cette Bhagavad Gîtâ, il y a deux significations tout à fait évidentes, distinctes mais aussi étroitement reliées l'une à l'autre, et il est bon de comprendre la méthode de cette jonction. D'abord la signification historique. Actuellement, spécialement dans les temps modernes où la pensée occidentale influence et colore l'esprit oriental, les Indiens, aussi bien que les Européens, sont disposés à s'éloigner de l'idée que des vérités historiques sont exprimées dans une grande partie de la littérature sacrée ; ces énormes périodes, ces longs règnes de Rois, ces batailles immenses et sanglantes, toutes ces choses ne sont surement [14] que simple allégorie, elles ne sont pas l'histoire. Mais qu'est-ce que l'histoire, et qu'est-ce que l'allégorie ? L'histoire est l'accomplissement du plan du Logos, c'est Son plan, Son dessein pour évoluer l'humanité ; et l'histoire est aussi l'histoire ou description de l'évolution d'un Logos mondial, qui gouvernera quelque système de mondes à venir. C'est cela l'histoire, l'histoire de la vie d'un Logos en évolution dans l'accomplissement du plan du Logos qui gouverne. Et quand nous disons allégorie, nous voulons seulement parler d'une plus petite histoire, d'une moindre histoire, dont les points saillants, reflets de la plus grande histoire, sont répétés dans l'histoire de la vie de chaque Jivâtmâ individuel, de chaque Esprit individuel incarné. L'histoire, envisagée du point de vue de la réalité, est le plan du Logos gouverneur pour l'évolution d'un futur Logos, manifesté sur tous les plans et visible pour nous sur le plan physique, et par conséquent plein du plus profond intérêt et plein de la signification la plus profonde. Le sens intérieur, comme on l'appelle quelquefois, celui qui nous tient à coeur, à vous et à moi, celui qui est appelé allégorie, est le sens perpétuel, continuellement répété dans chaque individu, et c'est réellement le même en miniature. Dans le premier, Ishvara vit dans Son monde, avec le futur Logos et le monde qui constituent Son corps ; dans l'autre, Il vit dans l'individu humain, avec le Jivâtmâ et ses véhicules qui constituent Son corps. Mais, dans les deux cas, il y a l'unique Vie et l'unique Seigneur, et celui qui comprend l'un des deux comprend également l'autre. Personne, sauf le sage, ne peut lire les pages de l'histoire avec des yeux qui [15] voient ; personne, sauf le sage, ne peut reproduire dans son propre développement le puissant développement du système dans lequel un futur Logos est Lui-même le Jivâtmâ, et le Logos qui gouverne est le Soi Suprême ; et, puisque le moindre est le reflet du plus grand, puisque l'histoire de l'individu évoluant est simplement une chétive et faible copie de l'évolution du futur Logos, pour cela il y a toujours dans les Écritures ce que nous appelons un double sens – celui de l'histoire qui montre un grand Soi en évolution, et le sens intérieur allégorique qui nous parle de l'évolution des moindres Soi. Nous ne pouvons nous permettre de perdre une de ces significations, car une part des richesses de ce trésor nous échapperait ainsi ; et vous devez garder fermement et clairement à l'esprit qu'il n'y a pas de superstition des anciens, pas de rêves des ancêtres, pas de caprices des générations ignorantes de la lointaine antiquité, dans le fait qu'ils voyaient dans les petites vies des hommes, des reflets de la plus grande Vie qui a l'Univers comme expression. Et vous ne devez pas vous étonner, ni être perplexes, quand vous saisissez çà et là, au cours de cette description, des lueurs de choses qui, sur une échelle plus réduite, sont familières dans votre propre développement ; et au lieu de penser qu'un mythe est quelque chose de nuageux qui provient de l'histoire d'un individu dans un passé lointain, et qui a été exagéré et développé, comme l'est la fantaisie moderne, apprenez que ce que vous appelez un mythe est la vérité, la réalité, le puissant développement de la Vie Suprême qui est la cause de la formation d'un Univers ; et que ce que vous appelez l'histoire, [16] l'histoire des individus, n'est qu'une pauvre et faible copie de ce déroulement. Lorsque vous voyez la ressemblance, sachez que ce n'est pas le grand qui est façonné par le petit ; c'est le menu qui est le reflet du puissant. Et ainsi, en lisant la Bhagavad Gîtâ, vous pouvez la considérer comme l'histoire ; et alors c'est le Grand Dévoilement qui vous fait comprendre le sens et le dessein portés par l'histoire humaine, et qui ainsi vous rend capables de scruter, avec des yeux qui voient, le panorama du vaste déroulement des évènements de nation en nation et de race en race. Celui qui lit ainsi la Gîtâ en tant qu'histoire humaine peut se tenir ferme au milieu du fracas des mondes qui s'écroulent. Et vous pouvez aussi la lire, dans le but d'y trouver individuellement aide, courage et lumière, comme une allégorie, l'histoire du développement de l'Esprit en vous-mêmes. Et je me propose, ce matin, de prendre ces deux significations pour notre étude spéciale, et de montrer comment la Gîtâ, comme histoire, est le Grand Dévoilement, l'enlèvement du voile qui recouvre le véritable dessein qu'accomplit l'histoire sur le plan physique ; car c'est cela qui dissipa l'erreur d'Arjuna et le rendit capable de faire son devoir à Kurukshetra. Et ensuite, quittant ce vaste plan pour chercher sa signification quand il touche à l'évolution de l'Esprit dans l'individu, nous verrons ce que nous y trouverons d'enseignement, et ce qu'il représente pour nous d'illumination individuelle, car de même exactement que l'histoire est vraie, de même l'allégorie l'est aussi. De même que l'histoire, comme nous le verrons, fut la préparation, pour l'Inde, du présent et aussi de l'avenir, de même est [17] vrai aussi ceci, qui est écrit autre part dans le Mahâbhârata : "Je suis l'Instructeur et l'esprit est mon élève." De ce point de vue nous verrons Shrî Krishna comme le<br />Jagatguru, l'Instructeur du Monde, et Arjuna comme le mental, le Manas inférieur, instruit par l'Instructeur. Et ainsi nous pouvons arriver à comprendre sa signification pour nous-mêmes dans notre propre petit cycle de croissance humaine.<br />Disons maintenant qu'un Avatâra est l'Ishvara, le Logos d'un système de mondes, apparaissant dans une forme physique lors de quelque grande crise de l'évolution. L'Avatâra descend – Se dévoile lui-même serait un énoncé plus vrai ; "descend" veut dire que nous pensons au Suprême comme s'Il était très loin alors qu'Il est la Vie pénétrant tout, dans laquelle nous vivons ; pour l'oeil externe seulement c'est un abaissement et une descente – et c'est un tel Avatâra qu'est Shrî Krishna. Il vient comme le Logos du système, se voilant Lui-même dans une forme humaine, de sorte qu'il peut, comme homme, régler extérieurement le cours de l'histoire par son éminent pouvoir, comme aucune force moindre ne pourrait servir à cette fin. Mais l'Avatâra est aussi l'Ishvara de l'Esprit humain, le Logos de l'Esprit, le Soi Suprême, le Soi dont l'Esprit individuel est une portion – un "amsha" ou fragment. Avatâra, donc, comme l'Ishvara de notre système ; Avatâra, aussi, comme l'Ishvara de l'Esprit humain ; et quand nous Le voyons dans ces deux présentations, la lumière brille et nous commençons à comprendre.<br />Prenons le drame historique, promulgation du grand enseignement. L'Inde a parcouru un long [18] cycle de grandeur, de prospérité. Shrî Râmachandra a régné sur le pays comme le modèle de la Royauté Divine qui guide, forme et instruit une civilisation naissante. Ces jours sont passés. D'autres sont venus, plus faibles pour gouverner et guider, et plus d'un conflit s'est élevé. La grande caste des Kshattriyas a été abattue presque jusqu'à sa racine par l'Avatâra Parashurâma, Râma à la hache ; elle a de nouveau grandi, forte et vigoureuse. Dans cette Inde la nouvelle manifestation arriva. Dans ce passé de son histoire, le premier rejeton de la grande Race Aryenne s'est établi dans les régions septentrionales de l'Inde. Il y a servi de modèle, le modèle mondial, pour une nation. C'était là sa fonction. Une religion, embrassant les hauteurs et les abimes de la pensée humaine, pouvant instruire le paysan dans son champ, instruire le philosophe et le métaphysicien dans son étude solitaire, une religion embrassant le monde a été proclamée par les lèvres des Rishis du premier rameau de la Race. Non seulement une religion, mais aussi une forme de gouvernement, un ordre économique et social, projetés par la sagesse d'un Manou, dirigés d'abord par ce Manou lui-même. Non seulement une religion et un gouvernement, mais aussi l'adaptation de la vie individuelle suivant les lignes les plus judicieuses, les Varnas successifs ou classement en castes, les Ashramas successifs ou périodes d'existence ; les stades de vie, dans la longue vie de l'individu, étaient observés dans les castes, et chaque vie de caste du Jivâtmâ incarné reproduisait dans ses principes essentiels, dans la vie individuelle, les Ashramas qu'un homme traversait entre la naissance et la mort. Ainsi parfaitement conçue, ainsi [19] parfaitement projetée, cette civilisation naissante fut donnée à la Race comme un modèle universel pour montrer ce qui pouvait être fait là où la Sagesse dirigeait et où l'Amour était l'inspirateur.<br />La parole proférée par cet antique modèle était le mot Dharma – Devoir, Convenance, Ordre régulier. Graduellement, comme toute chose humaine, il dégénéra et s'affaiblit de plus en plus. Il a fait son oeuvre, en construisant pour le monde un modèle, dont les nations plus jeunes dans le monde pourraient prendre ce qu'elles seraient capables d'appliquer pour l'introduire dans leurs propres civilisations.<br />Une autre fonction, plus grandiose, plus divine, plus merveilleuse, allait alors incomber à la Terre sacrée de l'Orient, et c'est pour la préparer à cette fonction que Shrî Krishna accomplit le changement. L'Inde, qui avait été un modèle mondial de devoir ordonné dans son peuple divinement façonné, était destinée dans un avenir lointain – qui à Ses yeux divins n'était pas distant, car où est la distance pour la Divinité à qui le passé et l'avenir ne sont qu'un éternel présent ? – non à servir de modèle mondial, mais de Sauveur du Monde ; c'est là qu'est la clef des évènements ultérieurs. Aucune nation ne peut assumer d'aussi hautes fonctions si ce n'est en franchissant la vallée de l'ombre de la mort, et en buvant jusqu'à la lie la coupe amère de l'humiliation ; c'est pour cela que vint Krishna – pour rendre cela possible, et pour le rendre inévitable. Des mains moins habiles et moins affectionnées que celles d'un Avatâra eussent été incapables de lancer la nation indienne sur le sentier, l'âpre sentier de l'humiliation et de la souffrance. Et c'est cela qui domine [21] – comme vous le verrez si vous lisez avec soin Son histoire vivante – qui domine Sa conduite directement d'un bout à l'autre. Il ne dévie jamais, Il ne change jamais. Toute Son oeuvre, dans laquelle Il jette Son incomparable puissance, est guidée par cette volonté qui voit loin, sans déviation, invariable. La volonté invariable est là, quel que soit le voile de Mâyâ dans lequel Il puisse, pour l'instant, S'envelopper. Il veut modeler ce pays, cette race, pour être un Sauveur du Monde. Que signifie ce modelage ? Il signifie en premier lieu humiliation après humiliation. Qui peut regarder en arrière et la voir telle qu'elle existait dans la splendeur de son passé, et voir son Impératrice des mondes de l'esprit et de l'intelligence, avec sa triple couronne de connaissance spirituelle, de puissance intellectuelle, et de prospérité sans bornes, et puis, parcourant des yeux l'horizon d'aujourd'hui, la voir découronnée, sans larmes, larmes du coeur même, plus pareilles à des gouttes de sang ? Et pourtant, le Seigneur d'Amour, à Kurukshetra, rendit possible la destinée même que nous voyons aujourd'hui ; oui, il la rendit inévitable. Il mit en pièces la dure muraille de fer faite des épées de sa caste Kshattriya ; Il les massacra, ces guerriers, avec leurs propres glaives tranchants, lui le puissant Seigneur de tous, car Il était venu comme l'heure du destin :<br />Je suis le Temps, qui apporte au monde la désolation ;<br />Je Me manifeste sur terre pour anéantir l'humanité !<br />Pas un de ces guerriers, rangés pour le combat,<br />Ne peut échapper à la mort.<br />(XI, 32.) [21]<br />L'heure avait sonné ; les glaives des Kshattriyas se brisèrent les uns contre les autres dans une lutte fratricide. Les corps des Kshattriyas furent abandonnés, cadavres jonchant la plaine de Kurukshetra. La lutte pour un royaume eut pour résultat la dissolution de deux royaumes, et l'Inde moderne était née.<br />Le front portant la triple couronne fut précipité dans la poussière, de sorte que les vagues destructrices de l'invasion purent la balayer de temps à autre. Alexandre vint, et parcourut les régions du nord, et ses armées retournèrent en Grèce, enrichies de la pensée orientale. Encore plus âpre fut le courroux, encore plus cruelle l'humiliation, quand les vagues d'invasion successives des nations nordiques d'Asie, venant de Mongolie, du Turkestan, arborant la forme la plus farouche de la foi de l'Islam, l'Islam de l'épée, et non de la plume, déferlèrent sur elle et s'efforcèrent d'engloutir la foi du peuple Indou, et le trône de Mughal fut établi à l'endroit même où Yudhishthira avait régné. Plus tard encore, des Nations européennes l'une après l'autre jouèrent avec les dés de la guerre et du commerce pour la domination de l'Inde. Ses barrages furent détruits. Guerriers ou armements, malgré leur héroïsme, ne furent pas assez forts pour refouler le flux ; les flots de l'océan de l'invasion passèrent d'un rivage à l'autre et submergèrent le tout. C'était l'heure de sa passion, de sa crucifixion parmi les nations.<br />Hissée en haut de sa croix de douleur, raillée et ridiculisée, objet de la moquerie et du mépris, ses robes de beauté devenues le butin de la soldatesque insolente, elle est restée là suspendue, mourante, durant des siècles. Mais quand vous avez [22] parlé de l'humiliation et de la passion, de la crucifixion et de la blessure, vous n'avez raconté que la moitié de l'histoire d'un Sauveur du Monde ; car après la passion vient la résurrection, aussi inévitablement que le jour suit la nuit. Et si vous regardez avec l'oeil du clairvoyant, qui n'est pas aveuglé par les larmes que provoque cette histoire de l'humiliation et de la passion, vous verrez que lorsque chaque vague de conquête balaye le pays, elle le fertilise, elle ne le détruit pas en réalité. Et chaque vague, en se retirant, emporte avec elle quelque chose avec quoi elle fertilisera son propre pays, et laisse dans l'Inde quelque nouvelle pensée, quelque idée neuve, quelque trésor pour enrichir sa pensée toujours grandissante. Un flot destructeur, semblait-il, quand vous le regardiez du côté extérieur à l'invasion. Un flot fertilisant, devait-on reconnaitre, quand on le regardait du côté intérieur ; comme le Nil qui inonde l'Égypte te de telle sorte que tout le pays semble submergé, mais c'est de cette inondation que dépendent les récoltes de la saison suivante. Car, n'est-ce pas l'Avatâra qui guide le monde, et, en dehors du mal apparent, Il apporte un bien incessant. Et parce qu'Il aime, et est sage autant qu'aimant, Il guide d'une main ferme Ses élus à travers la vallée de misère et l'enfer de l'humiliation, afin que, purifié par la souffrance et enrichi par l'expérience recueillie de nombreuses nations venues se mêler à la sienne, le Sauveur du Monde puisse se dresser glorieux au Matin de la résurrection, pour répandre une lumière nouvelle sur le monde entier, au lieu que la lumière soit uniquement répandue sur une seule nation.<br />Telle était la signification de la venue de Shrî [23] Krishna, et telle était l'oeuvre que l'Avatâra vit devant Lui, et qu'Il accomplit avec constance, avec une volonté invariable. Mais ici se trouve pour nous une autre leçon : car nous observons que tout en accomplissant son dessein, Il n'oublia ou ne manqua jamais d'employer les moyens que l'Ordre Régulier réclamait à l'époque. Vous rappelez-vous comment, avant que le jour de la bataille ne se levât, Shrî Krishna se rendit à la cour du roi Dhritarâshtra, et comment, avec Son éloquence incomparable, Sa parole d'or, Il y plaida pour la paix ? Vous vous rappelez comment Il fit venir Duryodhana, comment à l'obstination de celui-ci se mesura Sa patience, et à la sottise folle du même Sa propre douce sagesse ; combien indulgentes étaient Ses paroles, combien pleines de tact Ses suggestions ; et même plus, quand tout autre moyen avait échoué, un dévoilement partiel de Sa forme d'Ishvara, afin qu'Il pût faire l'effort extrême pour entrainer la conviction dans les coeurs qui s'opposaient à Lui, acharnés à la guerre fatale. Tant d'efforts pour la paix, et pourtant Il savait que la guerre était inévitable. Tant de luttes pour l'inaccessible, tant de tentatives pour accomplir des choses qui auraient frustré Sa propre mission. Comme cela semble étrange à nos yeux myopes. Mais combien nécessaire et sage, quand nous commençons à voir. Car, quoiqu'Il sût que ces efforts devaient manquer leur but à ce moment, quoiqu'Il sût que la guerre était inévitable et quoique Lui-même la voulût et fût résolu à l'achever, Il n'en savait pas moins que le devoir doit être accompli, et que c'était Son devoir comme patriote et comme homme d'État de rechercher la paix de tous Ses efforts et par tous les pouvoirs [24] humains en Sa possession. Il savait, dans Sa divine sagesse, que la valeur de l'effort ne consiste pas dans le succès immédiat, comme le succès peut être calculé par vous et moi ; que les efforts, dirigés vers de nobles fins, ne sont jamais perdus, mais sont une force qui s'accumule constamment, et que le futur succès ne pouvait se construire lui-même d'une manière correcte et parfaite, si l'un de ces efforts venait à manquer, si l'une de ces luttes n'avait pas lieu. Il savait le secret de toute action. Il savait que l'action droite n'est pas accomplie par le sage en vue d'en recueillir le fruit immédiat et apparent ; que l'action droite doit toujours être accomplie, même si un inévitable insuccès doit en résulter, et Il savait bien que tous ces efforts faits par Lui étaient des forces, des énergies nécessaires pour produire le résultat final qui n'est encore pour nous qu'un avenir lointain. Ces efforts pour la paix faits par Shrî Krishna, qui semblaient avoir été frustrés à cette époque par l'obstination de Duryodhana, ces efforts sont une partie des énergies qui travaillent pour la paix universelle dans l'avenir, lorsque la nécessité des leçons de la guerre aura cessé et que les blanches ailes de la paix seront étendues sur un monde calmé. Et c'est ainsi qu'Il a oeuvré, ainsi qu'Il a lutté.<br />Passons maintenant à l'histoire, après cette vue à vol d'oiseau. Arjuna, quand le jour de la bataille se leva, assis dans le char aux chevaux blancs, avec le divin conducteur auprès de lui, sentit son coeur défaillir, non sans raison. Des amis dans les deux camps ; des parents rangés sous les étendards ennemis ; qui plus est, ses anciens instructeurs, Bhîshma, Drona, et les autres, alignés en face de lui et guidant les armes de l'ennemi ; quel coeur n'eût [25] pas défailli dans un tel conflit de devoir ? Il doit y avoir une bataille dans le coeur menée avant la bataille de Kurukshetra, et, tandis que cette lutte faisait rage, il était décontenancé, abattu, confondu, quant au dharma. Que devait-il faire ? La royauté était-elle une réparation suffisante pour le massacre des êtres aimés ? La couronne pourrait-elle se poser doucement sur le front quand le coeur était brisé ? Non, dans une véritable prévision il voyait le lourd fardeau de la misère attendant le vainqueur aussi bien que le vaincu, l'ombre du jour prochain, quand, à la Cour déserte, il chercherait en vain le visage de ses parents bienaimés, les compagnons de jeux de sa chère enfance ; cette ombre descendait avec son obscurité et assombrissait son coeur aimant. "Comment pourrais-je les tuer, eux ?" cria-t-il ; "mes Gurus, comment pourrais-je les massacrer ? Mieux vaut se nourrir de croutes en mendiant en exil que de tuer ces Gurus vénérables, ces parents bienaimés. Ce serait pour moi prendre part à un festin sanglant" (II, 4, 5). Et l'ensemble de ses arguments était une argumentation raisonnable ; ses idées de ruine des castes, ses idées sur la décadence graduelle du dharma, qui devaient inévitablement suivre la tuerie de Kurukshetra, étaient toutes correctes. L'histoire les a justifiées ; ses présages se sont montrés vrais ; le dharma est déchu ; la confusion des castes est présente. Sa vision n'était pas, alors, une vision obscure, seulement elle n'a pas été portée assez loin. Il vit l'avenir immédiat, clairement, distinctement, correctement. N'est-il pas vrai que le dharma est déchu ? N'est-il pas vrai que nous sommes maintenant en pleine confusion des castes ? Qu'est-il advenu du dharma de caste ? Il a disparu, [26] comme Arjuna le redoutait. Ses paroles, du point de vue d'une vision limitée, étaient vraiment "des paroles de sagesse" (II, 11), de sagesse en ce monde, la sagesse du mental non illuminé. Il vit dans une vraie prévision ce qui arriverait sur le pays. Il comprit qu'il se trouvait engagé dans un ouvrage qui tendait à la ruine pour l'Inde ; c'est ce qu'il savait, bien qu'il ne pût voir au-delà de l'Inde du moment ; l'Inde plus forte qui devait naitre des douleurs de l'enfantement dans la ruine était hors de la portée de son regard. Qu'y a-t-il d'étonnant qu'il en ait été ainsi ? Quoi de merveilleux ? Comment pouvions-nous nous attendre à voir Arjuna, si sage qu'il fût, transpercer les brumes épaisses de l'avenir, et voir ce qui devait naitre de cette misère temporaire ? Comment pouvions-nous nous attendre à voir le résultat ; le résultat réel de toutes ces luttes ? Pourquoi alors fut-il si sévèrement blâmé ? Si sa prophétie était vraie, si sa prévision était correcte, si le dharma était en train de disparaitre, et si les castes étaient tombées dans la confusion, pourquoi ces paroles de blâme furent-elles prononcées par les lèvres divines ? "D'où te vient, en cette heure de danger, cet abattement honteux, infâme et fermant les portes du ciel, ô Arjuna ? Ne te laisse pas aller au découragement, ô Pârtha ! Cela ne te sied pas. Secoue cette honteuse faiblesse de ton coeur. Relève-toi, Parantapa" (II, 2, 3). Pourquoi ce blâme vigoureux ? Parce que le plan, le dessein d'Ishvara doit être accompli, à tout prix pour l'instant, par ceux qui sont Ses agents dans le travail. Arjuna avait vécu avec Shrî Krishna depuis sa jeunesse, et était son ami le plus cher. Comme jeunes gens, vous vous rappelez comment ils se rencontrèrent après ce grand [27] tournoi où Arjuna, vainqueur de Draupadi, se dressa sur le champ en conquérant. Vous vous rappelez comment ils grandirent côte à côte, comment l'influence, cette influence merveilleuse de Shrî Krishna, avait, durant toutes ces années, entouré l'ami de Son choix, le préparant au grand rôle qu'il devait jouer dans la lutte. Il y avait un plan à accomplir, dans lequel Arjuna était un acteur et auquel ses yeux étaient aveugles. Il était soumis à l'illusion, déconcerté, perplexe, il ne pouvait voir ; et ce grand projet à accomplir était invariable ; rien de ce qu'Arjuna pouvait faire ne pouvait le changer, aucune résistance de sa part ne pouvait servir à le rendre différent de ce qu'il était. Il devait comprendre que les formes perdent la vie, mais que l'Esprit ne meurt jamais, et que lorsque le travail de la forme est terminé il est bon qu'elle puisse être brisée et mise en pièces ; que c'est seulement quand l'Esprit s'adapte à des formes nouvelles que peut se produire un développement plus étendu. Celui qui hésite à détruire la forme quand elle a fait son oeuvre ne connait pas le pouvoir de la Vie qui est le constructeur, et continuera de construire dans les jours à venir.<br />Néanmoins il est vrai que, dans l'écroulement des systèmes dont l'oeuvre est terminée, ce sont ceux qui exécutent le Sahajan Dharma – le devoir inné – qui servent de pont entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau. Ceux qui comprennent la progression nécessaire des évènements, ceux qui savent que les formes doivent se briser quand les nouvelles formes sont prêtes pour la naissance, ceux qui accomplissent fermement le dharma des vieilles formes dans lesquelles ils sont nés, bien que sachant qu'elles doivent mourir, jusqu'à ce que les nouvelles [28] soient prêtes, ceux-là forment le pont sur lequel les ignorants peuvent circuler en sureté, au milieu des craquements d'un système qui s'écroule vers un nouveau système préparé par l'Esprit qui constamment renouvèle la vie et construit de nouvelles formes. De sorte qu'Arjuna avait à faire son devoir, quelle qu'en pût être l'issue, aussi bien que le résultat ; et, chose assez étrange, l'homme qui était choisi pour cette grande tâche – être le pont vers l'ordre nouveau – était un homme dans la famille duquel ce même fait précis de confusion de caste était manifesté d'une manière très nette. Car vous vous rappellerez, si vous vous reportez par la pensée à l'histoire d'Arjuna, que son arrière-grand-mère était une fille de pêcheur mariée à un Roi ; que les fils de ce Roi moururent sans enfants, et que Vyâsa fut appelé dans le but d'élever des enfants pour être les héritiers du monarque défunt. Et vis-à-vis de ces enfants, dont telle était la naissance, Pându avait agi de telle sorte que lui non plus n'était pas le père de ses soi-disant fils, qui étaient nés de Kunti et de Madri sous la touche des Dévas. Ainsi, tant par la bisaïeule, fille du pêcheur, que par la grand-mère, qui ne donna pas d'enfant à son propre seigneur, mais seulement à Vyâsa, et que par la mère, qui fut adombrée par les Dévas, il y avait le mélange de courants étranges et divers dans les veines de cet Arjuna, l'ami choisi de Shrî Krishna, instrument choisi pour le travail de transition. Sur ces faits l'homme réfléchi peut convenablement méditer.<br />Mais j'ai dit qu'il était nécessaire que le plan divin de l'évolution fût accompli, qu'Arjuna le voulût ou non ; et c'est ainsi qu'il est déclaré au sujet de ce grand dessein : "Le Seigneur réside [29] dans le coeur de tous les êtres, ô Arjuna, et par le pouvoir d'illusion de Sa Mâyâ il pousse tous les êtres à tourner comme s'ils étaient montés sur la roue d'un potier" (XVIII, 61). Le projet est là ; il n'y a pas de choix, aucun pouvoir capable de le changer ; la sagesse ne saurait être corrigée par l'ignorance, pas plus que la vision qui pénètre l'avenir ne saurait apprendre à voir sainement avec des yeux d'aveugle. Le projet ne pouvait être modifié à cause des sentiments d'Arjuna ; le projet ne devait pas être altéré parce que le coeur d'Arjuna pouvait être brisé en l'exécutant. Le temps était accompli ; l'heure avait sonné. "Je suis le Temps…" (XI, 32) actuel et présent, et il était trop tard pour hésiter ; le temps de réfléchir était passé ; le temps d'agir était arrivé. Non, avec son dharma passé derrière lui, pesant sur lui, avec un devoir imposé qu'il était obligé de remplir en vertu des causes qu'il avait générées dans le passé, il n'avait même pas le pouvoir de refuser de jouer son rôle, choisi par lui dans son passé ; et cela Shrî Krishna le lui dit en paroles claires, franches : "Muré dans l'égoïsme, tu penses : "Je ne veux pas combattre" ; ta résolution est vaine ; la nature t'y contraindra. Ô fils de Kunti, étant lié par ton propre dharma né de ta propre nature, ce que par ignorance tu ne désires pas faire, c'est cela qu'inévitablement tu seras obligé d'accomplir" (XVIII, 59, 60). Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que dans la grande crise du destin d'une nation, quand le Seigneur, monté sur la roue du potier, tourne la roue de l'histoire, aucune main ne peut alors servir à l'arrêter ; que ceux qui ont choisi les principaux rôles par des choix innombrables dans leur passé, ont engendré [30] derrière eux une force de karma à laquelle ils sont incapables de résister dans leurs corps actuels, et que le sang de Kshattriya qui coulait dans les veines d'Arjuna, la puissance aussi de l'hérédité physique des générations qui l'avaient précédé et qui avaient fait leur devoir de Kshattriya face à face avec l'adversaire, devaient triompher malgré son désir présent, malgré ses sentiments présents, malgré sa volonté présente ; le grand pouvoir de la nature innée, créée par son passé, le porterait, en dépit de son moi présent, au milieu même d'une armée hostile, et il combattrait dans l'impuissance, contraint par son propre passé. Mais s'il combattait de cette manière, c'était le malheur pour lui. Le plan d'Ishvara devait en effet être exécuté ; la roue tournante du potier ne devait pas s'arrêter ; le Seigneur qui la montait ne pouvait pas être mis en échec par le minime pouvoir d'Arjuna à Kurukshetra. Mais pour Arjuna, poussé sans secours dans le combat, c'eût été mal agir si, retranché dans cet égoïsme ressenti à ce moment, il persistait encore : "Je ne combattrai pas." "Si, par égoïsme tu ne veux pas entendre, tu périras" (XVIII, 58). Ce sont les desseins de Dieu et la coopération de l'homme qui vous sont présentés en quelques phrases. Vous ne pouvez rien changer au grand plan ; l'occasion vous est donnée de coopérer ; mais, si entrainés par votre passé à la coopération, et résistant à présent par égoïsme en vous croyant vous-même l'acteur au lieu de vous donner vous-même comme un instrument dans la main du grand Dramaturge, vous dites : "Je ne combattrai pas ; je ne ferai pas mon devoir ; je n'accomplirai pas ma tâche", alors, en dépit de l'action faite à regret, vous périrez ; car [31] votre choix présent est alors de faillir à votre devoir, et le choix intérieur détermine l'avenir comme le choix passé a déterminé le présent. Le plan sera triomphant, mais l'égoïsme dans lequel vous avez pris refuge vous détruira, même alors que vous êtes forcés d'obéir extérieurement au plan.<br />C'est ainsi que pour Arjuna se fit le Grand Dévoilement, et son attitude vis-à-vis du monde extérieur se trouve transformée. Il comprend maintenant ce que l'histoire signifie. Il réalise le plan invariable, et la part qu'y prennent les sois individuels qui se sont rendus dignes de coopérer avec le puissant Seigneur. Il sait maintenant que Shrî Krishna est le Temps – le Temps manifesté pour détruire ces peuples. "Combats donc." Parce que le temps est maintenant venu où, pour le bien de l'humanité entière, ces objets d'obstruction doivent être balayés, "pour cette raison, combats".<br />"Sois la cause extérieure" (XI, 33), l'épée, l'instrument. C'est comme s'Il disait : "En réalité, Je les ai tués, et le meurtre signifie simplement leur libération. Actuellement ils forment des obstacles, des empêchements. La mort est leur ami, leur libérateur et non leur adversaire. En mourant, ils viennent à Moi, leur Seigneur vivant. Ils se précipitent dans Ma bouche (XI, 26-29) et leurs corps périssent pour que leur vie réelle puisse croitre. Contribue donc à la grande tâche et libère ceux qui sont de vivants Esprits, alors que tombent les corps qui les entravent. Parce que je suis le Temps, parce que le dessein est sûr, parce que la fin est certaine, pour cela, combats." Arjuna a compris. Écoutez ses dernières paroles : "Mon illusion, mon erreur est détruite. J'ai acquis par Ta [32] grâce la connaissance, ô Immuable ! Je suis ferme, mes doutes se sont dissipés. J'agirai selon Ta parole" (XVIII, 73). Il avait appris ce que signifie l'histoire. Il avait appris la situation du plan et celle de l'acteur. Il réalisait que ce n'était pas du tout lui qui agissait, sauf comme l'instrument de Celui qui est le Tout-sagesse et le Tout-amour ; il cessait de penser aux amis ou aux ennemis, il cessait de penser aux liens personnels, aux attachements personnels. Dans l'émerveillement de cet enseignement dévoilant le monde, il réalise l'unique Seigneur qui anime tout, qui oeuvre à jamais pour le mieux, par la route la plus courte possible ; et, voyant cela, il se jette à Ses pieds pour agir selon Sa parole. "Détruite est mon illusion." "Je veux combattre." Et il en est ainsi dans toute l'histoire, si seulement nous pouvons voir sainement dans l'histoire autour de nous comme dans l'histoire d'Arjuna à Kurukshetra ; si nous pouvons saisir l'esprit du Grand Dévoilement, le sens de la Vie derrière le voile et des petites vies qui sont de ce côté, leur coopération, leurs relations respectives, alors dans chaque lutte nous pourrons nous jeter du côté équitable, et combattre sans hésitation, sans illusion, sans crainte, car le Guerrier qui combat réellement fait tout, et nous ne sommes que les cellules dans Son corps, avec nos volontés harmonisées dans l'unité avec Lui. L'effacement de l'illusion est nécessaire, afin que l'activité ne puisse être paralysée par le doute, le doute le plus mortel ennemi de l'action. Le doute sape la virilité, vampirise le mental. Nécessaire, absolument nécessaire, comme phase menant à la connaissance, il rompt le lien salutaire entre la pensée et l'action quand il est indument prolongé, [33] et devient une atmosphère habituelle. "Le… soi qui doute va à la destruction ; pour le soi qui doute il n'y a ni ce monde, ni l'autre, ni aucune félicité" (IV, 40). "Combats donc" est le constant refrain. Comprenez afin de pouvoir agir.<br />Tel est le dévoilement de l'histoire. Je n'ai pas le temps de l'approfondir davantage, mais vous voyez le principe soutenant l'ensemble ; appliquez-le aux luttes des nations qui se poursuivent autour de vous au moment présent. Surveillez à travers le voile la réalité qui est derrière lui, et vous verrez partout le grand Avatâra directeur, et toutes choses sont parfaitement projetées et concourent à une fin prévue.<br />Voilà la leçon historique ; et quelle est l'autre leçon, la leçon de l'allégorie ? Le conflit, évidemment, entre le Manas inférieur, le mental évoluant, symbolisé par Arjuna, et Kâma la nature passionnelle, symbolisée par les parents, gouvernés par Duryodhana, incarnant toutes les attaches du passé. Arjuna se présente là comme le Manas Inférieur, non illuminé, plein de doute, indécis, interrogateur, allant d'abord dans une direction puis dans l'autre, peu sûr de lui-même, toujours posant des questions et ne comprenant pas les réponses qu'il reçoit, toujours embarrassé pour trouver ce qui est réellement le meilleur. Il y a tant de ce côté, mais juste autant de l'autre côté ; cet argument est très bon mais celui-là aussi est admirable ; entre les deux toujours un balancement en arrière et en avant, d'abord d'un côté, ensuite de l'autre. Nous avons ici un type de Manas sans illumination, et à ce mental l'Instructeur dit les paroles de sagesse qui viennent d'être citées : "Pour le soi qui doute, il n'y a ni ce monde, ni l'autre, ni aucune félicité." [34] Un soi qui doute continuellement et ne peut rassembler ses idées ; qui, au moment où une question est résolue, voit tous les arguments contraires et voudrait recommencer encore une fois à étudier l'ensemble, ce soi ne fait pas de progrès. C'est l'exagération de la vertu de précaution et de prudence, l'exagération d'une vertu qui devient un vice. Il vaut mieux agir et commettre une bévue, et apprendre ainsi comment faire une meilleure action à l'avenir, que d'hésiter à agir en toute occasion. Car le doute paralysant vous empêche d'apprendre les leçons que seule l'expérience peut vous apprendre. L'hésitation apparait fortement dans tous les arguments d'Arjuna. L'insistance sur la décision apparait fortement dans les paroles de l'Instructeur. Les stades par lesquels Arjuna doit passer, nous pouvons les reconnaitre dans notre propre expérience. D'abord, dans Sa jeunesse, Arjuna, jeune garçon de la cour, est assujetti aux ainés du personnel à tous les stades peu avancés de sa croissance ; sagement et nécessairement assujetti, car par une telle sujétion seul l'esprit peut être poussé à surmonter son inertie et à s'exercer lui-même, et par cet effort à développer ses pouvoirs. Et dans les premiers temps de l'évolution ainsi en est-il pour l'humanité. Sous la tutelle des ainés, et en suivant sans hésitation les impulsions nées du penchant naturel et des plaisirs, l'esprit poursuit sa course sans beaucoup réfléchir et sans hésiter ni douter ; il n'y a pas de lutte. Ensuite vient le temps de la lutte qui forme les stades intermédiaires, quand il est constaté que l'obéissance aux impulsions naturelles de Kâma est peu satisfaisante ; que la satisfaction de Kâma apporte les souffrances autant que le plaisir ; quand il est [35] constaté que les désappointements et les échecs marchent sur la trace des désirs satisfaits, – et un désir ardent de comprendre se fait jour. Puis vient l'époque de lutte, l'époque de guerre, de misère, de doute ; l'esprit est déconcerté au sujet du dharma, au sujet du meilleur chemin à suivre. L'esprit crie au secours en se tournant vers l'instructeur, et la réponse ne fait qu'égarer, parce que Manas n'est pas encore prêt à voir la vérité mais est troublé par toutes les attractions environnantes auxquelles le coeur aspire ; la vérité semble aride, dure, répulsive ; la suivre apparait comme la destruction de toutes les joies de la vie, que dis-je, de la vie même. Enfin vient la vision du Suprême, celle qui seule emporte le gout pour les plaisirs provenant des objets qui nous entourent ; c'est seulement quand le Suprême est perçu, quand la vie pleine se répand sur la vie inférieure, que l'attrait de la vie des sens s'éloigne (II, 59). Alors Manas se dresse triomphant, illuminé par la lumière du Soi, clair, radieux, résolu ; l'erreur est détruite, le guerrier est vainqueur de ses ennemis, Parantapa.<br />Tel est, en vérité, le sentier de l'âme guerrière ; tel est, en vérité, le chemin que l'âme guerrière doit parcourir. Des deux côtés, des amis ; car lorsque commence, sur le Kurukshetra de l'âme, la bataille qui doit apporter la victoire finale, l'illumination, l'union avec le Suprême, jamais tous les amis nés des attaches du passé ne se trouvent d'un seul côté ; les amis sont répartis de chaque côté, combattant les uns contre les autres. Là se pressent les conflits des revendications, des devoirs, des obligations de toute sorte ; il ne suffit pas de souhaiter de faire le bien ; il est facile d'agir quand [36] vous savez : la difficulté est de voir la route au milieu du fracas et de la poussière de la bataille, et d'avoir une vue assez perçante pour pénétrer dans les nuages et voir où se trouve le chemin du devoir. Des amis des deux côtés – comment seront-ils reniés ? Mais c'est bien plus que des amis que l'âme guerrière doit trouver parmi ses adversaires. Des Instructeurs, des Gurus, ceux à qui dans le passé le guerrier avait eu recours pour l'aider, pour le guider Bhîshma et Drona, types de ceux qui aident et guident et enseignent. Les ainés sont contre lui ; les amis et les parents sont aussi contre lui ; et ceux qui sont moindres, également, les plus jeunes, critiquant, blâmant par ignorance, et dédaigneux ; l'âme guerrière doit demeurer seule, comme Arjuna se tint dans l'espace vide entre les armées. Seul, et pourtant pas seul, car l'Instructeur était auprès de lui, le divin conducteur du char était là ; le Soi, attendant d'être reconnu. Il doit se jeter dans la bataille ; par la force de son bras droit, par sa propre volonté résolue, par son propre courage décidé, cette bataille doit être menée jusqu'à l'issue cruelle. Il se sent lui-même isolé jusqu'à l'extrême limite de l'isolement. Et dans cet isolement, cette solitude, c'est là qu'il doit trouver le Soi. Là, au milieu du combat, alors qu'il est seul, alors que tous sont contre lui, la gloire du Soi éclate au-dessus de lui, et il sait en vérité qu'il n'est pas seul ; en dépit des blessures dont le sang l'aveuglait, en dépit de l'armure bossuée, des vêtements souillés et des armes brisées, l'âme guerrière s'est dressée intrépide jusqu'au bout, ignorant que le bouclier de son Instructeur s'était élevé au-dessus de lui au pire moment du péril, ignorant que, lorsque volait vers lui le seul projectile qu'aucune [37] force humaine ne pouvait affronter, son Instructeur l'avait détourné contre Sa propre poitrine, et il s'était changé en guirlande sur le cou du Conducteur. Il ne savait rien de l'invisible bouclier qui avait détourné le courant de feu que seul le Seigneur pouvait affronter ; il ne savait pas, ne pensait pas, ne rêvait pas, que le Guerrier Royal voilé dans le Conducteur, le protégeait ; car, eût-il senti cela au cours du combat, comment aurait-il appris à se confier au Soi intérieur ? Le Soi extérieur doit disparaitre avant que le Soi intérieur ne soit réalisé. C'est là l'expérience de chaque âme-guerrière ; c'est l'expérience que chacun doit traverser quand il foule le sentier qui conduit au Suprême ; ce n'est que dans cette extrême solitude de désolation qu'Arjuna, ou quelque autre que ce soit, trouve le Soi. Soyez donc sans crainte, vous, comme des guerriers, lorsque les amis vous blâment et se détournent de vous ; soyez sans crainte même lorsque les ainés vous condamnent, quand les jeunes vous dédaignent, quand vos égaux vous méprisent ; continuez intrépides, résolus, car le Soi est en vous. Vous pouvez commettre maintes erreurs, car le Soi est incarné – les fautes appartiennent au corps ; et rappelez-vous qu'elles appartiennent au corps, non à l'Esprit intérieur, et que, par la souffrance qui résulte de ces fautes mêmes, la matière la plus grossière est consumée et le Soi devient davantage manifeste. Continuez de combattre, de lutter, pleins de courage, d'un coeur vaillant et intrépide, et, à la fin de votre bataille de Kurukshetra, pour vous aussi brillera le Soi dans Sa majesté, votre illusion aussi sera détruite, et vous verrez votre Seigneur tel qu'Il est.</p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>LIVRE</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br /><span style="font-size: 24pt;"><strong>CHAPITRE PREMIER </strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>— </strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>LA GRANDE RÉVÉLATION</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Frères,<br />En essayant de vous parler pendant quatre matinées successives sur le sujet de la Bhagavad Gîtâ, je sens, plus fortement qu'il n'est possible à aucun de vous de la sentir, mon extrême insuffisance devant cette tâche. Parler de la Gîtâ c'est parler de l'histoire du monde, de sa vaste complexité, de la trame des désirs, des pensées, et des actions qui constitue l'évolution de l'humanité ; car ce livre n'est pas simplement l'histoire de l'instruction d'Arjuna par Shrî Krishna – il est bien plus que cela. Et tout ce qu'on peut souhaiter, en entreprenant une tâche dépassant de si loin nos capacités, c'est que cette flute, dont la musique imposait sa mélodie aux pierres mêmes qui l'entendaient, puisse exhaler la même musique d'inspiration universelle dans le coeur de l'orateur aussi bien que dans celui des auditeurs ; de telle sorte que parmi cette musique quelque passage puisse faire écho dans les coeurs qui sont rassemblés ici, pour souffler sur les vies qui jaillissent de ces coeurs quelque chose de l'esprit contenu dans les paroles de la Gîtâ. Combien le chant du Seigneur est grand, tontes les nations le proclament d'une [10] seule voix. Non seulement dans son propre pays natal, mais par tous pays, cette musique s'en est allée, et dans chaque contrée elle a éveillé quelque écho dans les coeurs réceptifs. Et pourtant, plus d'un parmi ceux qui le lisent et seraient heureux de le comprendre, le trouvent – comme il arriva à son premier auditeur – difficile, compliqué et même troublant, fuyant apparemment d'un sujet à un autre, parlant tantôt d'une méthode et tantôt d'une autre en apparence opposée, semblant quelquefois donner un conseil dans une certaine direction puis un conseil dans une autre, parlant de la nécessité de la vie qui est incarnée dans tous les êtres et pourtant avec un perpétuel refrain, "combats", par lequel la vie fut chassée de bien des formes. Celui qui peut comprendre la complexité de la Gîtâ peut de même comprendre la complexité du monde dans lequel l'Auteur de la Gia est la vie, le support et le soutien, et la Gîtâ étant complexe comme le monde, tous deux sont dignes de l'étude la plus profonde.<br />Mais, en ces temps modernes, c'est une étude très difficile, car la manière de l'Instructeur Divin n'est pas celle du pédagogue humain. Dieu n'enseigne pas comme enseigne l'homme, dans des manuels écrits pour être appris par l'enfant en exerçant sa mémoire plutôt qu'en développant sa vie. La nature, qui est le reflet extérieur de la Divinité, ne nous instruit pas par une suite de préceptes, par des paroles faciles à comprendre ; et c'est ainsi que vous remarquez que, dans la Gîtâ, où la méthode d'enseignement est celle de l'Instructeur Divin et non celle du pédagogue, il y a beaucoup de confusion, beaucoup de difficultés ; et c'est presque du dépit qui apparait, de temps en temps, dans le [11] coeur et même sur les lèvres de l'étudiant. Que de fois, au cours des premières leçons, l'élève se plaint-il amèrement à son maitre qu'il est incapable de comprendre. Que de fois entendons-nous son cri plein d'amertume et de reproche réclamant un enseignement clair, défini et évident. Vous devez évoquer cette suite de Shlokas dans lesquels se montre la confusion d'Arjuna, tantôt en paroles instantes, tantôt en paroles presque pétulantes : "Je te demande de me dire résolument ce qui est le meilleur. Je suis Ton disciple qui Te supplie ; instruis-moi" (II, 7). Et la réponse ? Un long discours, éloquent, admirable, plein de la plus profonde sagesse ; mais, après ce discours, quel est le résultat sur l'esprit de l'auditeur ? "Par ces paroles contradictoires, Tu ne fais que troubler mon entendement ; dis-moi donc clairement le seul chemin par lequel je puisse atteindre le bonheur" (III, 2). De nouveau l'Instructeur parle. Shloka après Shloka, d'une beauté musicale, sortent des lèvres divines ; et de nouveau, après que deux longs discours ont été prononcés, le même cri désespéré : "Lequel des deux est le meilleur ? Dis-le-moi d'une façon définie" (V, 1). Que c'est étrange ! Voici Shrî Krishna instruisant Arjuna, et cependant Il ne peut se faire comprendre de lui. Voici l'élève idéal, le disciple idéal, réclamant à hauts cris la lumière à son Maitre, et la lumière ne lui est pas donnée. Ah ! Non ! Il n'en est pas ainsi. Ce n'est pas le Maitre qui refuse la lumière ; c'est le disciple qui n'est pas capable de s'en servir pour voir, de comprendre. Car il est une nécessité pour l'élève aussi bien que pour l'instructeur, l'esprit réceptif autant que la Sagesse qui coule des lèvres divines. À quoi sert la blanche splendeur du soleil si elle tombe sur des [12] yeux aveugles à son éclat ? À quoi sert la mélodie de la plus exquise Vînâ, si elle tombe dans des oreilles sourdes qui ne peuvent l'entendre ? La difficulté, mes frères, git en nous et non en Ceux qui enseignent. Ils répandent les flots de la Sagesse Divine, mais l'océan peut-il se vider dans un seau minuscule ? Ce que nous voyons, c'est la rancune, comme il nous semble presque, contre le rôle de l'Instructeur ; l'élève est avide de lumière, ardemment désireux de connaissance, il appelle instamment la sagesse, et rien de cela ne vient. Mais si ! Cela arrive, en flots irrésistibles, les vagues innombrables nous balayent, mais nous sommes sourds et aveugles et insensibles comme les pierres ; oui, pires que les pierres, car elles répondent à la mélodie de la flute, et nous ne répondons pas.<br />Or, voici la première grande leçon de la Gîtâ. Ce que l'élève doit faire lui-même. Vous pouvez apprendre toutes les choses extérieures que l'homme peut enseigner par un enseignement extérieur, bien que même dans ce cas la force de l'élève doit conditionner l'illumination reçue par l'esprit, et l'instruction acquise par lui consiste uniquement dans ce qu'il aura assimilé. Mais de la Sagesse Divine vous ne pouvez apprendre une syllabe, que dis-je, une lettre, jusqu'à ce que vous la viviez dans votre vie et ne la répétiez pas seulement avec les lèvres. Pour comprendre la Gîtâ, vous devez la vivre, et en apprenant à la vivre, lentement la grande signification se fera jour dans votre intelligence ; c'est seulement à mesure que, pas à pas, ce mode de vie s'accomplit, que le profond dévoilement des mystères devient possible pour le coeur de l'individu. Et ainsi, il en est qui prendront la Gîtâ, la liront jusqu'au bout, et [13] diront : "C'est très beau, mais après tout il n'y a là rien que nous n'ayons su auparavant." Et d'autres la liront, et liront et reliront, et la lecture ne portera que peu de fruits. Bien, mais, pouvez-vous dire, il est dit dans certains de nos Shâstras que si vous lisez par exemple, un quart de Shloka, un demi-Shloka, un Shloka ou un quart du livre entier même, tels et tels seront les fruits. Oui, mais la lecture qui apporte le fruit de connaissance n'est pas la lecture de l'oeil mais la lecture de la vie ; et l'homme qui voit, qui lit un quart de Shloka et le lit d'une manière telle que cela devienne une part de sa vie, de telle sorte que tous autour de lui peuvent aussi le lire dans sa vie, et savoir que dans cet homme cette partie de la Gîtâ, a pris corps, cet homme a lu cela en vérité, et il en cueille le fruit. Chaque lecture véritable marque un stade de l'évolution humaine, marque un point du progrès humain. Ce n'est pas la simple répétition des mots ; c'est le puissant Esprit intérieur, incarné dans nos coeurs qui manifeste le fruit.<br />Et puis dans cette Bhagavad Gîtâ, il y a deux significations tout à fait évidentes, distinctes mais aussi étroitement reliées l'une à l'autre, et il est bon de comprendre la méthode de cette jonction. D'abord la signification historique. Actuellement, spécialement dans les temps modernes où la pensée occidentale influence et colore l'esprit oriental, les Indiens, aussi bien que les Européens, sont disposés à s'éloigner de l'idée que des vérités historiques sont exprimées dans une grande partie de la littérature sacrée ; ces énormes périodes, ces longs règnes de Rois, ces batailles immenses et sanglantes, toutes ces choses ne sont surement [14] que simple allégorie, elles ne sont pas l'histoire. Mais qu'est-ce que l'histoire, et qu'est-ce que l'allégorie ? L'histoire est l'accomplissement du plan du Logos, c'est Son plan, Son dessein pour évoluer l'humanité ; et l'histoire est aussi l'histoire ou description de l'évolution d'un Logos mondial, qui gouvernera quelque système de mondes à venir. C'est cela l'histoire, l'histoire de la vie d'un Logos en évolution dans l'accomplissement du plan du Logos qui gouverne. Et quand nous disons allégorie, nous voulons seulement parler d'une plus petite histoire, d'une moindre histoire, dont les points saillants, reflets de la plus grande histoire, sont répétés dans l'histoire de la vie de chaque Jivâtmâ individuel, de chaque Esprit individuel incarné. L'histoire, envisagée du point de vue de la réalité, est le plan du Logos gouverneur pour l'évolution d'un futur Logos, manifesté sur tous les plans et visible pour nous sur le plan physique, et par conséquent plein du plus profond intérêt et plein de la signification la plus profonde. Le sens intérieur, comme on l'appelle quelquefois, celui qui nous tient à coeur, à vous et à moi, celui qui est appelé allégorie, est le sens perpétuel, continuellement répété dans chaque individu, et c'est réellement le même en miniature. Dans le premier, Ishvara vit dans Son monde, avec le futur Logos et le monde qui constituent Son corps ; dans l'autre, Il vit dans l'individu humain, avec le Jivâtmâ et ses véhicules qui constituent Son corps. Mais, dans les deux cas, il y a l'unique Vie et l'unique Seigneur, et celui qui comprend l'un des deux comprend également l'autre. Personne, sauf le sage, ne peut lire les pages de l'histoire avec des yeux qui [15] voient ; personne, sauf le sage, ne peut reproduire dans son propre développement le puissant développement du système dans lequel un futur Logos est Lui-même le Jivâtmâ, et le Logos qui gouverne est le Soi Suprême ; et, puisque le moindre est le reflet du plus grand, puisque l'histoire de l'individu évoluant est simplement une chétive et faible copie de l'évolution du futur Logos, pour cela il y a toujours dans les Écritures ce que nous appelons un double sens – celui de l'histoire qui montre un grand Soi en évolution, et le sens intérieur allégorique qui nous parle de l'évolution des moindres Soi. Nous ne pouvons nous permettre de perdre une de ces significations, car une part des richesses de ce trésor nous échapperait ainsi ; et vous devez garder fermement et clairement à l'esprit qu'il n'y a pas de superstition des anciens, pas de rêves des ancêtres, pas de caprices des générations ignorantes de la lointaine antiquité, dans le fait qu'ils voyaient dans les petites vies des hommes, des reflets de la plus grande Vie qui a l'Univers comme expression. Et vous ne devez pas vous étonner, ni être perplexes, quand vous saisissez çà et là, au cours de cette description, des lueurs de choses qui, sur une échelle plus réduite, sont familières dans votre propre développement ; et au lieu de penser qu'un mythe est quelque chose de nuageux qui provient de l'histoire d'un individu dans un passé lointain, et qui a été exagéré et développé, comme l'est la fantaisie moderne, apprenez que ce que vous appelez un mythe est la vérité, la réalité, le puissant développement de la Vie Suprême qui est la cause de la formation d'un Univers ; et que ce que vous appelez l'histoire, [16] l'histoire des individus, n'est qu'une pauvre et faible copie de ce déroulement. Lorsque vous voyez la ressemblance, sachez que ce n'est pas le grand qui est façonné par le petit ; c'est le menu qui est le reflet du puissant. Et ainsi, en lisant la Bhagavad Gîtâ, vous pouvez la considérer comme l'histoire ; et alors c'est le Grand Dévoilement qui vous fait comprendre le sens et le dessein portés par l'histoire humaine, et qui ainsi vous rend capables de scruter, avec des yeux qui voient, le panorama du vaste déroulement des évènements de nation en nation et de race en race. Celui qui lit ainsi la Gîtâ en tant qu'histoire humaine peut se tenir ferme au milieu du fracas des mondes qui s'écroulent. Et vous pouvez aussi la lire, dans le but d'y trouver individuellement aide, courage et lumière, comme une allégorie, l'histoire du développement de l'Esprit en vous-mêmes. Et je me propose, ce matin, de prendre ces deux significations pour notre étude spéciale, et de montrer comment la Gîtâ, comme histoire, est le Grand Dévoilement, l'enlèvement du voile qui recouvre le véritable dessein qu'accomplit l'histoire sur le plan physique ; car c'est cela qui dissipa l'erreur d'Arjuna et le rendit capable de faire son devoir à Kurukshetra. Et ensuite, quittant ce vaste plan pour chercher sa signification quand il touche à l'évolution de l'Esprit dans l'individu, nous verrons ce que nous y trouverons d'enseignement, et ce qu'il représente pour nous d'illumination individuelle, car de même exactement que l'histoire est vraie, de même l'allégorie l'est aussi. De même que l'histoire, comme nous le verrons, fut la préparation, pour l'Inde, du présent et aussi de l'avenir, de même est [17] vrai aussi ceci, qui est écrit autre part dans le Mahâbhârata : "Je suis l'Instructeur et l'esprit est mon élève." De ce point de vue nous verrons Shrî Krishna comme le<br />Jagatguru, l'Instructeur du Monde, et Arjuna comme le mental, le Manas inférieur, instruit par l'Instructeur. Et ainsi nous pouvons arriver à comprendre sa signification pour nous-mêmes dans notre propre petit cycle de croissance humaine.<br />Disons maintenant qu'un Avatâra est l'Ishvara, le Logos d'un système de mondes, apparaissant dans une forme physique lors de quelque grande crise de l'évolution. L'Avatâra descend – Se dévoile lui-même serait un énoncé plus vrai ; "descend" veut dire que nous pensons au Suprême comme s'Il était très loin alors qu'Il est la Vie pénétrant tout, dans laquelle nous vivons ; pour l'oeil externe seulement c'est un abaissement et une descente – et c'est un tel Avatâra qu'est Shrî Krishna. Il vient comme le Logos du système, se voilant Lui-même dans une forme humaine, de sorte qu'il peut, comme homme, régler extérieurement le cours de l'histoire par son éminent pouvoir, comme aucune force moindre ne pourrait servir à cette fin. Mais l'Avatâra est aussi l'Ishvara de l'Esprit humain, le Logos de l'Esprit, le Soi Suprême, le Soi dont l'Esprit individuel est une portion – un "amsha" ou fragment. Avatâra, donc, comme l'Ishvara de notre système ; Avatâra, aussi, comme l'Ishvara de l'Esprit humain ; et quand nous Le voyons dans ces deux présentations, la lumière brille et nous commençons à comprendre.<br />Prenons le drame historique, promulgation du grand enseignement. L'Inde a parcouru un long [18] cycle de grandeur, de prospérité. Shrî Râmachandra a régné sur le pays comme le modèle de la Royauté Divine qui guide, forme et instruit une civilisation naissante. Ces jours sont passés. D'autres sont venus, plus faibles pour gouverner et guider, et plus d'un conflit s'est élevé. La grande caste des Kshattriyas a été abattue presque jusqu'à sa racine par l'Avatâra Parashurâma, Râma à la hache ; elle a de nouveau grandi, forte et vigoureuse. Dans cette Inde la nouvelle manifestation arriva. Dans ce passé de son histoire, le premier rejeton de la grande Race Aryenne s'est établi dans les régions septentrionales de l'Inde. Il y a servi de modèle, le modèle mondial, pour une nation. C'était là sa fonction. Une religion, embrassant les hauteurs et les abimes de la pensée humaine, pouvant instruire le paysan dans son champ, instruire le philosophe et le métaphysicien dans son étude solitaire, une religion embrassant le monde a été proclamée par les lèvres des Rishis du premier rameau de la Race. Non seulement une religion, mais aussi une forme de gouvernement, un ordre économique et social, projetés par la sagesse d'un Manou, dirigés d'abord par ce Manou lui-même. Non seulement une religion et un gouvernement, mais aussi l'adaptation de la vie individuelle suivant les lignes les plus judicieuses, les Varnas successifs ou classement en castes, les Ashramas successifs ou périodes d'existence ; les stades de vie, dans la longue vie de l'individu, étaient observés dans les castes, et chaque vie de caste du Jivâtmâ incarné reproduisait dans ses principes essentiels, dans la vie individuelle, les Ashramas qu'un homme traversait entre la naissance et la mort. Ainsi parfaitement conçue, ainsi [19] parfaitement projetée, cette civilisation naissante fut donnée à la Race comme un modèle universel pour montrer ce qui pouvait être fait là où la Sagesse dirigeait et où l'Amour était l'inspirateur.<br />La parole proférée par cet antique modèle était le mot Dharma – Devoir, Convenance, Ordre régulier. Graduellement, comme toute chose humaine, il dégénéra et s'affaiblit de plus en plus. Il a fait son oeuvre, en construisant pour le monde un modèle, dont les nations plus jeunes dans le monde pourraient prendre ce qu'elles seraient capables d'appliquer pour l'introduire dans leurs propres civilisations.<br />Une autre fonction, plus grandiose, plus divine, plus merveilleuse, allait alors incomber à la Terre sacrée de l'Orient, et c'est pour la préparer à cette fonction que Shrî Krishna accomplit le changement. L'Inde, qui avait été un modèle mondial de devoir ordonné dans son peuple divinement façonné, était destinée dans un avenir lointain – qui à Ses yeux divins n'était pas distant, car où est la distance pour la Divinité à qui le passé et l'avenir ne sont qu'un éternel présent ? – non à servir de modèle mondial, mais de Sauveur du Monde ; c'est là qu'est la clef des évènements ultérieurs. Aucune nation ne peut assumer d'aussi hautes fonctions si ce n'est en franchissant la vallée de l'ombre de la mort, et en buvant jusqu'à la lie la coupe amère de l'humiliation ; c'est pour cela que vint Krishna – pour rendre cela possible, et pour le rendre inévitable. Des mains moins habiles et moins affectionnées que celles d'un Avatâra eussent été incapables de lancer la nation indienne sur le sentier, l'âpre sentier de l'humiliation et de la souffrance. Et c'est cela qui domine [21] – comme vous le verrez si vous lisez avec soin Son histoire vivante – qui domine Sa conduite directement d'un bout à l'autre. Il ne dévie jamais, Il ne change jamais. Toute Son oeuvre, dans laquelle Il jette Son incomparable puissance, est guidée par cette volonté qui voit loin, sans déviation, invariable. La volonté invariable est là, quel que soit le voile de Mâyâ dans lequel Il puisse, pour l'instant, S'envelopper. Il veut modeler ce pays, cette race, pour être un Sauveur du Monde. Que signifie ce modelage ? Il signifie en premier lieu humiliation après humiliation. Qui peut regarder en arrière et la voir telle qu'elle existait dans la splendeur de son passé, et voir son Impératrice des mondes de l'esprit et de l'intelligence, avec sa triple couronne de connaissance spirituelle, de puissance intellectuelle, et de prospérité sans bornes, et puis, parcourant des yeux l'horizon d'aujourd'hui, la voir découronnée, sans larmes, larmes du coeur même, plus pareilles à des gouttes de sang ? Et pourtant, le Seigneur d'Amour, à Kurukshetra, rendit possible la destinée même que nous voyons aujourd'hui ; oui, il la rendit inévitable. Il mit en pièces la dure muraille de fer faite des épées de sa caste Kshattriya ; Il les massacra, ces guerriers, avec leurs propres glaives tranchants, lui le puissant Seigneur de tous, car Il était venu comme l'heure du destin :<br />Je suis le Temps, qui apporte au monde la désolation ;<br />Je Me manifeste sur terre pour anéantir l'humanité !<br />Pas un de ces guerriers, rangés pour le combat,<br />Ne peut échapper à la mort.<br />(XI, 32.) [21]<br />L'heure avait sonné ; les glaives des Kshattriyas se brisèrent les uns contre les autres dans une lutte fratricide. Les corps des Kshattriyas furent abandonnés, cadavres jonchant la plaine de Kurukshetra. La lutte pour un royaume eut pour résultat la dissolution de deux royaumes, et l'Inde moderne était née.<br />Le front portant la triple couronne fut précipité dans la poussière, de sorte que les vagues destructrices de l'invasion purent la balayer de temps à autre. Alexandre vint, et parcourut les régions du nord, et ses armées retournèrent en Grèce, enrichies de la pensée orientale. Encore plus âpre fut le courroux, encore plus cruelle l'humiliation, quand les vagues d'invasion successives des nations nordiques d'Asie, venant de Mongolie, du Turkestan, arborant la forme la plus farouche de la foi de l'Islam, l'Islam de l'épée, et non de la plume, déferlèrent sur elle et s'efforcèrent d'engloutir la foi du peuple Indou, et le trône de Mughal fut établi à l'endroit même où Yudhishthira avait régné. Plus tard encore, des Nations européennes l'une après l'autre jouèrent avec les dés de la guerre et du commerce pour la domination de l'Inde. Ses barrages furent détruits. Guerriers ou armements, malgré leur héroïsme, ne furent pas assez forts pour refouler le flux ; les flots de l'océan de l'invasion passèrent d'un rivage à l'autre et submergèrent le tout. C'était l'heure de sa passion, de sa crucifixion parmi les nations.<br />Hissée en haut de sa croix de douleur, raillée et ridiculisée, objet de la moquerie et du mépris, ses robes de beauté devenues le butin de la soldatesque insolente, elle est restée là suspendue, mourante, durant des siècles. Mais quand vous avez [22] parlé de l'humiliation et de la passion, de la crucifixion et de la blessure, vous n'avez raconté que la moitié de l'histoire d'un Sauveur du Monde ; car après la passion vient la résurrection, aussi inévitablement que le jour suit la nuit. Et si vous regardez avec l'oeil du clairvoyant, qui n'est pas aveuglé par les larmes que provoque cette histoire de l'humiliation et de la passion, vous verrez que lorsque chaque vague de conquête balaye le pays, elle le fertilise, elle ne le détruit pas en réalité. Et chaque vague, en se retirant, emporte avec elle quelque chose avec quoi elle fertilisera son propre pays, et laisse dans l'Inde quelque nouvelle pensée, quelque idée neuve, quelque trésor pour enrichir sa pensée toujours grandissante. Un flot destructeur, semblait-il, quand vous le regardiez du côté extérieur à l'invasion. Un flot fertilisant, devait-on reconnaitre, quand on le regardait du côté intérieur ; comme le Nil qui inonde l'Égypte te de telle sorte que tout le pays semble submergé, mais c'est de cette inondation que dépendent les récoltes de la saison suivante. Car, n'est-ce pas l'Avatâra qui guide le monde, et, en dehors du mal apparent, Il apporte un bien incessant. Et parce qu'Il aime, et est sage autant qu'aimant, Il guide d'une main ferme Ses élus à travers la vallée de misère et l'enfer de l'humiliation, afin que, purifié par la souffrance et enrichi par l'expérience recueillie de nombreuses nations venues se mêler à la sienne, le Sauveur du Monde puisse se dresser glorieux au Matin de la résurrection, pour répandre une lumière nouvelle sur le monde entier, au lieu que la lumière soit uniquement répandue sur une seule nation.<br />Telle était la signification de la venue de Shrî [23] Krishna, et telle était l'oeuvre que l'Avatâra vit devant Lui, et qu'Il accomplit avec constance, avec une volonté invariable. Mais ici se trouve pour nous une autre leçon : car nous observons que tout en accomplissant son dessein, Il n'oublia ou ne manqua jamais d'employer les moyens que l'Ordre Régulier réclamait à l'époque. Vous rappelez-vous comment, avant que le jour de la bataille ne se levât, Shrî Krishna se rendit à la cour du roi Dhritarâshtra, et comment, avec Son éloquence incomparable, Sa parole d'or, Il y plaida pour la paix ? Vous vous rappelez comment Il fit venir Duryodhana, comment à l'obstination de celui-ci se mesura Sa patience, et à la sottise folle du même Sa propre douce sagesse ; combien indulgentes étaient Ses paroles, combien pleines de tact Ses suggestions ; et même plus, quand tout autre moyen avait échoué, un dévoilement partiel de Sa forme d'Ishvara, afin qu'Il pût faire l'effort extrême pour entrainer la conviction dans les coeurs qui s'opposaient à Lui, acharnés à la guerre fatale. Tant d'efforts pour la paix, et pourtant Il savait que la guerre était inévitable. Tant de luttes pour l'inaccessible, tant de tentatives pour accomplir des choses qui auraient frustré Sa propre mission. Comme cela semble étrange à nos yeux myopes. Mais combien nécessaire et sage, quand nous commençons à voir. Car, quoiqu'Il sût que ces efforts devaient manquer leur but à ce moment, quoiqu'Il sût que la guerre était inévitable et quoique Lui-même la voulût et fût résolu à l'achever, Il n'en savait pas moins que le devoir doit être accompli, et que c'était Son devoir comme patriote et comme homme d'État de rechercher la paix de tous Ses efforts et par tous les pouvoirs [24] humains en Sa possession. Il savait, dans Sa divine sagesse, que la valeur de l'effort ne consiste pas dans le succès immédiat, comme le succès peut être calculé par vous et moi ; que les efforts, dirigés vers de nobles fins, ne sont jamais perdus, mais sont une force qui s'accumule constamment, et que le futur succès ne pouvait se construire lui-même d'une manière correcte et parfaite, si l'un de ces efforts venait à manquer, si l'une de ces luttes n'avait pas lieu. Il savait le secret de toute action. Il savait que l'action droite n'est pas accomplie par le sage en vue d'en recueillir le fruit immédiat et apparent ; que l'action droite doit toujours être accomplie, même si un inévitable insuccès doit en résulter, et Il savait bien que tous ces efforts faits par Lui étaient des forces, des énergies nécessaires pour produire le résultat final qui n'est encore pour nous qu'un avenir lointain. Ces efforts pour la paix faits par Shrî Krishna, qui semblaient avoir été frustrés à cette époque par l'obstination de Duryodhana, ces efforts sont une partie des énergies qui travaillent pour la paix universelle dans l'avenir, lorsque la nécessité des leçons de la guerre aura cessé et que les blanches ailes de la paix seront étendues sur un monde calmé. Et c'est ainsi qu'Il a oeuvré, ainsi qu'Il a lutté.<br />Passons maintenant à l'histoire, après cette vue à vol d'oiseau. Arjuna, quand le jour de la bataille se leva, assis dans le char aux chevaux blancs, avec le divin conducteur auprès de lui, sentit son coeur défaillir, non sans raison. Des amis dans les deux camps ; des parents rangés sous les étendards ennemis ; qui plus est, ses anciens instructeurs, Bhîshma, Drona, et les autres, alignés en face de lui et guidant les armes de l'ennemi ; quel coeur n'eût [25] pas défailli dans un tel conflit de devoir ? Il doit y avoir une bataille dans le coeur menée avant la bataille de Kurukshetra, et, tandis que cette lutte faisait rage, il était décontenancé, abattu, confondu, quant au dharma. Que devait-il faire ? La royauté était-elle une réparation suffisante pour le massacre des êtres aimés ? La couronne pourrait-elle se poser doucement sur le front quand le coeur était brisé ? Non, dans une véritable prévision il voyait le lourd fardeau de la misère attendant le vainqueur aussi bien que le vaincu, l'ombre du jour prochain, quand, à la Cour déserte, il chercherait en vain le visage de ses parents bienaimés, les compagnons de jeux de sa chère enfance ; cette ombre descendait avec son obscurité et assombrissait son coeur aimant. "Comment pourrais-je les tuer, eux ?" cria-t-il ; "mes Gurus, comment pourrais-je les massacrer ? Mieux vaut se nourrir de croutes en mendiant en exil que de tuer ces Gurus vénérables, ces parents bienaimés. Ce serait pour moi prendre part à un festin sanglant" (II, 4, 5). Et l'ensemble de ses arguments était une argumentation raisonnable ; ses idées de ruine des castes, ses idées sur la décadence graduelle du dharma, qui devaient inévitablement suivre la tuerie de Kurukshetra, étaient toutes correctes. L'histoire les a justifiées ; ses présages se sont montrés vrais ; le dharma est déchu ; la confusion des castes est présente. Sa vision n'était pas, alors, une vision obscure, seulement elle n'a pas été portée assez loin. Il vit l'avenir immédiat, clairement, distinctement, correctement. N'est-il pas vrai que le dharma est déchu ? N'est-il pas vrai que nous sommes maintenant en pleine confusion des castes ? Qu'est-il advenu du dharma de caste ? Il a disparu, [26] comme Arjuna le redoutait. Ses paroles, du point de vue d'une vision limitée, étaient vraiment "des paroles de sagesse" (II, 11), de sagesse en ce monde, la sagesse du mental non illuminé. Il vit dans une vraie prévision ce qui arriverait sur le pays. Il comprit qu'il se trouvait engagé dans un ouvrage qui tendait à la ruine pour l'Inde ; c'est ce qu'il savait, bien qu'il ne pût voir au-delà de l'Inde du moment ; l'Inde plus forte qui devait naitre des douleurs de l'enfantement dans la ruine était hors de la portée de son regard. Qu'y a-t-il d'étonnant qu'il en ait été ainsi ? Quoi de merveilleux ? Comment pouvions-nous nous attendre à voir Arjuna, si sage qu'il fût, transpercer les brumes épaisses de l'avenir, et voir ce qui devait naitre de cette misère temporaire ? Comment pouvions-nous nous attendre à voir le résultat ; le résultat réel de toutes ces luttes ? Pourquoi alors fut-il si sévèrement blâmé ? Si sa prophétie était vraie, si sa prévision était correcte, si le dharma était en train de disparaitre, et si les castes étaient tombées dans la confusion, pourquoi ces paroles de blâme furent-elles prononcées par les lèvres divines ? "D'où te vient, en cette heure de danger, cet abattement honteux, infâme et fermant les portes du ciel, ô Arjuna ? Ne te laisse pas aller au découragement, ô Pârtha ! Cela ne te sied pas. Secoue cette honteuse faiblesse de ton coeur. Relève-toi, Parantapa" (II, 2, 3). Pourquoi ce blâme vigoureux ? Parce que le plan, le dessein d'Ishvara doit être accompli, à tout prix pour l'instant, par ceux qui sont Ses agents dans le travail. Arjuna avait vécu avec Shrî Krishna depuis sa jeunesse, et était son ami le plus cher. Comme jeunes gens, vous vous rappelez comment ils se rencontrèrent après ce grand [27] tournoi où Arjuna, vainqueur de Draupadi, se dressa sur le champ en conquérant. Vous vous rappelez comment ils grandirent côte à côte, comment l'influence, cette influence merveilleuse de Shrî Krishna, avait, durant toutes ces années, entouré l'ami de Son choix, le préparant au grand rôle qu'il devait jouer dans la lutte. Il y avait un plan à accomplir, dans lequel Arjuna était un acteur et auquel ses yeux étaient aveugles. Il était soumis à l'illusion, déconcerté, perplexe, il ne pouvait voir ; et ce grand projet à accomplir était invariable ; rien de ce qu'Arjuna pouvait faire ne pouvait le changer, aucune résistance de sa part ne pouvait servir à le rendre différent de ce qu'il était. Il devait comprendre que les formes perdent la vie, mais que l'Esprit ne meurt jamais, et que lorsque le travail de la forme est terminé il est bon qu'elle puisse être brisée et mise en pièces ; que c'est seulement quand l'Esprit s'adapte à des formes nouvelles que peut se produire un développement plus étendu. Celui qui hésite à détruire la forme quand elle a fait son oeuvre ne connait pas le pouvoir de la Vie qui est le constructeur, et continuera de construire dans les jours à venir.<br />Néanmoins il est vrai que, dans l'écroulement des systèmes dont l'oeuvre est terminée, ce sont ceux qui exécutent le Sahajan Dharma – le devoir inné – qui servent de pont entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau. Ceux qui comprennent la progression nécessaire des évènements, ceux qui savent que les formes doivent se briser quand les nouvelles formes sont prêtes pour la naissance, ceux qui accomplissent fermement le dharma des vieilles formes dans lesquelles ils sont nés, bien que sachant qu'elles doivent mourir, jusqu'à ce que les nouvelles [28] soient prêtes, ceux-là forment le pont sur lequel les ignorants peuvent circuler en sureté, au milieu des craquements d'un système qui s'écroule vers un nouveau système préparé par l'Esprit qui constamment renouvèle la vie et construit de nouvelles formes. De sorte qu'Arjuna avait à faire son devoir, quelle qu'en pût être l'issue, aussi bien que le résultat ; et, chose assez étrange, l'homme qui était choisi pour cette grande tâche – être le pont vers l'ordre nouveau – était un homme dans la famille duquel ce même fait précis de confusion de caste était manifesté d'une manière très nette. Car vous vous rappellerez, si vous vous reportez par la pensée à l'histoire d'Arjuna, que son arrière-grand-mère était une fille de pêcheur mariée à un Roi ; que les fils de ce Roi moururent sans enfants, et que Vyâsa fut appelé dans le but d'élever des enfants pour être les héritiers du monarque défunt. Et vis-à-vis de ces enfants, dont telle était la naissance, Pându avait agi de telle sorte que lui non plus n'était pas le père de ses soi-disant fils, qui étaient nés de Kunti et de Madri sous la touche des Dévas. Ainsi, tant par la bisaïeule, fille du pêcheur, que par la grand-mère, qui ne donna pas d'enfant à son propre seigneur, mais seulement à Vyâsa, et que par la mère, qui fut adombrée par les Dévas, il y avait le mélange de courants étranges et divers dans les veines de cet Arjuna, l'ami choisi de Shrî Krishna, instrument choisi pour le travail de transition. Sur ces faits l'homme réfléchi peut convenablement méditer.<br />Mais j'ai dit qu'il était nécessaire que le plan divin de l'évolution fût accompli, qu'Arjuna le voulût ou non ; et c'est ainsi qu'il est déclaré au sujet de ce grand dessein : "Le Seigneur réside [29] dans le coeur de tous les êtres, ô Arjuna, et par le pouvoir d'illusion de Sa Mâyâ il pousse tous les êtres à tourner comme s'ils étaient montés sur la roue d'un potier" (XVIII, 61). Le projet est là ; il n'y a pas de choix, aucun pouvoir capable de le changer ; la sagesse ne saurait être corrigée par l'ignorance, pas plus que la vision qui pénètre l'avenir ne saurait apprendre à voir sainement avec des yeux d'aveugle. Le projet ne pouvait être modifié à cause des sentiments d'Arjuna ; le projet ne devait pas être altéré parce que le coeur d'Arjuna pouvait être brisé en l'exécutant. Le temps était accompli ; l'heure avait sonné. "Je suis le Temps…" (XI, 32) actuel et présent, et il était trop tard pour hésiter ; le temps de réfléchir était passé ; le temps d'agir était arrivé. Non, avec son dharma passé derrière lui, pesant sur lui, avec un devoir imposé qu'il était obligé de remplir en vertu des causes qu'il avait générées dans le passé, il n'avait même pas le pouvoir de refuser de jouer son rôle, choisi par lui dans son passé ; et cela Shrî Krishna le lui dit en paroles claires, franches : "Muré dans l'égoïsme, tu penses : "Je ne veux pas combattre" ; ta résolution est vaine ; la nature t'y contraindra. Ô fils de Kunti, étant lié par ton propre dharma né de ta propre nature, ce que par ignorance tu ne désires pas faire, c'est cela qu'inévitablement tu seras obligé d'accomplir" (XVIII, 59, 60). Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que dans la grande crise du destin d'une nation, quand le Seigneur, monté sur la roue du potier, tourne la roue de l'histoire, aucune main ne peut alors servir à l'arrêter ; que ceux qui ont choisi les principaux rôles par des choix innombrables dans leur passé, ont engendré [30] derrière eux une force de karma à laquelle ils sont incapables de résister dans leurs corps actuels, et que le sang de Kshattriya qui coulait dans les veines d'Arjuna, la puissance aussi de l'hérédité physique des générations qui l'avaient précédé et qui avaient fait leur devoir de Kshattriya face à face avec l'adversaire, devaient triompher malgré son désir présent, malgré ses sentiments présents, malgré sa volonté présente ; le grand pouvoir de la nature innée, créée par son passé, le porterait, en dépit de son moi présent, au milieu même d'une armée hostile, et il combattrait dans l'impuissance, contraint par son propre passé. Mais s'il combattait de cette manière, c'était le malheur pour lui. Le plan d'Ishvara devait en effet être exécuté ; la roue tournante du potier ne devait pas s'arrêter ; le Seigneur qui la montait ne pouvait pas être mis en échec par le minime pouvoir d'Arjuna à Kurukshetra. Mais pour Arjuna, poussé sans secours dans le combat, c'eût été mal agir si, retranché dans cet égoïsme ressenti à ce moment, il persistait encore : "Je ne combattrai pas." "Si, par égoïsme tu ne veux pas entendre, tu périras" (XVIII, 58). Ce sont les desseins de Dieu et la coopération de l'homme qui vous sont présentés en quelques phrases. Vous ne pouvez rien changer au grand plan ; l'occasion vous est donnée de coopérer ; mais, si entrainés par votre passé à la coopération, et résistant à présent par égoïsme en vous croyant vous-même l'acteur au lieu de vous donner vous-même comme un instrument dans la main du grand Dramaturge, vous dites : "Je ne combattrai pas ; je ne ferai pas mon devoir ; je n'accomplirai pas ma tâche", alors, en dépit de l'action faite à regret, vous périrez ; car [31] votre choix présent est alors de faillir à votre devoir, et le choix intérieur détermine l'avenir comme le choix passé a déterminé le présent. Le plan sera triomphant, mais l'égoïsme dans lequel vous avez pris refuge vous détruira, même alors que vous êtes forcés d'obéir extérieurement au plan.<br />C'est ainsi que pour Arjuna se fit le Grand Dévoilement, et son attitude vis-à-vis du monde extérieur se trouve transformée. Il comprend maintenant ce que l'histoire signifie. Il réalise le plan invariable, et la part qu'y prennent les sois individuels qui se sont rendus dignes de coopérer avec le puissant Seigneur. Il sait maintenant que Shrî Krishna est le Temps – le Temps manifesté pour détruire ces peuples. "Combats donc." Parce que le temps est maintenant venu où, pour le bien de l'humanité entière, ces objets d'obstruction doivent être balayés, "pour cette raison, combats".<br />"Sois la cause extérieure" (XI, 33), l'épée, l'instrument. C'est comme s'Il disait : "En réalité, Je les ai tués, et le meurtre signifie simplement leur libération. Actuellement ils forment des obstacles, des empêchements. La mort est leur ami, leur libérateur et non leur adversaire. En mourant, ils viennent à Moi, leur Seigneur vivant. Ils se précipitent dans Ma bouche (XI, 26-29) et leurs corps périssent pour que leur vie réelle puisse croitre. Contribue donc à la grande tâche et libère ceux qui sont de vivants Esprits, alors que tombent les corps qui les entravent. Parce que je suis le Temps, parce que le dessein est sûr, parce que la fin est certaine, pour cela, combats." Arjuna a compris. Écoutez ses dernières paroles : "Mon illusion, mon erreur est détruite. J'ai acquis par Ta [32] grâce la connaissance, ô Immuable ! Je suis ferme, mes doutes se sont dissipés. J'agirai selon Ta parole" (XVIII, 73). Il avait appris ce que signifie l'histoire. Il avait appris la situation du plan et celle de l'acteur. Il réalisait que ce n'était pas du tout lui qui agissait, sauf comme l'instrument de Celui qui est le Tout-sagesse et le Tout-amour ; il cessait de penser aux amis ou aux ennemis, il cessait de penser aux liens personnels, aux attachements personnels. Dans l'émerveillement de cet enseignement dévoilant le monde, il réalise l'unique Seigneur qui anime tout, qui oeuvre à jamais pour le mieux, par la route la plus courte possible ; et, voyant cela, il se jette à Ses pieds pour agir selon Sa parole. "Détruite est mon illusion." "Je veux combattre." Et il en est ainsi dans toute l'histoire, si seulement nous pouvons voir sainement dans l'histoire autour de nous comme dans l'histoire d'Arjuna à Kurukshetra ; si nous pouvons saisir l'esprit du Grand Dévoilement, le sens de la Vie derrière le voile et des petites vies qui sont de ce côté, leur coopération, leurs relations respectives, alors dans chaque lutte nous pourrons nous jeter du côté équitable, et combattre sans hésitation, sans illusion, sans crainte, car le Guerrier qui combat réellement fait tout, et nous ne sommes que les cellules dans Son corps, avec nos volontés harmonisées dans l'unité avec Lui. L'effacement de l'illusion est nécessaire, afin que l'activité ne puisse être paralysée par le doute, le doute le plus mortel ennemi de l'action. Le doute sape la virilité, vampirise le mental. Nécessaire, absolument nécessaire, comme phase menant à la connaissance, il rompt le lien salutaire entre la pensée et l'action quand il est indument prolongé, [33] et devient une atmosphère habituelle. "Le… soi qui doute va à la destruction ; pour le soi qui doute il n'y a ni ce monde, ni l'autre, ni aucune félicité" (IV, 40). "Combats donc" est le constant refrain. Comprenez afin de pouvoir agir.<br />Tel est le dévoilement de l'histoire. Je n'ai pas le temps de l'approfondir davantage, mais vous voyez le principe soutenant l'ensemble ; appliquez-le aux luttes des nations qui se poursuivent autour de vous au moment présent. Surveillez à travers le voile la réalité qui est derrière lui, et vous verrez partout le grand Avatâra directeur, et toutes choses sont parfaitement projetées et concourent à une fin prévue.<br />Voilà la leçon historique ; et quelle est l'autre leçon, la leçon de l'allégorie ? Le conflit, évidemment, entre le Manas inférieur, le mental évoluant, symbolisé par Arjuna, et Kâma la nature passionnelle, symbolisée par les parents, gouvernés par Duryodhana, incarnant toutes les attaches du passé. Arjuna se présente là comme le Manas Inférieur, non illuminé, plein de doute, indécis, interrogateur, allant d'abord dans une direction puis dans l'autre, peu sûr de lui-même, toujours posant des questions et ne comprenant pas les réponses qu'il reçoit, toujours embarrassé pour trouver ce qui est réellement le meilleur. Il y a tant de ce côté, mais juste autant de l'autre côté ; cet argument est très bon mais celui-là aussi est admirable ; entre les deux toujours un balancement en arrière et en avant, d'abord d'un côté, ensuite de l'autre. Nous avons ici un type de Manas sans illumination, et à ce mental l'Instructeur dit les paroles de sagesse qui viennent d'être citées : "Pour le soi qui doute, il n'y a ni ce monde, ni l'autre, ni aucune félicité." [34] Un soi qui doute continuellement et ne peut rassembler ses idées ; qui, au moment où une question est résolue, voit tous les arguments contraires et voudrait recommencer encore une fois à étudier l'ensemble, ce soi ne fait pas de progrès. C'est l'exagération de la vertu de précaution et de prudence, l'exagération d'une vertu qui devient un vice. Il vaut mieux agir et commettre une bévue, et apprendre ainsi comment faire une meilleure action à l'avenir, que d'hésiter à agir en toute occasion. Car le doute paralysant vous empêche d'apprendre les leçons que seule l'expérience peut vous apprendre. L'hésitation apparait fortement dans tous les arguments d'Arjuna. L'insistance sur la décision apparait fortement dans les paroles de l'Instructeur. Les stades par lesquels Arjuna doit passer, nous pouvons les reconnaitre dans notre propre expérience. D'abord, dans Sa jeunesse, Arjuna, jeune garçon de la cour, est assujetti aux ainés du personnel à tous les stades peu avancés de sa croissance ; sagement et nécessairement assujetti, car par une telle sujétion seul l'esprit peut être poussé à surmonter son inertie et à s'exercer lui-même, et par cet effort à développer ses pouvoirs. Et dans les premiers temps de l'évolution ainsi en est-il pour l'humanité. Sous la tutelle des ainés, et en suivant sans hésitation les impulsions nées du penchant naturel et des plaisirs, l'esprit poursuit sa course sans beaucoup réfléchir et sans hésiter ni douter ; il n'y a pas de lutte. Ensuite vient le temps de la lutte qui forme les stades intermédiaires, quand il est constaté que l'obéissance aux impulsions naturelles de Kâma est peu satisfaisante ; que la satisfaction de Kâma apporte les souffrances autant que le plaisir ; quand il est [35] constaté que les désappointements et les échecs marchent sur la trace des désirs satisfaits, – et un désir ardent de comprendre se fait jour. Puis vient l'époque de lutte, l'époque de guerre, de misère, de doute ; l'esprit est déconcerté au sujet du dharma, au sujet du meilleur chemin à suivre. L'esprit crie au secours en se tournant vers l'instructeur, et la réponse ne fait qu'égarer, parce que Manas n'est pas encore prêt à voir la vérité mais est troublé par toutes les attractions environnantes auxquelles le coeur aspire ; la vérité semble aride, dure, répulsive ; la suivre apparait comme la destruction de toutes les joies de la vie, que dis-je, de la vie même. Enfin vient la vision du Suprême, celle qui seule emporte le gout pour les plaisirs provenant des objets qui nous entourent ; c'est seulement quand le Suprême est perçu, quand la vie pleine se répand sur la vie inférieure, que l'attrait de la vie des sens s'éloigne (II, 59). Alors Manas se dresse triomphant, illuminé par la lumière du Soi, clair, radieux, résolu ; l'erreur est détruite, le guerrier est vainqueur de ses ennemis, Parantapa.<br />Tel est, en vérité, le sentier de l'âme guerrière ; tel est, en vérité, le chemin que l'âme guerrière doit parcourir. Des deux côtés, des amis ; car lorsque commence, sur le Kurukshetra de l'âme, la bataille qui doit apporter la victoire finale, l'illumination, l'union avec le Suprême, jamais tous les amis nés des attaches du passé ne se trouvent d'un seul côté ; les amis sont répartis de chaque côté, combattant les uns contre les autres. Là se pressent les conflits des revendications, des devoirs, des obligations de toute sorte ; il ne suffit pas de souhaiter de faire le bien ; il est facile d'agir quand [36] vous savez : la difficulté est de voir la route au milieu du fracas et de la poussière de la bataille, et d'avoir une vue assez perçante pour pénétrer dans les nuages et voir où se trouve le chemin du devoir. Des amis des deux côtés – comment seront-ils reniés ? Mais c'est bien plus que des amis que l'âme guerrière doit trouver parmi ses adversaires. Des Instructeurs, des Gurus, ceux à qui dans le passé le guerrier avait eu recours pour l'aider, pour le guider Bhîshma et Drona, types de ceux qui aident et guident et enseignent. Les ainés sont contre lui ; les amis et les parents sont aussi contre lui ; et ceux qui sont moindres, également, les plus jeunes, critiquant, blâmant par ignorance, et dédaigneux ; l'âme guerrière doit demeurer seule, comme Arjuna se tint dans l'espace vide entre les armées. Seul, et pourtant pas seul, car l'Instructeur était auprès de lui, le divin conducteur du char était là ; le Soi, attendant d'être reconnu. Il doit se jeter dans la bataille ; par la force de son bras droit, par sa propre volonté résolue, par son propre courage décidé, cette bataille doit être menée jusqu'à l'issue cruelle. Il se sent lui-même isolé jusqu'à l'extrême limite de l'isolement. Et dans cet isolement, cette solitude, c'est là qu'il doit trouver le Soi. Là, au milieu du combat, alors qu'il est seul, alors que tous sont contre lui, la gloire du Soi éclate au-dessus de lui, et il sait en vérité qu'il n'est pas seul ; en dépit des blessures dont le sang l'aveuglait, en dépit de l'armure bossuée, des vêtements souillés et des armes brisées, l'âme guerrière s'est dressée intrépide jusqu'au bout, ignorant que le bouclier de son Instructeur s'était élevé au-dessus de lui au pire moment du péril, ignorant que, lorsque volait vers lui le seul projectile qu'aucune [37] force humaine ne pouvait affronter, son Instructeur l'avait détourné contre Sa propre poitrine, et il s'était changé en guirlande sur le cou du Conducteur. Il ne savait rien de l'invisible bouclier qui avait détourné le courant de feu que seul le Seigneur pouvait affronter ; il ne savait pas, ne pensait pas, ne rêvait pas, que le Guerrier Royal voilé dans le Conducteur, le protégeait ; car, eût-il senti cela au cours du combat, comment aurait-il appris à se confier au Soi intérieur ? Le Soi extérieur doit disparaitre avant que le Soi intérieur ne soit réalisé. C'est là l'expérience de chaque âme-guerrière ; c'est l'expérience que chacun doit traverser quand il foule le sentier qui conduit au Suprême ; ce n'est que dans cette extrême solitude de désolation qu'Arjuna, ou quelque autre que ce soit, trouve le Soi. Soyez donc sans crainte, vous, comme des guerriers, lorsque les amis vous blâment et se détournent de vous ; soyez sans crainte même lorsque les ainés vous condamnent, quand les jeunes vous dédaignent, quand vos égaux vous méprisent ; continuez intrépides, résolus, car le Soi est en vous. Vous pouvez commettre maintes erreurs, car le Soi est incarné – les fautes appartiennent au corps ; et rappelez-vous qu'elles appartiennent au corps, non à l'Esprit intérieur, et que, par la souffrance qui résulte de ces fautes mêmes, la matière la plus grossière est consumée et le Soi devient davantage manifeste. Continuez de combattre, de lutter, pleins de courage, d'un coeur vaillant et intrépide, et, à la fin de votre bataille de Kurukshetra, pour vous aussi brillera le Soi dans Sa majesté, votre illusion aussi sera détruite, et vous verrez votre Seigneur tel qu'Il est.</p> CHAPITRE II — LA GITA COMME TRAITÉ DE YOGA 2019-06-24T14:12:45+00:00 2019-06-24T14:12:45+00:00 http://hierarchie.eu/commentaires-sur-la-bhagavad-gita-par-annie-besant-1905/1128-chapitre-ii-la-gita-comme-traite-de-yoga Super User bon.christo@free.fr <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>CHAPITRE II</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> —</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> LA GITA COMME TRAITÉ DE YOGA</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Frères,<br />Quand on étudie un livre aussi compliqué que la Gîtâ dans un aussi court espace de temps que celui dont nous disposons, il est nécessaire de choisir avec soin les points qui devront être traités pour extraire du livre ses pensées centrales, ses leçons essentielles, et donner ainsi un tout synthétique qui puisse rester présent à l'esprit, et dans lequel, par votre propre étude, les divers détails pourront être disposés d'une façon méthodique. Aujourd'hui, la partie du sujet que je me propose de vous présenter est la nature de la Gîtâ dans son essence, comme Traité de Yoga, une Écriture sacrée sur le Yoga. Sous ce titre nous verrons la question de l'activité, la nature de l'activité, sa force d'attachement, la méthode pour échapper à ses liens par le Yoga ; cela nous mènera à un examen de ce que signifie le Yoga et de ce que signifie le Yogî ; et après cela, nous devrons rechercher quels sont les moyens à notre portée permettant d'atteindre le Yoga. Mais je réserverai cette dernière partie pour demain et le jour suivant, et aujourd'hui nous [40] nous occuperons seulement des points que je viens de mentionner : la Gîtâ comme Traité de Yoga, l'activité, sa nature attachante, la méthode de libération par le Yoga, la nature du Yoga, et par conséquent le caractère du Yogî.<br />En premier lieu il faut que nous réalisions d'une manière bien déterminée que la Bhagavad Gîtâ, dans son essence même, est ce qui est rappelé à la fin de chacun des chapitres, un Traité de Yoga. À moins que nous ne puissions, avec ce livre, apprendre le Yoga, il aura, pour nous, manqué son but.<br />Ceci posé, cette Écriture du Yoga est donnée par le Seigneur du Yoga Lui-même. Celui qui parle est l'Ishvara du Yoga, le Seigneur du Yoga, et nous lisons, en approchant de la conclusion, lorsque tout a été prononcé, comment celui qui a écouté le dialogue entier dit : "Par la faveur de Vyâsa j'ai entendu ce mystère et le suprême Yoga, du Seigneur du Yoga, Krishna Lui-même, parlant devant mes yeux" (XVIII, 75). De telle sorte que nous avons ici l'enseignement du Yoga par Celui qui est l'Ishvara du Yoga. "Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" (X, 17) tel est le cri d'Arjuna. C'est à Lui comme Yogî qu'il pense, et c'est en réponse à la question :<br />"Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" que la Forme Divine est révélée, fait très significatif du véritable sens du Yoga, comme nous le verrons un peu plus tard. Et nous trouvons aussi qu'Arjuna pousse plus loin le détail de sa prière : "Parle-moi encore une fois de Ton Yoga" (X, 18).<br />C'est la chose qu'il recherche afin que l'hésitation et l'illusion puissent disparaitre. "Celui qui connait dans leur essence Ma souveraineté et Mon [41] Yoga, celui-là est harmonisé par le Yoga inébranlable." (X, 7) ; et ainsi la prière du disciple au Seigneur du Yoga est pour qu'il puisse réaliser le sens intérieur du Yoga ; c'est là l'essence même de la Gîtâ. C'est cela que dans la Gîtâ nous devons apprendre.<br />Mais comment ce Yoga, ou l'enseignement du Yoga, se joint-il à ce qui est l'objet de la Gîtâ, à sa surface même ? Car vous vous rappelez que l'orateur et l'élève se trouvent au milieu du champ de bataille, entre deux armées qui sont sur le point de s'engager dans la mêlée. C'est au moment où "la pluie de flèches est sur le point de tomber" (I, 20) que le désespoir saisit le coeur de l'héroïque Arjuna. Le plan complet de tout ce qui est dit ou fait, sous le revêtement du récit de la Gîtâ, n'a qu'un motif : donner à Arjuna énergie et courage, le pousser à l'action, le contraindre, au besoin, à combattre ; et l'argument est continuellement entremêlé avec ce constant refrain : "Combats donc." Peu importe le genre d'argumentation qui a précédé. Ce peut être une thèse exposant la nature du Jivâtmâ, non-né, impérissable, perpétuel, et stable, après cet exposé : "Combats donc." (II, 18). Ce peut être une longue thèse philosophique, expliquant la nature de l'Unique et du Multiple, décrivant la constitution des mondes, ou la Vie Une pénétrant toute chose ; après la philosophie, de nouveau résonne le refrain : "Pense donc à Moi constamment, et combats" (VIII, 7). Ou bien ce peut être l'enseignement de la dévotion, l'invitation au disciple d'abandonner toutes ses actions à son Seigneur, et "concentrant toutes tes pensées sur le Soi suprême… jette-toi dans le combat" (III, 30). Lorsque la [42] vision de la Forme Divine est montrée : "Détruis-les sans crainte. Combats !" (XI, 34). Et tout à la fin, quand Il presse Arjuna : "Plonge ton mental en Moi, sois Mon serviteur fervent, consacre-toi à Moi," l'idée revient encore et résonne dans la question : "Ton erreur, causée par l'ignorance, a-t-elle été détruite ?" (XVIII, 65,72). Et le résultat de tout cela est la résolution que prend Arjuna de combattre. "J'agirai selon Ta parole" (XVIII, 73) et il se jette dans la mêlée.<br />Certes, cela est très curieux au premier abord, et très inattendu. Le Yoga est en cours d'enseignement, le parfait Yogî doit être entrainé, et, à chaque interruption de l'argumentation, pour changer de sujet, le refrain : "Combats donc", retentit à l'oreille étonnée. "Prépare-toi pour le combat" (II, 38) est le commandement du Seigneur du Yoga. Partout dans cette Écriture du Yoga, se fait jour l'insistante poussée à l'action de l'espèce la plus violente, comme si dans le combat était incorporée, pourrions-nous dire, la quintessence même de l'activité, son élan, son tourbillon, son agitation, son fracas. Comment pourriez-vous trouver une activité plus vive que l'activité des héros sur le champ de bataille ? Toutefois c'est là que le Yoga doit être conquis ; c'est là que l'Ishvara du Yoga apparait dans toute la plénitude de Sa puissance et de Sa magnificence. Maintenant, cela semble naturellement étrange, plus étrange, peut-être que toute autre chose, pour l'esprit moderne, bisque dans l'Inde même. Car, dans l'Inde moderne, une grande activité et la pratique du Yoga ne peuvent, selon la règle, aller la main dans la main. Que dis-je ? J'ai vu ici des hommes qui prétendent [43] parler pour l'orthodoxie indoue, qui prétendent la défendre contre l'enseignement des Théosophes, j'ai vu ici affirmer qu'aucun homme ne peut être un Yogî, s'il ne vit pas loin des hommes, dans une caverne, dans la jungle ou dans le désert, ou bien dans quelque retraite des puissants Himâlayas ou de quelque autre chaine de montagnes sous le ciel sacré de l'Inde. J'ai entendu dire qu'aucun homme ne peut être un Yogî s'il est au milieu de l'activité, du travail, du labeur, en cherchant à contribuer à tout ce qu'il y a de bon dans le monde, et par suite en vivant dans le monde ; que Yoga signifie retraite, silence, inaction. Telle est, apparemment, l'idée de plus d'un Indien moderne, et c'est un fait – dont nous verrons plus tard la raison – qu'au cours de l'évolution, entre l'activité née du désir pour les objets de ce monde et cette noble et incessante activité qui nait uniquement du désir ardent de coopérer avec Ishvara, le Suprême, il existe un stade intermédiaire où l'action est devenue désagréable comme étant de ce monde, et où la leçon supérieure de "l'action dans l'inaction" (IV, 18) n'a pas encore été apprise par l'élève. Mais le Seigneur du Yoga Lui-même voit le Yoga sous un jour très différent de celui que je viens de décrire : "Celui qui accomplit l'action qui est un devoir, sans penser au fruit de l'action, celui-là est un ascète, celui-là est un Yogi" (VI, 1). Il va même plus loin, et Il déclare : "Le Yoga est l'art dans l'action" (II, 50). De sorte que, dans l'esprit du Seigneur du Yoga, le Yoga semble s'appliquer à quelque chose de tout à fait différent de l'idée moderne de séparation des autres hommes, de séjour dans la caverne ou dans la jungle, isolé des hommes. Cela a sa place et sa part dans l'évolution [44] humaine. C'est une phase du progrès humain. Mais le Yoga, tel qu'il est enseigné, par le Seigneur du Yoga, le Yoga suprême, est quelque chose différant de cela. L'homme est ici-bas pour l'activité ; le Créateur du monde est l'incarnation de Kriyâ, l'activité. Brahmâ représente Kriyâ, et il n'y a absolument aucun but à l'existence dans l'univers physique si ce n'est le développement de l'activité juste, dirigée par la pensée juste et le désir juste ; tout le reste conduit à cela. Le monde est plein d'objets désirables, rempli par Ishvara Lui-même d'objets qui éveillent le désir ; Ishvara Lui-même est caché dans chaque objet, lui donnant son charme attirant, son pouvoir de séduction. Nous verrons tout à l'heure qu'il n'est rien dans le monde entier en quoi le Seigneur du Monde ne soit pas incorporé. Et cet immense déploiement de choses désirables est placé dans le monde par Ishvara Lui-même. Il se voile Lui-même dans ces objets par Sa mâyâ, et par ce moyen Il éveille le désir dans ces portions de Lui-même qu'Il a placées ici-bas pour croitre depuis la semence divine jusqu'au divin Seigneur. Le désir est éveillé, soulevé, fortifié, par la présence de tous ces objets du désir. Et si le désir n'avait pas une partie à jouer dans l'évolution humaine, alors nous serions nés dans un monde qui serait un désert, où il n'y aurait aucun objet pour attirer, où il n'y aurait rien pour séduire. Mais la présence de ces objets producteurs de plaisir, et celle aussi de ces objets producteurs de peine, éveille en nous non seulement l'attraction et la répulsion, mais ils suscitent aussi la pensée en nous ; car des difficultés sont placées entre nous et les objets de notre désir, et la pensée est réveillée dans le Jivâtmâ, afin que [45] ces difficultés puissent être soit surmontées, soit évitées. Et lorsque nous suivons le cours de l'évolution humaine, nous trouvons que la pensée est stimulée par le désir et que toutes les activités de pensée vigoureuses, que nous constatons chez les hommes dans le monde qui nous entoure, sont des activités de pensée motivées par le désir, stimulées, activées, mises en mouvement par le désir. À moins qu'Ishvara n'ait tracé les plans de Son univers de façon très erronée – et nous nous imaginons souvent dans notre sagesse que nous aurions pu le faire mieux si l'arrangement nous en avait été laissé – il doit y avoir quelque intention dans la présence de ces objets qui éveillent le désir, quelque intention dans ces difficultés d'adaptation, intention qui rend l'effort de la pensée inévitable. Le désir et la pensée créent le motif et les forces directrices de l'action, et l'action suit le désir et la pensée et elle est leur résultat naturel, inévitable. C'est là un point sur lequel nous devons nous arrêter pendant un moment pour arriver à nous en faire une idée. Mais, afin d'en comprendre toute la portée, la force prodigieuse de l'argument qu'il contient, vous devez y penser en avançant pas à pas, d'un détail au suivant, jusqu'à ce que vous appreniez ce qu'est le monde tel que Yogeshvara l'a projeté, et non comme les hommes aimeraient ou s'imaginent préférable qu'il dût être. Et, en réfléchissant ainsi, vous arriverez à réaliser que l'ensemble des choses est disposé de telle sorte que l'activité puisse être éveillée, parce que, comme Il nous le dit : "L'action est meilleure que l'inaction" (III, 8). C'est, ainsi que l'homme est invité et attiré, stimulé et excité vers l'action, et nous devons garder cette pensée [46] fixement à l'esprit, autrement le sens de la Gîtâ nous échappera inévitablement.<br />Pourquoi Shrî Krishna insiste-t-il avec tant de force sur l'action ? La raison nous apparait très nettement quand nous nous occupons du troisième chapitre, où Il parle tellement de l'action, le chapitre intitulé "Le Yoga de l'action". Tout dépend de l'action : "De la nourriture naissent les créatures ; de la pluie provient la nourriture ; le sacrifice engendre la pluie ; de l'action nait le sacrifice. Sache que c'est de Brahmâ que nait l'action" (III, 14, 15). Telle est la chaine de la vie. Les créatures venant de la nourriture ; la nourriture, de la pluie ; la pluie, du sacrifice ; le sacrifice, de l'action ; l'action, d'Ishvara – la vie entière du monde, l'entière reproduction des êtres, tout ce qui constitue un monde, un manvantara en contraste avec un pralaya, tout cela dépend de l'activité, est né de l'action. Ainsi donc l'action ne saurait être tout à fait aussi méprisable que l'Indien moderne est parfois tenté de le penser. Et il se peut que nous puissions à bon droit fixer la date du commencement de la décadence de l'Inde à l'époque où les gens perdirent de vue les rapports vrais entre l'action et l'inaction, et où ils commencèrent à regarder l'action comme un obstacle à la vie spirituelle, au lieu de voir ce qu'elle signifie, de voir qu'elle est le chemin qui y conduit. Car n'est-il pas écrit que "Pour le Sage qui cherche le Yoga, l'action est considérée comme le moyen" (VI, 3). Mais vous dites "Finissez le verset" (Shloka). Certainement. "Pour le même Sage, lorsqu'il est devenu parfait dans le Yoga, c'est la sérénité qui est devenue le moyen." Mais est-ce que sérénité veut dire inaction ? Au contraire, nous [47] lisons un peu plus loin, et nous trouvons qu'il est dit du Sage qui a trouvé la sérénité : "Agissant en harmonie avec Moi, il doit rendre toute action attrayante" (III, 26) ; de telle sorte que cet enseignement de la valeur de l'action s'avance pas à pas, de l'action à la sérénité, puis à l'action sereine. La raison pour laquelle l'activité est nécessaire nous est donnée pleinement dans ce même chapitre. Car il est déclaré : "De même que l'ignorant agit par attachement à l'action, ô Bhârata, de même le sage doit agir sans attachement, dans le seul but d'aider le monde, Le sage ne doit pas troubler la raison des ignorants attachés à l'action ; mais", comme je viens déjà de le citer, "agissant dans l'union avec Moi, il doit rendre toute action attrayante" (III, 25, 26).<br />L'action d'Ishvara Lui-même, sur quoi repose-t-elle ? Par la bouche de Shrî Krishna, Il dit : "Il n'est rien dans les trois mondes, ô Pârtha, qui me reste à accomplir ou à atteindre ; et cependant Je prends part à l'action. Car si Je ne prenais pas une part constante dans l'action, les hommes se mettraient partout à suivre Mes pas, ô fils de Prithâ. Ces mondes tomberaient en ruine, si Je n'accomplissais pas l'action ; Je serais cause de la confusion des castes et de l'anéantissement de ces créatures" (III, 22-24). C'est là, en vérité, la racine de toute activité juste. L'activité juste est la coopération avec Ishvara, avec le Logos de l'univers ; c'est le sentier le plus élevé, et c'est à cela que tout entrainement, tout effort, doit tendre inévitablement, – la coopération avec la Volonté divine, en agissant en harmonie avec la Volonté qui oeuvre avec une sagesse infinie pour le bien suprême. Quel que puisse être le devoir qui se [48] présente à un moment donné il doit être accompli ; combattre, s'il arrive que le combat soit l'affaire du moment ; la passivité, si celle-ci est nécessaire. Si le temps est venu, au cours de l'histoire du monde, où une multitude d'hommes, suivant le chemin de l'abaissement, doivent être arrachés à ce chemin de la chute en les séparant brusquement d'un corps, dénaturé sans espoir, afin que l'Esprit vivant puisse se préparer un meilleur corps, prêt à des fins plus hautes, alors frapper les corps peut être la coopération demandée. Vous regardez la mort comme une chose sombre et terrible. Vous pensez de la mort, influencés peut-être par la pensée occidentale, qu'elle est un adversaire, un ennemi de l'homme ; mais la mort a d'autres aspects que celui d'un ennemi de l'homme, mes frères. Mais oui, la mort est l'amie et non l'ennemie de l'homme ; c'est elle qui ouvre la porte de la prison, où l'Esprit captif s'irrite contre les obstacles élevés autour de lui par un passé mal vécu, sans profit pour la pensée. Et souvent la mort, qui vue d'un côté est terrible, semble être la porte de la naissance à la vie quand elle est vue de l'autre côté. Et lorsqu'un homme comme Duryodhana, noble dans beaucoup de ses impulsions, splendide par son courage, aimant son peuple et attentif à son bonheur, quand un tel homme agit d'une façon considérée comme désespérément mauvaise et s'opposant à la Volonté divine, quel plus gracieux messager l'amour même peut-il lui envoyer que la mort, qui<br />abat le corps maladroit et dévoile l'oeil de l'Esprit ? Et quand vous réalisez cela, vous commencez à comprendre que la guerre même, avec toutes ses horreurs, est un message de miséricorde, de délivrance, de libération, pour plus [49] d'un de ceux qui tomberont sur le champ de bataille. Et si le coeur de Dieu peut supporter la vue de ces souffrances, nous, qui sommes tellement plus enfermés dans notre égoïsme, pouvons bien aussi en supporter la vue, et avoir la volonté de coopérer avec Lui. Et, par conséquent, si la sagesse et l'amour déclarent que le combat est nécessaire au progrès à ce moment, alors combattre est coopérer avec Ishvara, et la parole de commandement se présente : "Combats donc, ô Arjuna."<br />L'activité juste est donc la leçon de la Gîtâ, et l'activité juste agit en harmonie avec la Volonté divine. C'est la seule définition vraie de l'activité juste ou droite ; non pour le fruit, non par désir de mouvement, non par attachement à quelque objet ou à certains résultats de l'activité, mais totalement en harmonie avec la Volonté qui travaille pour le bien universel. "Sans attachement, accomplis constamment l'action qui est ton devoir" (III, 19). C'est là, et là seulement, l'activité juste.<br />Alors se présente une grande difficulté au coeur de tout cet enseignement. Il peut être vrai, et il est vrai, que le Jñânî, l'homme parfaitement sage, le Bhakta, l'homme d'une dévotion parfaite, le Kartâ, l'homme qui agit de la manière juste, que tous ces hommes travaillent sur de réels mârgas, de vrais sentiers, menant au Suprême, et qui font avancer vers cette activité juste, en se fondant en elle. Pour une activité juste, une parfaite sagesse est nécessaire, ainsi qu'une parfaite dévotion et un parfait détachement des fruits de l'action, et seuls ceux qui sont sages, pleins de dévotion et actifs peuvent déployer une activité juste. Quelle est donc la difficulté ? C'est que l'homme est lié [50] par l'action. Cette pensée semble avoir grandi dans le mental d'Arjuna pendant qu'il écoutait cette glorification de l'activité. L'homme est lié par l'action, et voyant cette difficulté l'Instructeur déclare : "Le monde est enchainé par l'action" (III, 9). L'action forge des liens entre nous et les choses sur lesquelles l'action est dirigée. Nous nous attachons nous-mêmes, quelles que puissent être nos oeuvres, bonnes, mauvaises, ou indifférentes. Ce n'est pas seulement la mauvaise action qui attache ; la bonne action attache tout autant. La vérité, c'est que le fruit est différent. Le fruit de la mauvaise action est la souffrance, et le fruit de la bonne action est le bonheur ; mais les actions, bonnes et mauvaises, lient également l'homme. "Le monde est enchainé par l'action." Mais alors, quelle est notre situation ? Comment ce problème doit-il être résolu ? Nous devons être actifs, travailler, nous occuper, nous devons nous jeter dans la vie du monde, rendre l'action attrayante pour les autres, et travailler pour le bonheur du genre humain ; et pendant tout ce temps nous enroulons autour de nos membres des chaines qui nous entravent, en attachant les ailes de l'Esprit, qui volontiers prendraient leur essor, avec ces liens continuels de l'activité qui le retiennent en bas. Cela peut-il être l'aboutissement des enseignements du Seigneur du Yoga ? Non. Il est entièrement vrai que l'homme est lié par l'action. Bien mieux, le Seigneur va beaucoup plus loin que cette simple affirmation. Il semble rendre les choses un peu sans espoir pour nous, quand Il avance pas à pas dans Son argumentation ; car, non content de nous dire que l'homme est lié par l'action, Il nous dit aussi que "l'homme ne conquiert pas la libération [51] de l'action en renonçant à l'activité" (III, 4). Ici la première porte d'évasion se ferme sur nous. Nous ne nous débarrassons pas de l'action en restant inactifs : "Et par le renoncement seul il n'arrive pas à la perfection" (III, 4). Le problème devient de plus en plus embrouillé à mesure que nous avançons. Il n'est pas surprenant qu'Arjuna fût déconcerté. L'Instructeur pousse encore la chose de plus en plus loin. Ce n'est pas tout. Par l'inaction vous ne pouvez pas atteindre la liberté, mais vous ne pouvez pas même être réellement inactifs. Même cette issue vous est fermée : "Et personne ne peut en vérité rester même un instant dans un état d'inaction ; car l'homme est obligé malgré lui de prendre part à l'action par la force des qualités naturelles innées" (III, 5). Et Il redit encore dans un autre passage : "Celui qui est incarné ne peut complètement éviter l'action" (XVIII, 11). Que va faire alors un malheureux homme ? On lui dit qu'il ne doit pas rester inactif. Quand il agit, on lui dit que l'action le lie. Quand il aspire à être libre, on lui dit qu'il ne peut s'abstenir d'agir. Que dis-je, on lui dit même quelque chose de plus. "En accomplissant l'action sans attachement, l'homme, en vérité, obtient le Suprême" (III, 19). Dans quel enchevêtrement de contradictions semble-t-il que nous ayons pénétré. Devons-nous à jamais rester enchainés à cette roue des naissances et des morts ? Devons-nous demeurer à jamais des esclaves, attachés par les liens que nous avons forgés par notre propre activité ? N'y a-t-il aucune liberté pour l'homme ? N'y a-t-il aucune délivrance pour lui ? Doit-il toujours rester un être enchainé sans retour, asservi par les liens nés de l'action ? Eh bien ! La leçon va plus loin, et je me suis arrêté [52] au milieu du verset quand j'ai lu que "le monde est enchainé par l'action". "Le monde est enchainé par l'action, si l'action n'est pas accomplie au nom du sacrifice" (III, 9). Une lueur parait dans l'obscurité. Si l'action est accomplie comme<br />un sacrifice, yajñârtnât, "au nom du sacrifice", si elle est offerte en sacrifice, alors elle perd son pouvoir de liaison. Shrî Krishna dit encore quelque chose de plus. "Celui qui est affranchi de l'égoïsme, dont la Raison n'est pas affectée, celui-là, tout en tuant ces gens, ne les tue pas, et ne se lie pas" (XVIII, 17). Et même encore quelque chose de plus : "Janaka et d'autres", dit-il, "ont atteint la perfection par l'action" (III, 20). Donc il existe une certaine espèce d'action qui non seulement ne lie pas, mais qui est, en elle-même, un moyen de libération – encore une pensée qui n'est pas en harmonie, comme nous le savons bien, avec certains enseignements modernes, ni, en fait, avec quelques-uns qui sont regardés comme imposés par l'autorité. Et pourtant, il est ajouté, avec beaucoup d'emphase et de force, avec insistance : "Ayant eu cette connaissance, nos ancêtres, qui aspiraient à la délivrance, ont accompli l'action ; accomplis donc toi aussi l'action, comme les anciens l'accomplissaient autrefois… Celui qui peut voir l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction, celui-là est sage parmi les hommes, il reste équilibré alors même qu'il accomplit l'action. Celui dont les entreprises sont libres des imaginations du désir et dont les actions sont consumées dans la flamme de la sagesse, celui-là est considéré par les sages comme un Sage. Ayant abandonné tout attachement au fruit de l'action, toujours content, ne cherchant refuge nulle part, celui-là n'agit [53] pas alors même qu'il accomplit une action. Sans désir, maitre de son mental et de lui-même, ayant abandonné toute convoitise, il n'accomplit plus l'action que physiquement et il ne commet pas de péché. Content de tout ce qu'il obtient sans effort, libre des paires d'opposés, sans envie, indifférent au succès et à l'échec, il n'est pas lié lors même qu'il agit. Pour celui qui est délivré de l'attachement, harmonisé, dont le mental réside dans la sagesse, dont toute action est sacrifice, le karma se dissout entièrement" (IV, 15, 18-23). C'est là, donc, qu'est le secret de l'attachement et du détachement, là qu'est l'enseignement du Seigneur du Yoga. Comment l'action peut être faite sans pourtant que des liens soient créés, comment combiner l'activité et la liberté, comment faire de l'action un moyen de libération, telles sont les leçons de la Gîtâ.<br />Comment cela doit-il être accompli ? Par Yoga. C'est dans ces deux mots que se trouve la réponse. Comment faire cela, comment agir sans être lié, comment convertir ce qui normalement enchaine, en le moyen même d'atteindre la libération, telle est la leçon que nous allons apprendre maintenant ; et ce "comment" c'est le Yoga. Par Yoga. Il n'est pas d'autre manière de faire cela. Ces apparentes contradictions ne se fondent dans une harmonie que lorsque le Yoga est compris, et par suite nous demandons naturellement : Qu'est-ce que le Yoga ? Qui est le Yogî ? Par quel moyen Yoga sera-t-il obtenu ?<br />Nous recevons la révélation de ce qu'est le Yoga justement par l'enseignement du Seigneur du Yoga Lui-même. Qu'est-ce donc que le Yoga, selon la Gîtâ ? [54]<br />Il vaut mieux chercher cela d'abord dans les paroles de la Gîtâ elle-même, et nous définirons le Yoga comme la Gîtâ le définit. Abandonnez vos pensées ordinaires, pour l'instant. Ne vous laissez pas troubler, pour le moment, par certaines idées sur le Yoga que vous avez pu surprendre antérieurement. Écoutez plutôt les paroles du Seigneur du Yoga : "Contemple aujourd'hui tout l'univers, mobile et immuable, ensemble dans Mon corps, ô Gudâkesha, avec tout ce que tu désires voir encore. Mais, en vérité, tu ne peux pas Me voir avec ces yeux humains ; je te fais don de l'oeil divin. Contemple Mon Yoga souverain" (XI, 7, 8). Qu'est-ce que cela ? "Contemple", dit-Il, "Mon Yoga". "Alors, le fils de Pându vit tout l'univers, divisé en mille parties, et réuni là dans le corps du Dieu des Dieux" (XI, 13). Voilà le suprême Yoga, la vision de l'union du multiple vu dans l'Un, l'univers entier réuni dans le divin Corps, c'est cela le Yoga. Le onzième Adhyâya (chapitre ou dialogue) est le coeur même de la Gîtâ, son essence. Celui qui n'a aucune idée du sens de ce chapitre ne peut atteindre le Yoga. C'est son coeur, son essence ; toute chose fait avancer jusque-là, et entraine au-delà de cela. Dans la vision de la Forme Divine, où tout est inclus, dans ce Yoga souverain, la seule grande vérité libératrice est prononcée. C'est le parama Vâch, la Parole suprême (X, 1). C'est le râjavidyâ, le secret royal, la science royale, la sagesse unie au savoir (IX, 1, 2). C'est le vijnânasahitam, le Yoga du Soi (XI, 47), ou bien le soi véritable ou coeur secret du Yoga. C'est la parole suprême et le secret le plus haut : la multiplicité établie dans l'Unique. Rien de moins. Et dans la Gîtâ, dans toute la série des Shlokas [55] (versets), on y insiste et on y revient d'une façon toujours répétée ; le tout, sans exception aucune ; le supposé bon, comme aussi le supposé mauvais. Si vous ne pouvez voir cela, le Yoga n'est pas pour vous, vous n'êtes pas prêt. "Ayant appris cela tu verras tous les êtres sans exception dans le Soi, et ainsi en Moi" (IV, 35). "De Moi tout est né" (X, 8), non pas seulement le bien, le beau, le bonheur et l'harmonie ; de Moi tout est né. "Ô Gudâkesha ! Je suis le Soi, résidant dans le coeur de tous les êtres. Je suis le commencement, le milieu, et aussi la fin de tous les êtres" (X, 20). Toutes les pratiques qui conduisent au Yoga, qui rendent un homme harmonisé par le Yoga, trouvent uniquement leur résultat en ceci, cet être "harmonisé par le Yoga, il voit le Soi résidant dans toutes les créatures, et tous les êtres dans le Soi. Partout il voit de même" (VI, 29). Combien cela résonne étrangement à certaines oreilles. "Partout de même." Si seulement nous trouvions un peu plus du Soi dans le saint que dans le pécheur ; si seulement le Soi se trouvait un peu plus dans l'homme bon que dans le méchant. "Il n'en est pas ainsi", dit le vrai Soi Lui-même. "Celui qui voit le Seigneur Suprême résidant de même dans tous les êtres, impérissable au milieu de tout ce qui périt, celui-là voit. Voyant en vérité partout résider le même Seigneur" (XIII, 28, 29). Cela est énoncé avec une force extrême, de façon que personne ne puisse chercher à l'éviter, ou ne soit capable de s'y méprendre. Et même, dans la crainte que peut-être l'enseignement puisse paraitre trop étrange, et qu'en dépit de tout, il puisse être récusé, Il déclare alors : "Sache que toutes les natures, harmonieuses, actives, paresseuses, sâttvikâ, rajasâ, [56] tâmasâ, viennent de Moi" (VII, 12). Il n'y a pas d'échappatoire. Vous ne pouvez mettre le paresseux à part de son côté et dire : Le Soi n'est pas en vous. Les natures paresseuses aussi, déclare-t-Il, viennent toutes de Moi. Il n'existe pas de bien ni de mal par essence, dans la nature des choses. Tout fait partie du Suprême. Nous rendons les choses bonnes ou mauvaises en relation avec nous, par notre ignorance, notre sottise, par notre propre passion, et nous sommes ici afin que, comprenant enfin l'unité de toutes choses, nous arrivions à surpasser le bien autant que le mal et à demeurer finalement dans le Suprême. Doctrine cruelle, disent quelques-uns. Doctrine dangereuse, disent les antres. Alors que tout est dangereux pour l'ignorant, rien ne l'est pour le sage. L'unité ne se voit pas dans les phases inférieures, où elle pourrait être mal comprise ou dénaturée. On y voit la séparation et non l'unité ; on y voit le multiple et non l'Un ; on y voit le grand nombre, mais non la réunion dans l'unique Corps du Seigneur. Chacun est sûr qu'il est lui-même et non un autre, qu'il est l'acteur, car il est retranché dans l'égoïsme. Il est juste et bon qu'il soit ainsi retranché pour l'instant, car ce n'est qu'ainsi qu'il apprendra les leçons qui sont nécessaires pour la manifestation du Soi en lui, de ce Soi qui réside en chacun, attendant avec une patience infinie pendant que les roues de la voiture apprennent à prendre leur vraie place dans le plan général.<br />Le grand Seigneur du Yoga ne craint pas d'affirmer la vérité. Résolument Il déclare une fois de plus, avec cette insistance continuelle qui est la Sienne, pour ceux qui sont assez sages pour lire et pour comprendre : "Je réside dans le coeur de [57] tous, et de Moi viennent mémoire, sagesse, et leur absence" (XV, 15). Non seulement, donc, la sagesse et la mémoire, mais aussi l'absence de sagesse et l'absence de mémoire. Le neuvième et le dixième chapitres de la Gîtâ ne sont employés uniquement qu'à conduire Arjuna jusqu'à la vision du Suprême. Il déclare être Lui-même telle chose après telle autre : Je suis ceci, Je suis cela, Je suis cet autre. Je suis tous les Rishis, et les montagnes, et les rivières, et les arbres, et les animaux, car Je suis tout. "Une partie de Mon propre Soi, transformé dans le monde de la vie en un Esprit immortel, crée autour de soi les sens, dont le mental est le sixième, enveloppés dans la matière". (XV, 7). "Quand le Seigneur acquiert un corps", c'est écrit, le Seigneur Lui-même, quand Il prend un corps, "et quand Il le quitte… enfermé" ; quand il le prend, "dans l'oreille, dans l'oeil, dans le toucher, dans le gout et l'odorat, et aussi dans le mental, Il jouit des objets des sens" (XV, 8, 9). Peu de gens, de nos jours, oseraient dire cette grande parole, à savoir que "quand le Seigneur prend un corps, Il jouit des objets des sens". "Ceux qui sont dans l'illusion ne Le perçoivent pas quand Il part ou quand Il est présent ou quand Il jouit sous l'influence des qualités ; celui qui a l'oeil de la sagesse le perçoit" (XV, 10). Bien plus, de peur que les gens puissent encore penser qu'après tout quelque chose pourrait être laissé hors de Lui, Il parle des "hommes qui accomplissent de sévères austérités non prescrites par les Écritures" et déclare à leur sujet : "Dénués d'intelligence, tourmentant les éléments assemblés qui forment le corps, et Me tourmentant Moi aussi qui réside dans le corps intérieur, sache que ces hommes sont démoniaques [58] dans leurs intentions" (XVII, 5, 6). En sorte que ceux qui tourmentent même le corps extérieur, tourmentent le Seigneur Lui-même qui réside à l'intérieur. S'élevant dans des envolées de plus en plus hautes jusqu'à l'Être même du Soi embrassant tout, Il déclare : "Je suis aussi le Temps infini… et Je suis la Mort qui dévore tout et l'origine de tout ce qui va naitre" (X, 33, 34). "Je suis le jeu du tricheur, et la splendeur des choses splendides" (X, 36). "Et de quelque espèce que soit la semence de tous les êtres, c'est Moi, ô Arjuna ; et il n'est rien de tout ce qui se meut ou est immobile qui puisse exister en dehors de Moi" (X, 39). "De même que le soleil unique illumine toute la terre, de même le Seigneur du Champ illumine tout le Champ, ô Bhârata" (XIII, 34). Tel est le Yoga. L'unité de toutes choses, le multiple vu dans l'Un.<br />Et maintenant qui est le Yogî ? C'est l'homme qui, réalisant l'Unité, y vit. C'est lui et lui seul qui est le Yogî. Telle est la déclaration maintes fois répétée dans ce Traité de Yoga, concernant l'homme qui est le Yogî aux yeux du Seigneur du Yoga, au véritable Soi révélé du Yoga, comme on L'appelle (XI, 47). Le Yogî est l'homme qui, réalisant l'unité, y vit. Personne ne réalisant cela dans sa propre vie ne peut être appelé un Yogî dans toute l'acception de ce terme. Nous revenons encore sur cette phrase : "Celui qui accomplit l'action qui est un devoir… celui-là est un ascète, il est un Yogî, et non celui qui est sans feu et sans rites" (VI, 1). Ce n'est pas l'apparence extérieure de l'homme qui fait le Yogî ; le Yogî n'est pas un homme qui erre çà et là vêtu en Yogî, mais "celui qui accomplit l'action qui est un devoir, sans penser [59] au fruit de l'action." Et alors l'homme qui est le type du Yogî est décrit à plusieurs reprises de façon variée, et ses caractéristiques sont clairement définies. Il est déclaré : "L'équilibre s'appelle Yoga (II, 48) ; seul celui qui voit l'unité permanente reste stable au milieu du changement des effets variés et transitoires. Il est habile dans les activités extérieures : "Le Yoga est l'art dans l'action" (II, 50). Il ne ressent aucune attraction pour les objets des sens, ou pour les actions, et renonce à faire des projets : "Lorsqu'un homme ne sent plus d'attachement, ni pour les objets des sens, ni pour les actions, ayant renoncé aux imaginations du désir, alors on le dit parfait dans le Yoga" (VI, 4). Lorsqu'Il est en mesure de définir le parfait Yogî, l'homme qui a atteint cette perfection de l'unité qui signifie le triomphe, Il déclare ce que c'est : "Celui qui, par l'identité du Soi, ô Arjuna, voit également partout la même chose, que ce soit plaisir ou peine, celui-là est considéré comme un Yogî parfait" (VI, 32). Avec attention et avec le plus grand soin, dans le sixième chapitre, Shrî Krishna approfondit cette image du Yogî : un Yogî est celui qui est "établi dans l'unité" (VI, 31) ; qui, sa pensée "fixée sur le Soi" (VI, 18), sur la vision de l'Un présent en toutes choses, voit que même le plaisir et la peine ne sont que des phases de la manifestation de l'Unique, et est "libéré de l'envie de toutes les choses désirables" (VI, 18), et atteint ainsi "la rupture de l'union avec la souffrance" (VI, 23). C'est celui "qui est satisfait de sagesse et de savoir, inébranlable, dont les sens sont domptés" et qui est impartial (VI, 8, 9). C'est sur ces matières qu'il doit méditer, car, dans la précipitation et le tumulte [60] du monde extérieur il ne peut réaliser l'unité, à moins qu'il ne se retire de temps à autre de la multiplicité pour la regarder de l'extérieur, "dans un endroit solitaire" (VI, 10) ; chaque homme qui a le désir d'atteindre la vision de l'unité doit, en dehors des heures nombreuses qu'il donne au travail, aux distractions et au sommeil, réserver un peu de temps à la solitude et à la méditation, jusqu'à ce qu'il soit assez fort pour méditer continuellement au sein même d'un tourbillon. Sans cela, il serait vain de s'attendre au succès. Car, attendu que nous sommes non pas forts mais faibles ; attendu que nous n'avons pas l'oeil de la sagesse, mais que nous sommes trop souvent dans l'illusion ; attendu que nous sommes dominés par les qualités et considérons les choses comme séparées et permettons qu'une chose nous apporte le plaisir et une autre la peine, au lieu de regarder toute chose, désagréable ou plaisante, comme une expérience pouvant servir à aider les upâdhis (enveloppes) dans lesquels le Soi doit être rendu manifeste ; attendu qu'il en est ainsi pour nous tous, nous devons nous réserver un certain temps de tranquillité dans un endroit retiré où nous nous asseyons bien seuls ; et alors, fixant le mental sur le Soi, chercher à réaliser notre unité avec ce Soi, en dépit du tournoiement des évènements. Nous devons suivre les instructions données par Shrî Krishna (VI, 10-19) jusqu'à ce que "voyant le Soi par le Soi" nous soyons "contents dans le Soi" (VI, 20) ; jusqu'à ce que nous puissions trouver "cette joie suprême que la Raison peut saisir par-delà les sens, et où, bien établis", nous ne serons plus "ébranlés même par une grande douleur" (VI, 21, 22). Alors nous jouirons de "la [61] félicité infinie du contact avec l'Éternel" (VI, 28). Et quand tout cela est accompli, quand en vérité un homme "voit le Soi résidant dans toutes les créatures et tous les êtres dans le Soi" (VI, 29), alors "celui qui, établi dans l'unité, M'adore, Moi qui demeure dans toutes les créatures, ce Yogî vit en Moi, quel que soit son mode de vie." (VI, 31). Voilà la grande vérité du vrai Yogî. Il peut être un écrivain ou un orateur, il peut être un guerrier ou un agriculteur, il peut être un philosophe ou un marchand, il peut être un Roi ou un homme d'État, il peut être un homme de loi ou toute autre chose – n'importe. "Il vit en Moi, quel que soit son mode de vie", s'il voit l'unité en toutes choses, et toutes choses en Dieu.<br />Cela résume, me semble-t-il, l'essence totale de la pensée que nous avons poursuivie ce matin : "Ce Yogi vit en Moi, quel que soit son mode de vie." Ce n'est pas ce que vous êtes dans vos occupations, c'est ce que vous êtes mentalement ; – ce n'est pas vos activités extérieures, c'est votre attitude en face du monde ; ce n'est pas ce que vous faites, mais ce que vous êtes dans vos sentiments et vos pensées ; voilà ce qui détermine si vous êtes, ou non, un Yogî.<br />Sur trois sentiers cheminent ceux qui cherchent le Yoga. Je décrirai ces sentiers, jusqu'à un certain point, demain et le jour suivant. Vous savez qu'on parle des trois, le sentier de la sagesse, le sentier de la dévotion et le sentier de l'action, les trois sentiers, chacun suivant un tempérament, les sentiers que l'on considère comme étant trois, mais qui se confondent en un seul, puisque le Soi, derrière tous les tempéraments, est unique. Le Jñânî est celui qui suit le sentier de la sagesse ; le Bhakta [62] ou Tapasvî est celui qui suit le sentier de la dévotion ; et le Kartâ est celui qui suit le sentier de l'action. Mais que dit Shrî Krishna de ces hommes, quand il résuma cette partie de Son enseignement sur le Yoga contenue dans le sixième chapitre ? Il dit : "Le Yogî est plus grand que l'ascète, il est considéré comme plus grand même que le sage. Le Yogî est plus grand que l'homme d'action" (VI, 46). Le parfait Yogî est plus grand que les hommes sur l'un des sentiers séparés, plus grand que les hommes qui foulent l'un, ou l'autre, ou le troisième de ces trois sentiers qui mènent au Yoga complet ; plus grand que le Jñânî, le Tapasvî et le Kartâ, car il réunit totalement en lui-même leurs caractéristiques séparées, dans un équilibre parfait, et il n'est aucun d'eux en particulier parce qu'il est tous ensemble. Il a appris la pensée juste, le désir droit et l'activité correcte, et, étant ainsi devenu parfaitement sage, actif et dévot, il est plus grand que celui en qui la sagesse, ou l'action, ou la dévotion est prédominante ; il les a ajoutées et fusionnées en lui-même. "Deviens donc un Yogi, ô Arjuna" (VI, 46).</p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>CHAPITRE II</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> —</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> LA GITA COMME TRAITÉ DE YOGA</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Frères,<br />Quand on étudie un livre aussi compliqué que la Gîtâ dans un aussi court espace de temps que celui dont nous disposons, il est nécessaire de choisir avec soin les points qui devront être traités pour extraire du livre ses pensées centrales, ses leçons essentielles, et donner ainsi un tout synthétique qui puisse rester présent à l'esprit, et dans lequel, par votre propre étude, les divers détails pourront être disposés d'une façon méthodique. Aujourd'hui, la partie du sujet que je me propose de vous présenter est la nature de la Gîtâ dans son essence, comme Traité de Yoga, une Écriture sacrée sur le Yoga. Sous ce titre nous verrons la question de l'activité, la nature de l'activité, sa force d'attachement, la méthode pour échapper à ses liens par le Yoga ; cela nous mènera à un examen de ce que signifie le Yoga et de ce que signifie le Yogî ; et après cela, nous devrons rechercher quels sont les moyens à notre portée permettant d'atteindre le Yoga. Mais je réserverai cette dernière partie pour demain et le jour suivant, et aujourd'hui nous [40] nous occuperons seulement des points que je viens de mentionner : la Gîtâ comme Traité de Yoga, l'activité, sa nature attachante, la méthode de libération par le Yoga, la nature du Yoga, et par conséquent le caractère du Yogî.<br />En premier lieu il faut que nous réalisions d'une manière bien déterminée que la Bhagavad Gîtâ, dans son essence même, est ce qui est rappelé à la fin de chacun des chapitres, un Traité de Yoga. À moins que nous ne puissions, avec ce livre, apprendre le Yoga, il aura, pour nous, manqué son but.<br />Ceci posé, cette Écriture du Yoga est donnée par le Seigneur du Yoga Lui-même. Celui qui parle est l'Ishvara du Yoga, le Seigneur du Yoga, et nous lisons, en approchant de la conclusion, lorsque tout a été prononcé, comment celui qui a écouté le dialogue entier dit : "Par la faveur de Vyâsa j'ai entendu ce mystère et le suprême Yoga, du Seigneur du Yoga, Krishna Lui-même, parlant devant mes yeux" (XVIII, 75). De telle sorte que nous avons ici l'enseignement du Yoga par Celui qui est l'Ishvara du Yoga. "Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" (X, 17) tel est le cri d'Arjuna. C'est à Lui comme Yogî qu'il pense, et c'est en réponse à la question :<br />"Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" que la Forme Divine est révélée, fait très significatif du véritable sens du Yoga, comme nous le verrons un peu plus tard. Et nous trouvons aussi qu'Arjuna pousse plus loin le détail de sa prière : "Parle-moi encore une fois de Ton Yoga" (X, 18).<br />C'est la chose qu'il recherche afin que l'hésitation et l'illusion puissent disparaitre. "Celui qui connait dans leur essence Ma souveraineté et Mon [41] Yoga, celui-là est harmonisé par le Yoga inébranlable." (X, 7) ; et ainsi la prière du disciple au Seigneur du Yoga est pour qu'il puisse réaliser le sens intérieur du Yoga ; c'est là l'essence même de la Gîtâ. C'est cela que dans la Gîtâ nous devons apprendre.<br />Mais comment ce Yoga, ou l'enseignement du Yoga, se joint-il à ce qui est l'objet de la Gîtâ, à sa surface même ? Car vous vous rappelez que l'orateur et l'élève se trouvent au milieu du champ de bataille, entre deux armées qui sont sur le point de s'engager dans la mêlée. C'est au moment où "la pluie de flèches est sur le point de tomber" (I, 20) que le désespoir saisit le coeur de l'héroïque Arjuna. Le plan complet de tout ce qui est dit ou fait, sous le revêtement du récit de la Gîtâ, n'a qu'un motif : donner à Arjuna énergie et courage, le pousser à l'action, le contraindre, au besoin, à combattre ; et l'argument est continuellement entremêlé avec ce constant refrain : "Combats donc." Peu importe le genre d'argumentation qui a précédé. Ce peut être une thèse exposant la nature du Jivâtmâ, non-né, impérissable, perpétuel, et stable, après cet exposé : "Combats donc." (II, 18). Ce peut être une longue thèse philosophique, expliquant la nature de l'Unique et du Multiple, décrivant la constitution des mondes, ou la Vie Une pénétrant toute chose ; après la philosophie, de nouveau résonne le refrain : "Pense donc à Moi constamment, et combats" (VIII, 7). Ou bien ce peut être l'enseignement de la dévotion, l'invitation au disciple d'abandonner toutes ses actions à son Seigneur, et "concentrant toutes tes pensées sur le Soi suprême… jette-toi dans le combat" (III, 30). Lorsque la [42] vision de la Forme Divine est montrée : "Détruis-les sans crainte. Combats !" (XI, 34). Et tout à la fin, quand Il presse Arjuna : "Plonge ton mental en Moi, sois Mon serviteur fervent, consacre-toi à Moi," l'idée revient encore et résonne dans la question : "Ton erreur, causée par l'ignorance, a-t-elle été détruite ?" (XVIII, 65,72). Et le résultat de tout cela est la résolution que prend Arjuna de combattre. "J'agirai selon Ta parole" (XVIII, 73) et il se jette dans la mêlée.<br />Certes, cela est très curieux au premier abord, et très inattendu. Le Yoga est en cours d'enseignement, le parfait Yogî doit être entrainé, et, à chaque interruption de l'argumentation, pour changer de sujet, le refrain : "Combats donc", retentit à l'oreille étonnée. "Prépare-toi pour le combat" (II, 38) est le commandement du Seigneur du Yoga. Partout dans cette Écriture du Yoga, se fait jour l'insistante poussée à l'action de l'espèce la plus violente, comme si dans le combat était incorporée, pourrions-nous dire, la quintessence même de l'activité, son élan, son tourbillon, son agitation, son fracas. Comment pourriez-vous trouver une activité plus vive que l'activité des héros sur le champ de bataille ? Toutefois c'est là que le Yoga doit être conquis ; c'est là que l'Ishvara du Yoga apparait dans toute la plénitude de Sa puissance et de Sa magnificence. Maintenant, cela semble naturellement étrange, plus étrange, peut-être que toute autre chose, pour l'esprit moderne, bisque dans l'Inde même. Car, dans l'Inde moderne, une grande activité et la pratique du Yoga ne peuvent, selon la règle, aller la main dans la main. Que dis-je ? J'ai vu ici des hommes qui prétendent [43] parler pour l'orthodoxie indoue, qui prétendent la défendre contre l'enseignement des Théosophes, j'ai vu ici affirmer qu'aucun homme ne peut être un Yogî, s'il ne vit pas loin des hommes, dans une caverne, dans la jungle ou dans le désert, ou bien dans quelque retraite des puissants Himâlayas ou de quelque autre chaine de montagnes sous le ciel sacré de l'Inde. J'ai entendu dire qu'aucun homme ne peut être un Yogî s'il est au milieu de l'activité, du travail, du labeur, en cherchant à contribuer à tout ce qu'il y a de bon dans le monde, et par suite en vivant dans le monde ; que Yoga signifie retraite, silence, inaction. Telle est, apparemment, l'idée de plus d'un Indien moderne, et c'est un fait – dont nous verrons plus tard la raison – qu'au cours de l'évolution, entre l'activité née du désir pour les objets de ce monde et cette noble et incessante activité qui nait uniquement du désir ardent de coopérer avec Ishvara, le Suprême, il existe un stade intermédiaire où l'action est devenue désagréable comme étant de ce monde, et où la leçon supérieure de "l'action dans l'inaction" (IV, 18) n'a pas encore été apprise par l'élève. Mais le Seigneur du Yoga Lui-même voit le Yoga sous un jour très différent de celui que je viens de décrire : "Celui qui accomplit l'action qui est un devoir, sans penser au fruit de l'action, celui-là est un ascète, celui-là est un Yogi" (VI, 1). Il va même plus loin, et Il déclare : "Le Yoga est l'art dans l'action" (II, 50). De sorte que, dans l'esprit du Seigneur du Yoga, le Yoga semble s'appliquer à quelque chose de tout à fait différent de l'idée moderne de séparation des autres hommes, de séjour dans la caverne ou dans la jungle, isolé des hommes. Cela a sa place et sa part dans l'évolution [44] humaine. C'est une phase du progrès humain. Mais le Yoga, tel qu'il est enseigné, par le Seigneur du Yoga, le Yoga suprême, est quelque chose différant de cela. L'homme est ici-bas pour l'activité ; le Créateur du monde est l'incarnation de Kriyâ, l'activité. Brahmâ représente Kriyâ, et il n'y a absolument aucun but à l'existence dans l'univers physique si ce n'est le développement de l'activité juste, dirigée par la pensée juste et le désir juste ; tout le reste conduit à cela. Le monde est plein d'objets désirables, rempli par Ishvara Lui-même d'objets qui éveillent le désir ; Ishvara Lui-même est caché dans chaque objet, lui donnant son charme attirant, son pouvoir de séduction. Nous verrons tout à l'heure qu'il n'est rien dans le monde entier en quoi le Seigneur du Monde ne soit pas incorporé. Et cet immense déploiement de choses désirables est placé dans le monde par Ishvara Lui-même. Il se voile Lui-même dans ces objets par Sa mâyâ, et par ce moyen Il éveille le désir dans ces portions de Lui-même qu'Il a placées ici-bas pour croitre depuis la semence divine jusqu'au divin Seigneur. Le désir est éveillé, soulevé, fortifié, par la présence de tous ces objets du désir. Et si le désir n'avait pas une partie à jouer dans l'évolution humaine, alors nous serions nés dans un monde qui serait un désert, où il n'y aurait aucun objet pour attirer, où il n'y aurait rien pour séduire. Mais la présence de ces objets producteurs de plaisir, et celle aussi de ces objets producteurs de peine, éveille en nous non seulement l'attraction et la répulsion, mais ils suscitent aussi la pensée en nous ; car des difficultés sont placées entre nous et les objets de notre désir, et la pensée est réveillée dans le Jivâtmâ, afin que [45] ces difficultés puissent être soit surmontées, soit évitées. Et lorsque nous suivons le cours de l'évolution humaine, nous trouvons que la pensée est stimulée par le désir et que toutes les activités de pensée vigoureuses, que nous constatons chez les hommes dans le monde qui nous entoure, sont des activités de pensée motivées par le désir, stimulées, activées, mises en mouvement par le désir. À moins qu'Ishvara n'ait tracé les plans de Son univers de façon très erronée – et nous nous imaginons souvent dans notre sagesse que nous aurions pu le faire mieux si l'arrangement nous en avait été laissé – il doit y avoir quelque intention dans la présence de ces objets qui éveillent le désir, quelque intention dans ces difficultés d'adaptation, intention qui rend l'effort de la pensée inévitable. Le désir et la pensée créent le motif et les forces directrices de l'action, et l'action suit le désir et la pensée et elle est leur résultat naturel, inévitable. C'est là un point sur lequel nous devons nous arrêter pendant un moment pour arriver à nous en faire une idée. Mais, afin d'en comprendre toute la portée, la force prodigieuse de l'argument qu'il contient, vous devez y penser en avançant pas à pas, d'un détail au suivant, jusqu'à ce que vous appreniez ce qu'est le monde tel que Yogeshvara l'a projeté, et non comme les hommes aimeraient ou s'imaginent préférable qu'il dût être. Et, en réfléchissant ainsi, vous arriverez à réaliser que l'ensemble des choses est disposé de telle sorte que l'activité puisse être éveillée, parce que, comme Il nous le dit : "L'action est meilleure que l'inaction" (III, 8). C'est, ainsi que l'homme est invité et attiré, stimulé et excité vers l'action, et nous devons garder cette pensée [46] fixement à l'esprit, autrement le sens de la Gîtâ nous échappera inévitablement.<br />Pourquoi Shrî Krishna insiste-t-il avec tant de force sur l'action ? La raison nous apparait très nettement quand nous nous occupons du troisième chapitre, où Il parle tellement de l'action, le chapitre intitulé "Le Yoga de l'action". Tout dépend de l'action : "De la nourriture naissent les créatures ; de la pluie provient la nourriture ; le sacrifice engendre la pluie ; de l'action nait le sacrifice. Sache que c'est de Brahmâ que nait l'action" (III, 14, 15). Telle est la chaine de la vie. Les créatures venant de la nourriture ; la nourriture, de la pluie ; la pluie, du sacrifice ; le sacrifice, de l'action ; l'action, d'Ishvara – la vie entière du monde, l'entière reproduction des êtres, tout ce qui constitue un monde, un manvantara en contraste avec un pralaya, tout cela dépend de l'activité, est né de l'action. Ainsi donc l'action ne saurait être tout à fait aussi méprisable que l'Indien moderne est parfois tenté de le penser. Et il se peut que nous puissions à bon droit fixer la date du commencement de la décadence de l'Inde à l'époque où les gens perdirent de vue les rapports vrais entre l'action et l'inaction, et où ils commencèrent à regarder l'action comme un obstacle à la vie spirituelle, au lieu de voir ce qu'elle signifie, de voir qu'elle est le chemin qui y conduit. Car n'est-il pas écrit que "Pour le Sage qui cherche le Yoga, l'action est considérée comme le moyen" (VI, 3). Mais vous dites "Finissez le verset" (Shloka). Certainement. "Pour le même Sage, lorsqu'il est devenu parfait dans le Yoga, c'est la sérénité qui est devenue le moyen." Mais est-ce que sérénité veut dire inaction ? Au contraire, nous [47] lisons un peu plus loin, et nous trouvons qu'il est dit du Sage qui a trouvé la sérénité : "Agissant en harmonie avec Moi, il doit rendre toute action attrayante" (III, 26) ; de telle sorte que cet enseignement de la valeur de l'action s'avance pas à pas, de l'action à la sérénité, puis à l'action sereine. La raison pour laquelle l'activité est nécessaire nous est donnée pleinement dans ce même chapitre. Car il est déclaré : "De même que l'ignorant agit par attachement à l'action, ô Bhârata, de même le sage doit agir sans attachement, dans le seul but d'aider le monde, Le sage ne doit pas troubler la raison des ignorants attachés à l'action ; mais", comme je viens déjà de le citer, "agissant dans l'union avec Moi, il doit rendre toute action attrayante" (III, 25, 26).<br />L'action d'Ishvara Lui-même, sur quoi repose-t-elle ? Par la bouche de Shrî Krishna, Il dit : "Il n'est rien dans les trois mondes, ô Pârtha, qui me reste à accomplir ou à atteindre ; et cependant Je prends part à l'action. Car si Je ne prenais pas une part constante dans l'action, les hommes se mettraient partout à suivre Mes pas, ô fils de Prithâ. Ces mondes tomberaient en ruine, si Je n'accomplissais pas l'action ; Je serais cause de la confusion des castes et de l'anéantissement de ces créatures" (III, 22-24). C'est là, en vérité, la racine de toute activité juste. L'activité juste est la coopération avec Ishvara, avec le Logos de l'univers ; c'est le sentier le plus élevé, et c'est à cela que tout entrainement, tout effort, doit tendre inévitablement, – la coopération avec la Volonté divine, en agissant en harmonie avec la Volonté qui oeuvre avec une sagesse infinie pour le bien suprême. Quel que puisse être le devoir qui se [48] présente à un moment donné il doit être accompli ; combattre, s'il arrive que le combat soit l'affaire du moment ; la passivité, si celle-ci est nécessaire. Si le temps est venu, au cours de l'histoire du monde, où une multitude d'hommes, suivant le chemin de l'abaissement, doivent être arrachés à ce chemin de la chute en les séparant brusquement d'un corps, dénaturé sans espoir, afin que l'Esprit vivant puisse se préparer un meilleur corps, prêt à des fins plus hautes, alors frapper les corps peut être la coopération demandée. Vous regardez la mort comme une chose sombre et terrible. Vous pensez de la mort, influencés peut-être par la pensée occidentale, qu'elle est un adversaire, un ennemi de l'homme ; mais la mort a d'autres aspects que celui d'un ennemi de l'homme, mes frères. Mais oui, la mort est l'amie et non l'ennemie de l'homme ; c'est elle qui ouvre la porte de la prison, où l'Esprit captif s'irrite contre les obstacles élevés autour de lui par un passé mal vécu, sans profit pour la pensée. Et souvent la mort, qui vue d'un côté est terrible, semble être la porte de la naissance à la vie quand elle est vue de l'autre côté. Et lorsqu'un homme comme Duryodhana, noble dans beaucoup de ses impulsions, splendide par son courage, aimant son peuple et attentif à son bonheur, quand un tel homme agit d'une façon considérée comme désespérément mauvaise et s'opposant à la Volonté divine, quel plus gracieux messager l'amour même peut-il lui envoyer que la mort, qui<br />abat le corps maladroit et dévoile l'oeil de l'Esprit ? Et quand vous réalisez cela, vous commencez à comprendre que la guerre même, avec toutes ses horreurs, est un message de miséricorde, de délivrance, de libération, pour plus [49] d'un de ceux qui tomberont sur le champ de bataille. Et si le coeur de Dieu peut supporter la vue de ces souffrances, nous, qui sommes tellement plus enfermés dans notre égoïsme, pouvons bien aussi en supporter la vue, et avoir la volonté de coopérer avec Lui. Et, par conséquent, si la sagesse et l'amour déclarent que le combat est nécessaire au progrès à ce moment, alors combattre est coopérer avec Ishvara, et la parole de commandement se présente : "Combats donc, ô Arjuna."<br />L'activité juste est donc la leçon de la Gîtâ, et l'activité juste agit en harmonie avec la Volonté divine. C'est la seule définition vraie de l'activité juste ou droite ; non pour le fruit, non par désir de mouvement, non par attachement à quelque objet ou à certains résultats de l'activité, mais totalement en harmonie avec la Volonté qui travaille pour le bien universel. "Sans attachement, accomplis constamment l'action qui est ton devoir" (III, 19). C'est là, et là seulement, l'activité juste.<br />Alors se présente une grande difficulté au coeur de tout cet enseignement. Il peut être vrai, et il est vrai, que le Jñânî, l'homme parfaitement sage, le Bhakta, l'homme d'une dévotion parfaite, le Kartâ, l'homme qui agit de la manière juste, que tous ces hommes travaillent sur de réels mârgas, de vrais sentiers, menant au Suprême, et qui font avancer vers cette activité juste, en se fondant en elle. Pour une activité juste, une parfaite sagesse est nécessaire, ainsi qu'une parfaite dévotion et un parfait détachement des fruits de l'action, et seuls ceux qui sont sages, pleins de dévotion et actifs peuvent déployer une activité juste. Quelle est donc la difficulté ? C'est que l'homme est lié [50] par l'action. Cette pensée semble avoir grandi dans le mental d'Arjuna pendant qu'il écoutait cette glorification de l'activité. L'homme est lié par l'action, et voyant cette difficulté l'Instructeur déclare : "Le monde est enchainé par l'action" (III, 9). L'action forge des liens entre nous et les choses sur lesquelles l'action est dirigée. Nous nous attachons nous-mêmes, quelles que puissent être nos oeuvres, bonnes, mauvaises, ou indifférentes. Ce n'est pas seulement la mauvaise action qui attache ; la bonne action attache tout autant. La vérité, c'est que le fruit est différent. Le fruit de la mauvaise action est la souffrance, et le fruit de la bonne action est le bonheur ; mais les actions, bonnes et mauvaises, lient également l'homme. "Le monde est enchainé par l'action." Mais alors, quelle est notre situation ? Comment ce problème doit-il être résolu ? Nous devons être actifs, travailler, nous occuper, nous devons nous jeter dans la vie du monde, rendre l'action attrayante pour les autres, et travailler pour le bonheur du genre humain ; et pendant tout ce temps nous enroulons autour de nos membres des chaines qui nous entravent, en attachant les ailes de l'Esprit, qui volontiers prendraient leur essor, avec ces liens continuels de l'activité qui le retiennent en bas. Cela peut-il être l'aboutissement des enseignements du Seigneur du Yoga ? Non. Il est entièrement vrai que l'homme est lié par l'action. Bien mieux, le Seigneur va beaucoup plus loin que cette simple affirmation. Il semble rendre les choses un peu sans espoir pour nous, quand Il avance pas à pas dans Son argumentation ; car, non content de nous dire que l'homme est lié par l'action, Il nous dit aussi que "l'homme ne conquiert pas la libération [51] de l'action en renonçant à l'activité" (III, 4). Ici la première porte d'évasion se ferme sur nous. Nous ne nous débarrassons pas de l'action en restant inactifs : "Et par le renoncement seul il n'arrive pas à la perfection" (III, 4). Le problème devient de plus en plus embrouillé à mesure que nous avançons. Il n'est pas surprenant qu'Arjuna fût déconcerté. L'Instructeur pousse encore la chose de plus en plus loin. Ce n'est pas tout. Par l'inaction vous ne pouvez pas atteindre la liberté, mais vous ne pouvez pas même être réellement inactifs. Même cette issue vous est fermée : "Et personne ne peut en vérité rester même un instant dans un état d'inaction ; car l'homme est obligé malgré lui de prendre part à l'action par la force des qualités naturelles innées" (III, 5). Et Il redit encore dans un autre passage : "Celui qui est incarné ne peut complètement éviter l'action" (XVIII, 11). Que va faire alors un malheureux homme ? On lui dit qu'il ne doit pas rester inactif. Quand il agit, on lui dit que l'action le lie. Quand il aspire à être libre, on lui dit qu'il ne peut s'abstenir d'agir. Que dis-je, on lui dit même quelque chose de plus. "En accomplissant l'action sans attachement, l'homme, en vérité, obtient le Suprême" (III, 19). Dans quel enchevêtrement de contradictions semble-t-il que nous ayons pénétré. Devons-nous à jamais rester enchainés à cette roue des naissances et des morts ? Devons-nous demeurer à jamais des esclaves, attachés par les liens que nous avons forgés par notre propre activité ? N'y a-t-il aucune liberté pour l'homme ? N'y a-t-il aucune délivrance pour lui ? Doit-il toujours rester un être enchainé sans retour, asservi par les liens nés de l'action ? Eh bien ! La leçon va plus loin, et je me suis arrêté [52] au milieu du verset quand j'ai lu que "le monde est enchainé par l'action". "Le monde est enchainé par l'action, si l'action n'est pas accomplie au nom du sacrifice" (III, 9). Une lueur parait dans l'obscurité. Si l'action est accomplie comme<br />un sacrifice, yajñârtnât, "au nom du sacrifice", si elle est offerte en sacrifice, alors elle perd son pouvoir de liaison. Shrî Krishna dit encore quelque chose de plus. "Celui qui est affranchi de l'égoïsme, dont la Raison n'est pas affectée, celui-là, tout en tuant ces gens, ne les tue pas, et ne se lie pas" (XVIII, 17). Et même encore quelque chose de plus : "Janaka et d'autres", dit-il, "ont atteint la perfection par l'action" (III, 20). Donc il existe une certaine espèce d'action qui non seulement ne lie pas, mais qui est, en elle-même, un moyen de libération – encore une pensée qui n'est pas en harmonie, comme nous le savons bien, avec certains enseignements modernes, ni, en fait, avec quelques-uns qui sont regardés comme imposés par l'autorité. Et pourtant, il est ajouté, avec beaucoup d'emphase et de force, avec insistance : "Ayant eu cette connaissance, nos ancêtres, qui aspiraient à la délivrance, ont accompli l'action ; accomplis donc toi aussi l'action, comme les anciens l'accomplissaient autrefois… Celui qui peut voir l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction, celui-là est sage parmi les hommes, il reste équilibré alors même qu'il accomplit l'action. Celui dont les entreprises sont libres des imaginations du désir et dont les actions sont consumées dans la flamme de la sagesse, celui-là est considéré par les sages comme un Sage. Ayant abandonné tout attachement au fruit de l'action, toujours content, ne cherchant refuge nulle part, celui-là n'agit [53] pas alors même qu'il accomplit une action. Sans désir, maitre de son mental et de lui-même, ayant abandonné toute convoitise, il n'accomplit plus l'action que physiquement et il ne commet pas de péché. Content de tout ce qu'il obtient sans effort, libre des paires d'opposés, sans envie, indifférent au succès et à l'échec, il n'est pas lié lors même qu'il agit. Pour celui qui est délivré de l'attachement, harmonisé, dont le mental réside dans la sagesse, dont toute action est sacrifice, le karma se dissout entièrement" (IV, 15, 18-23). C'est là, donc, qu'est le secret de l'attachement et du détachement, là qu'est l'enseignement du Seigneur du Yoga. Comment l'action peut être faite sans pourtant que des liens soient créés, comment combiner l'activité et la liberté, comment faire de l'action un moyen de libération, telles sont les leçons de la Gîtâ.<br />Comment cela doit-il être accompli ? Par Yoga. C'est dans ces deux mots que se trouve la réponse. Comment faire cela, comment agir sans être lié, comment convertir ce qui normalement enchaine, en le moyen même d'atteindre la libération, telle est la leçon que nous allons apprendre maintenant ; et ce "comment" c'est le Yoga. Par Yoga. Il n'est pas d'autre manière de faire cela. Ces apparentes contradictions ne se fondent dans une harmonie que lorsque le Yoga est compris, et par suite nous demandons naturellement : Qu'est-ce que le Yoga ? Qui est le Yogî ? Par quel moyen Yoga sera-t-il obtenu ?<br />Nous recevons la révélation de ce qu'est le Yoga justement par l'enseignement du Seigneur du Yoga Lui-même. Qu'est-ce donc que le Yoga, selon la Gîtâ ? [54]<br />Il vaut mieux chercher cela d'abord dans les paroles de la Gîtâ elle-même, et nous définirons le Yoga comme la Gîtâ le définit. Abandonnez vos pensées ordinaires, pour l'instant. Ne vous laissez pas troubler, pour le moment, par certaines idées sur le Yoga que vous avez pu surprendre antérieurement. Écoutez plutôt les paroles du Seigneur du Yoga : "Contemple aujourd'hui tout l'univers, mobile et immuable, ensemble dans Mon corps, ô Gudâkesha, avec tout ce que tu désires voir encore. Mais, en vérité, tu ne peux pas Me voir avec ces yeux humains ; je te fais don de l'oeil divin. Contemple Mon Yoga souverain" (XI, 7, 8). Qu'est-ce que cela ? "Contemple", dit-Il, "Mon Yoga". "Alors, le fils de Pându vit tout l'univers, divisé en mille parties, et réuni là dans le corps du Dieu des Dieux" (XI, 13). Voilà le suprême Yoga, la vision de l'union du multiple vu dans l'Un, l'univers entier réuni dans le divin Corps, c'est cela le Yoga. Le onzième Adhyâya (chapitre ou dialogue) est le coeur même de la Gîtâ, son essence. Celui qui n'a aucune idée du sens de ce chapitre ne peut atteindre le Yoga. C'est son coeur, son essence ; toute chose fait avancer jusque-là, et entraine au-delà de cela. Dans la vision de la Forme Divine, où tout est inclus, dans ce Yoga souverain, la seule grande vérité libératrice est prononcée. C'est le parama Vâch, la Parole suprême (X, 1). C'est le râjavidyâ, le secret royal, la science royale, la sagesse unie au savoir (IX, 1, 2). C'est le vijnânasahitam, le Yoga du Soi (XI, 47), ou bien le soi véritable ou coeur secret du Yoga. C'est la parole suprême et le secret le plus haut : la multiplicité établie dans l'Unique. Rien de moins. Et dans la Gîtâ, dans toute la série des Shlokas [55] (versets), on y insiste et on y revient d'une façon toujours répétée ; le tout, sans exception aucune ; le supposé bon, comme aussi le supposé mauvais. Si vous ne pouvez voir cela, le Yoga n'est pas pour vous, vous n'êtes pas prêt. "Ayant appris cela tu verras tous les êtres sans exception dans le Soi, et ainsi en Moi" (IV, 35). "De Moi tout est né" (X, 8), non pas seulement le bien, le beau, le bonheur et l'harmonie ; de Moi tout est né. "Ô Gudâkesha ! Je suis le Soi, résidant dans le coeur de tous les êtres. Je suis le commencement, le milieu, et aussi la fin de tous les êtres" (X, 20). Toutes les pratiques qui conduisent au Yoga, qui rendent un homme harmonisé par le Yoga, trouvent uniquement leur résultat en ceci, cet être "harmonisé par le Yoga, il voit le Soi résidant dans toutes les créatures, et tous les êtres dans le Soi. Partout il voit de même" (VI, 29). Combien cela résonne étrangement à certaines oreilles. "Partout de même." Si seulement nous trouvions un peu plus du Soi dans le saint que dans le pécheur ; si seulement le Soi se trouvait un peu plus dans l'homme bon que dans le méchant. "Il n'en est pas ainsi", dit le vrai Soi Lui-même. "Celui qui voit le Seigneur Suprême résidant de même dans tous les êtres, impérissable au milieu de tout ce qui périt, celui-là voit. Voyant en vérité partout résider le même Seigneur" (XIII, 28, 29). Cela est énoncé avec une force extrême, de façon que personne ne puisse chercher à l'éviter, ou ne soit capable de s'y méprendre. Et même, dans la crainte que peut-être l'enseignement puisse paraitre trop étrange, et qu'en dépit de tout, il puisse être récusé, Il déclare alors : "Sache que toutes les natures, harmonieuses, actives, paresseuses, sâttvikâ, rajasâ, [56] tâmasâ, viennent de Moi" (VII, 12). Il n'y a pas d'échappatoire. Vous ne pouvez mettre le paresseux à part de son côté et dire : Le Soi n'est pas en vous. Les natures paresseuses aussi, déclare-t-Il, viennent toutes de Moi. Il n'existe pas de bien ni de mal par essence, dans la nature des choses. Tout fait partie du Suprême. Nous rendons les choses bonnes ou mauvaises en relation avec nous, par notre ignorance, notre sottise, par notre propre passion, et nous sommes ici afin que, comprenant enfin l'unité de toutes choses, nous arrivions à surpasser le bien autant que le mal et à demeurer finalement dans le Suprême. Doctrine cruelle, disent quelques-uns. Doctrine dangereuse, disent les antres. Alors que tout est dangereux pour l'ignorant, rien ne l'est pour le sage. L'unité ne se voit pas dans les phases inférieures, où elle pourrait être mal comprise ou dénaturée. On y voit la séparation et non l'unité ; on y voit le multiple et non l'Un ; on y voit le grand nombre, mais non la réunion dans l'unique Corps du Seigneur. Chacun est sûr qu'il est lui-même et non un autre, qu'il est l'acteur, car il est retranché dans l'égoïsme. Il est juste et bon qu'il soit ainsi retranché pour l'instant, car ce n'est qu'ainsi qu'il apprendra les leçons qui sont nécessaires pour la manifestation du Soi en lui, de ce Soi qui réside en chacun, attendant avec une patience infinie pendant que les roues de la voiture apprennent à prendre leur vraie place dans le plan général.<br />Le grand Seigneur du Yoga ne craint pas d'affirmer la vérité. Résolument Il déclare une fois de plus, avec cette insistance continuelle qui est la Sienne, pour ceux qui sont assez sages pour lire et pour comprendre : "Je réside dans le coeur de [57] tous, et de Moi viennent mémoire, sagesse, et leur absence" (XV, 15). Non seulement, donc, la sagesse et la mémoire, mais aussi l'absence de sagesse et l'absence de mémoire. Le neuvième et le dixième chapitres de la Gîtâ ne sont employés uniquement qu'à conduire Arjuna jusqu'à la vision du Suprême. Il déclare être Lui-même telle chose après telle autre : Je suis ceci, Je suis cela, Je suis cet autre. Je suis tous les Rishis, et les montagnes, et les rivières, et les arbres, et les animaux, car Je suis tout. "Une partie de Mon propre Soi, transformé dans le monde de la vie en un Esprit immortel, crée autour de soi les sens, dont le mental est le sixième, enveloppés dans la matière". (XV, 7). "Quand le Seigneur acquiert un corps", c'est écrit, le Seigneur Lui-même, quand Il prend un corps, "et quand Il le quitte… enfermé" ; quand il le prend, "dans l'oreille, dans l'oeil, dans le toucher, dans le gout et l'odorat, et aussi dans le mental, Il jouit des objets des sens" (XV, 8, 9). Peu de gens, de nos jours, oseraient dire cette grande parole, à savoir que "quand le Seigneur prend un corps, Il jouit des objets des sens". "Ceux qui sont dans l'illusion ne Le perçoivent pas quand Il part ou quand Il est présent ou quand Il jouit sous l'influence des qualités ; celui qui a l'oeil de la sagesse le perçoit" (XV, 10). Bien plus, de peur que les gens puissent encore penser qu'après tout quelque chose pourrait être laissé hors de Lui, Il parle des "hommes qui accomplissent de sévères austérités non prescrites par les Écritures" et déclare à leur sujet : "Dénués d'intelligence, tourmentant les éléments assemblés qui forment le corps, et Me tourmentant Moi aussi qui réside dans le corps intérieur, sache que ces hommes sont démoniaques [58] dans leurs intentions" (XVII, 5, 6). En sorte que ceux qui tourmentent même le corps extérieur, tourmentent le Seigneur Lui-même qui réside à l'intérieur. S'élevant dans des envolées de plus en plus hautes jusqu'à l'Être même du Soi embrassant tout, Il déclare : "Je suis aussi le Temps infini… et Je suis la Mort qui dévore tout et l'origine de tout ce qui va naitre" (X, 33, 34). "Je suis le jeu du tricheur, et la splendeur des choses splendides" (X, 36). "Et de quelque espèce que soit la semence de tous les êtres, c'est Moi, ô Arjuna ; et il n'est rien de tout ce qui se meut ou est immobile qui puisse exister en dehors de Moi" (X, 39). "De même que le soleil unique illumine toute la terre, de même le Seigneur du Champ illumine tout le Champ, ô Bhârata" (XIII, 34). Tel est le Yoga. L'unité de toutes choses, le multiple vu dans l'Un.<br />Et maintenant qui est le Yogî ? C'est l'homme qui, réalisant l'Unité, y vit. C'est lui et lui seul qui est le Yogî. Telle est la déclaration maintes fois répétée dans ce Traité de Yoga, concernant l'homme qui est le Yogî aux yeux du Seigneur du Yoga, au véritable Soi révélé du Yoga, comme on L'appelle (XI, 47). Le Yogî est l'homme qui, réalisant l'unité, y vit. Personne ne réalisant cela dans sa propre vie ne peut être appelé un Yogî dans toute l'acception de ce terme. Nous revenons encore sur cette phrase : "Celui qui accomplit l'action qui est un devoir… celui-là est un ascète, il est un Yogî, et non celui qui est sans feu et sans rites" (VI, 1). Ce n'est pas l'apparence extérieure de l'homme qui fait le Yogî ; le Yogî n'est pas un homme qui erre çà et là vêtu en Yogî, mais "celui qui accomplit l'action qui est un devoir, sans penser [59] au fruit de l'action." Et alors l'homme qui est le type du Yogî est décrit à plusieurs reprises de façon variée, et ses caractéristiques sont clairement définies. Il est déclaré : "L'équilibre s'appelle Yoga (II, 48) ; seul celui qui voit l'unité permanente reste stable au milieu du changement des effets variés et transitoires. Il est habile dans les activités extérieures : "Le Yoga est l'art dans l'action" (II, 50). Il ne ressent aucune attraction pour les objets des sens, ou pour les actions, et renonce à faire des projets : "Lorsqu'un homme ne sent plus d'attachement, ni pour les objets des sens, ni pour les actions, ayant renoncé aux imaginations du désir, alors on le dit parfait dans le Yoga" (VI, 4). Lorsqu'Il est en mesure de définir le parfait Yogî, l'homme qui a atteint cette perfection de l'unité qui signifie le triomphe, Il déclare ce que c'est : "Celui qui, par l'identité du Soi, ô Arjuna, voit également partout la même chose, que ce soit plaisir ou peine, celui-là est considéré comme un Yogî parfait" (VI, 32). Avec attention et avec le plus grand soin, dans le sixième chapitre, Shrî Krishna approfondit cette image du Yogî : un Yogî est celui qui est "établi dans l'unité" (VI, 31) ; qui, sa pensée "fixée sur le Soi" (VI, 18), sur la vision de l'Un présent en toutes choses, voit que même le plaisir et la peine ne sont que des phases de la manifestation de l'Unique, et est "libéré de l'envie de toutes les choses désirables" (VI, 18), et atteint ainsi "la rupture de l'union avec la souffrance" (VI, 23). C'est celui "qui est satisfait de sagesse et de savoir, inébranlable, dont les sens sont domptés" et qui est impartial (VI, 8, 9). C'est sur ces matières qu'il doit méditer, car, dans la précipitation et le tumulte [60] du monde extérieur il ne peut réaliser l'unité, à moins qu'il ne se retire de temps à autre de la multiplicité pour la regarder de l'extérieur, "dans un endroit solitaire" (VI, 10) ; chaque homme qui a le désir d'atteindre la vision de l'unité doit, en dehors des heures nombreuses qu'il donne au travail, aux distractions et au sommeil, réserver un peu de temps à la solitude et à la méditation, jusqu'à ce qu'il soit assez fort pour méditer continuellement au sein même d'un tourbillon. Sans cela, il serait vain de s'attendre au succès. Car, attendu que nous sommes non pas forts mais faibles ; attendu que nous n'avons pas l'oeil de la sagesse, mais que nous sommes trop souvent dans l'illusion ; attendu que nous sommes dominés par les qualités et considérons les choses comme séparées et permettons qu'une chose nous apporte le plaisir et une autre la peine, au lieu de regarder toute chose, désagréable ou plaisante, comme une expérience pouvant servir à aider les upâdhis (enveloppes) dans lesquels le Soi doit être rendu manifeste ; attendu qu'il en est ainsi pour nous tous, nous devons nous réserver un certain temps de tranquillité dans un endroit retiré où nous nous asseyons bien seuls ; et alors, fixant le mental sur le Soi, chercher à réaliser notre unité avec ce Soi, en dépit du tournoiement des évènements. Nous devons suivre les instructions données par Shrî Krishna (VI, 10-19) jusqu'à ce que "voyant le Soi par le Soi" nous soyons "contents dans le Soi" (VI, 20) ; jusqu'à ce que nous puissions trouver "cette joie suprême que la Raison peut saisir par-delà les sens, et où, bien établis", nous ne serons plus "ébranlés même par une grande douleur" (VI, 21, 22). Alors nous jouirons de "la [61] félicité infinie du contact avec l'Éternel" (VI, 28). Et quand tout cela est accompli, quand en vérité un homme "voit le Soi résidant dans toutes les créatures et tous les êtres dans le Soi" (VI, 29), alors "celui qui, établi dans l'unité, M'adore, Moi qui demeure dans toutes les créatures, ce Yogî vit en Moi, quel que soit son mode de vie." (VI, 31). Voilà la grande vérité du vrai Yogî. Il peut être un écrivain ou un orateur, il peut être un guerrier ou un agriculteur, il peut être un philosophe ou un marchand, il peut être un Roi ou un homme d'État, il peut être un homme de loi ou toute autre chose – n'importe. "Il vit en Moi, quel que soit son mode de vie", s'il voit l'unité en toutes choses, et toutes choses en Dieu.<br />Cela résume, me semble-t-il, l'essence totale de la pensée que nous avons poursuivie ce matin : "Ce Yogi vit en Moi, quel que soit son mode de vie." Ce n'est pas ce que vous êtes dans vos occupations, c'est ce que vous êtes mentalement ; – ce n'est pas vos activités extérieures, c'est votre attitude en face du monde ; ce n'est pas ce que vous faites, mais ce que vous êtes dans vos sentiments et vos pensées ; voilà ce qui détermine si vous êtes, ou non, un Yogî.<br />Sur trois sentiers cheminent ceux qui cherchent le Yoga. Je décrirai ces sentiers, jusqu'à un certain point, demain et le jour suivant. Vous savez qu'on parle des trois, le sentier de la sagesse, le sentier de la dévotion et le sentier de l'action, les trois sentiers, chacun suivant un tempérament, les sentiers que l'on considère comme étant trois, mais qui se confondent en un seul, puisque le Soi, derrière tous les tempéraments, est unique. Le Jñânî est celui qui suit le sentier de la sagesse ; le Bhakta [62] ou Tapasvî est celui qui suit le sentier de la dévotion ; et le Kartâ est celui qui suit le sentier de l'action. Mais que dit Shrî Krishna de ces hommes, quand il résuma cette partie de Son enseignement sur le Yoga contenue dans le sixième chapitre ? Il dit : "Le Yogî est plus grand que l'ascète, il est considéré comme plus grand même que le sage. Le Yogî est plus grand que l'homme d'action" (VI, 46). Le parfait Yogî est plus grand que les hommes sur l'un des sentiers séparés, plus grand que les hommes qui foulent l'un, ou l'autre, ou le troisième de ces trois sentiers qui mènent au Yoga complet ; plus grand que le Jñânî, le Tapasvî et le Kartâ, car il réunit totalement en lui-même leurs caractéristiques séparées, dans un équilibre parfait, et il n'est aucun d'eux en particulier parce qu'il est tous ensemble. Il a appris la pensée juste, le désir droit et l'activité correcte, et, étant ainsi devenu parfaitement sage, actif et dévot, il est plus grand que celui en qui la sagesse, ou l'action, ou la dévotion est prédominante ; il les a ajoutées et fusionnées en lui-même. "Deviens donc un Yogi, ô Arjuna" (VI, 46).</p> CHAPITRE III — MÉTHODES DE YOGA ET DÉVOTION 2019-06-24T15:45:22+00:00 2019-06-24T15:45:22+00:00 http://hierarchie.eu/commentaires-sur-la-bhagavad-gita-par-annie-besant-1905/1129-chapitre-iii-methodes-de-yoga-et-devotion Super User bon.christo@free.fr <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>CHAPITRE III </strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>—</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> MÉTHODES DE YOGA ET DÉVOTION</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Frères,<br />Vous vous rappellerez que nous avons examiné, hier, l'essence, la nature du Yoga. Mais j'ai parlé aussi des moyens d'atteindre le Yoga, comme étant un des sujets de la Gîtâ, c'est là notre sujet spécial d'aujourd'hui et aussi de demain. Comment le Yoga peut-il être atteint ? Nous avons remarqué, en étudiant son essence, qu'il consistait en la réalisation de l'unité, de sorte que c'était une chose très stable et bien équilibrée. Le Yogî se tient sur le roc de l'unité et c'est de là que toutes ses activités sont exercées.<br />Mais comme ce centre stable, cet équilibre, est une chose terriblement difficile à atteindre, il n'est pas étonnant qu'une des premières questions qui s'élevèrent dans le mental impatient du disciple attentif, Arjuna, porta sur ce fait de la difficulté d'atteindre un tel centre, sur l'apparente impossibilité de rester calme au milieu du tourbillon. Par suite, nous le voyons poser cette question célèbre, qui est répétée, je pense, par chaque aspirant individuellement, comme si c'était une particularité spéciale à lui-même, à son moi infortuné, [64] rendant le sentier plus difficile pour lui que pour tout autre de ses compagnons : "Ce Yoga que Tu as déclaré comme dû à l'égalité d'âme, ô Madhusûdana, je ne lui vois pas de base stable, à cause de l'agitation ; car en vérité le mental est agité, ô Krishna ; il est impétueux, ardent et difficile à dompter ; je le considère comme aussi dur à dominer que le vent" (VI, 33, 34). La réponse arrive promptement : "Sans doute, ô puissamment armé, le mental est dur à soumettre, et agité ; mais il peut être soumis par une pratique constante et par le détachement. Le Yoga est difficile à atteindre, il me semble, par un moi qui n'est pas contrôlé, mais, pour celui qui est contrôlé par le Soi, il peut être atteint par l'énergie convenablement dirigée" (VI, 35, 36). Telle est la réponse constamment réitérée de l'Instructeur du Yoga à l'expérience du disciple constamment répétée. Chacun de nous sait qu'il est vrai que le mental est difficile à dompter, dur à réprimer, et plus nous essayons de le réprimer, plus le mental parait vigoureux dans sa précipitation turbulente ; pourtant le Seigneur du Yoga déclare qu'il est possible d'atteindre la sérénité, et Il donne deux mots pour servir de guides à l'aspirant : pratique constante et impassibilité. Vous pouvez vous rappeler un verset précédent dans lequel Il a dit : "Chaque fois que le mental inconstant et instable s'échappe, chaque fois retiens-le et ramène-le sous le contrôle du Soi" (VI, 26). C'est là la "pratique constante" ; et sans cela, il n'est nulle possibilité d'équilibre ; et il en est naturellement ainsi, parce que durant des milliers et des milliers d'années le mental s'est enfui dans toutes les directions, et ce vagabondage du mental est le signe de son [65] développement jusqu'à une certaine période. Là où le mental est à un stade peu élevé de développement, il repose indifférent, endormi, à l'intérieur de l'homme, sauf quand il est attiré au dehors par quelque puissante sollicitation physique. Aucun progrès n'est possible, si ce n'est par la sortie du mental, et cette activité inquiète du mental est nécessaire à son évolution, nécessaire pour pousser l'homme vers un stade d'où il peut commencer à s'entrainer à l'égalité d'âme. Donc une constante pratique, la direction du mental vers le Soi pour le placer dans le Soi, encore et sans cesse avec une patience infatigable ; une persévérance infinie, tel est le premier pas. Que le prétendu Yogî imite la magnifique patience qui, en Occident, caractérise l'homme de science, cette persévérance invincible avec laquelle, année après année, il répètera la même expérience jusqu'à ce que le résultat définitif soit certain et qu'aucun doute ne subsiste ; la même patience magnifique est exigée du prétendu étudiant de la science du Yoga, car le Yoga est vraiment une science et doit être suivi conformément à la loi. Mais c'est précisément parce qu'il est soumis à la loi, qu'il est certain. S'il n'était pas soumis à la loi, alors il n'y aurait pas certitude de succès, car vous pourriez constamment le diriger sans résultat ; mais, comme la loi veut que la pratique crée l'habitude, et que l'habitude construise le caractère, vous pouvez être surs qu'une pratique constante conduira graduellement à l'habitude de l'égalité d'âme, et que celle-ci deviendra la fixité stable du caractère. Mais dans ce cas les moyens d'atteindre ce résultat ne sont pas exactement les mêmes pour chaque homme ; et c'est pourquoi [66] nous voyons Shrî Krishna parler de différentes méthodes, sans les séparer très nettement l'une de l'autre, passant, en fait, très rapidement parfois de l'une à l'autre. Un verset (Shloka) parlera peut-être d'une méthode, le suivant parlera de l'autre, de sorte qu'il est nécessaire d'en faire une étude très soigneuse et d'en avoir une connaissance très claire afin que vous puissiez comprendre l'instruction donnée, et de classer chacune à la place qui lui convient. Les trois principaux moyens de Yoga, ou sentiers conduisant au Yoga, sont aussi, dans une acception secondaire, appelés Yoga ; les moyens employés sont qualifiés Yoga, comme aussi la fin visée. Ces trois sont désignés d'une façon définie. Il y a le Yoga du Renoncement – renoncement au désir : "Harmonisé par le Yoga du renoncement, tu viendras à Moi" (IX, 28). Il y a le Yoga du Discernement – Yoga de la connaissance : "J'accorde le Yoga du discernement par lequel ils viennent à Moi" (X, 10). Il y a le Yoga du Sacrifice – Yoga de l'action : "La voie du Yoga par l'action, celle des Yogîs" (III, 3). Tels sont les trois moyens, et nous trouverons, en les examinant, combien chacun d'eux est parfaitement adapté à son but spécial et comment, en atteignant ce but spécial, l'homme constate que les trois objets ont été tous atteints, et que, quel que soit celui de ces trois sentiers – comme on les appelle souvent – sur lequel il chemine, il atteint le même but. Seuls les enfants, comme il a été dit pour ce qui touche aux sentiers du Sâmkhya et du Yoga – seuls "les enfants, et non les Sages, parlent du Sâmkhya et du Yoga comme différents ; celui qui est bien établi dans l'un obtient les fruits des deux" (V, 4). Le sage [67] sait que les trois sentiers ne sont qu'un, bien que l'étiquette placée sur chacun d'eux puisse être différente, pour des raisons que nous verrons dans un moment.<br />En premier lieu, considérons le cycle d'évolution, composé des deux arcs, le descendant et l'ascendant, de leurs noms bien connus Pravritti Mârga et Nivritti Mârga, le sentier de l'aller et le sentier du retour. H. P. Blavatsky a continuellement insisté sur cette "descente de l'Esprit dans la Matière", et sur l'ascension qui la suit, et ces deux sentiers primordiaux sont nécessairement foulés par tout le genre humain dans le long parcours de l'évolution ; chaque être humain chemine le long de l'un ou de l'autre de ces deux sentiers, auxquels ou peut appliquer la phrase de Shrî Krishna : "Ils sont considérés comme les deux voies éternelles du monde : celui qui ne revient pas suit l'une, celui qui revient suit l'autre" (VIII, 26). Naturellement, ce n'est pas là le sens dans lequel Il employait ces mots, et ce n'est pas littéralement vrai des Pravritti et Nivritti Mârga, puisqu'un homme peut être sur le Nivritti Mârga pendent de nombreuses vies, avant de parvenir à son stade final, dont Shrî Krishna est en train de parler, et il ne revient pas davantage ; mais sur ce sentier il ne s'éloigne plus, il se dirige vers la maison, bien que la maison puisse être encore loin devant lui. Sur le Pravritti Mârga l'homme est né maintes et maintes fois, ramené à la naissance par le désir et naissant chaque fois à l'endroit favorable à l'accomplissement de ses désirs ; et chaque naissance forge de nouveaux chainons dans la chaine prolongée qui le lie ; sur le Nivritti Mârga l'homme est né pour acquitter les dettes [68] contractées dans son passé, et chaque naissance brise quelque chainon de la chaine en voie de raccourcissement qui le lie.<br />Sur le Pravritti Mârga, la conscience est dominée, aveuglée par la matière, et constamment elle s'efforce de s'approprier la matière et de la retenir pour s'en servir ; à mesure qu'elle se familiarise avec son entourage, elle se l'approprie d'une manière de plus en plus intelligente, et exerce de plus en plus ses facultés de choix ; par ses expériences sur la matière, elle différencie ses propres capacités et ses fonctions démontrent une spécialisation grandissante ; ces fonctions manipulent lentement la matière et adaptent les organes à une expression plus parfaite d'elles-mêmes ; par l'usage de ces organes, les fonctions deviennent plus nettement définies, ce qui est trouble devient déterminé, ce qui est massif devient subtil ; la "perception" vague du monde extérieur des premiers stades devient la vue, l'ouïe, le toucher, le gout, l'odorat ; les sensations fournissent des matériaux pour accroitre la connaissance et la conscience se développe. Tout cela est nécessaire pour établir sa souveraineté sur la matière et ainsi elle foule le sentier de l'allée. Enfin, la satiété commence à remplacer l'ardeur du désir et, lentement, parmi de nombreuses rechutes dans l'éloignement, la conscience commence à se tourner vers l'intérieur et l'intérêt décroissant pour le Non-Soi permet la croissance d'un intérêt grandissant pour le Soi. L'homme entre définitivement dans le Nivritti Mârga, le sentier du retour, et toutes les instructions contenues dans la Gîtâ s'adressent à la conscience sur ce sentier. Elles sont sans utilité, elles ne conviennent pas, elles sont même nuisibles [69] pour quelqu'un qui est encore sur le sentier de l'aller.<br />Ces deux arcs du cercle de l'évolution nous donnent la première grande division de l'humanité en deux grandes classes, ceux qui vont en s'éloignant et ceux qui reviennent ; ceux qui se différencient eux-mêmes et ceux qui s'unifient eux-mêmes. La première classe comprend l'énorme, l'écrasante majorité ; la seconde, au stade actuel de l'évolution, ne compte qu'une faible minorité.<br />Sur chacun de ces arcs on peut voir trois sous-classes, se distinguant chacune par son tempérament. Par le mot "tempérament", je veux dire un type renfermant un nombre non défini de variétés, dans lequel domine un des trois aspects de la conscience, accompagné par sa qualité correspondante de matière, ou guna. Ces aspects et qualités sont, comme vous le savez bien, Jñânam, Kriyâ et Ichchhâ, avec Sattva, Rajas et Tamas – sagesse, action, volonté, avec le rythme, la mobilité et l'inertie.</p> <p style="text-align: center;"><br />Cette ligne de pensée nous conduit dans la région de la triplicité qui est la marque de notre univers. Vous savez comment on reconnait partout la nature triple de la conscience ; que, lorsqu'on parle de Saguna Brahman,<br />Il est déclaré être Sachchidânanda ; ces qualités, reflétées dans la conscience humaine sont Kriyâ, Jñânam et Ichchhâ – les trois aspects ou fonctions de la conscience 1 . Si, au lieu d'étudier la conscience, nous étudions les upâdhis, la même triplicité se présente et nous parlons d'eux comme correspondant [70] aux trois gunas de Prakriti, Sattva, Rajas et Tamas. Partout nous voyons cette triplicité ; mais nous voyons plus que la triplicité et nous devons reconnaitre également ce plus ; car l'unité est présente sous la triplicité et, partout où une fonction apparait spécialement, on doit se rappeler que les deux autres sont présentes, toujours jointes à elle, cachées seulement pour un temps par sa prédominance et tenant ainsi<br />une place secondaire. Il n'est pas un atome de Prakriti qui n'ait toujours présentes en lui les trois gunas, inséparables et jamais seules. Vous ne pouvez dire qu'un atome est sâttvique, un autre râjasique et un autre tâmasique, car chaque atome contient également les trois. Mais quand vous pensez à des combinaisons, quand vous pensez à des molécules, des [71] tissus, des organes et des corps, alors, à cause de l'arrangement respectif des atomes, ou des molécules, une des qualités peut ressortir de façon dominante, en sorte que vous pouvez appeler la combinaison par le nom de l'une des trois et dire : la combinaison est sâttvique, râjasique ou tâmasique. Mais vous ne devez jamais oublier, quand vous parlez de la combinaison comme sâttvique, que les éléments râjasiques et tâmasiques y sont également présents. Quoique moins prononcés pour l'instant, ils n'en sont pas moins là, et ils sont susceptibles d'être évoqués ; là où la nature est dite sâttvique, là les éléments râjasiques et tâmasiques sont aussi présents et peuvent être provoqués par des stimuli appropriés ; et là où la note dominante est tâmasique, le sâttvique et le râjasique sont aussi présents, et peuvent de manière semblable être poussés à l'activité ; et là où domine le râjasique, se trouvent aussi le sâttvique et le tâmasique. L'unité ne doit jamais être oubliée ; vous ne devez pas vous laisser abuser par la triplicité. Nulle part, dans la multiplicité nous ne trouvons une chose qui soit absolument pure ; tout est toujours mélangé, tout est présent partout, mais il y a une manifestation partielle et, par suite, dans la manifestation on trouve la multiplicité. Qu'il me soit permis pour un moment de présenter la question sous un jour matérialiste, en employant l'analogie de l'aimant. Vous savez tous que l'aimant a deux pôles, positif et négatif, et que dans la partie centrale de l'aimant ne se trouve que très peu de magnétisme, de sorte qu'au milieu on constate à peine de l'attraction ou de la répulsion. Est-ce parce que tout le magnétisme positif est à une extrémité et tout le négatif à [72] l'autre extrémité, et qu'il n'y en a pas au milieu ? Pas du tout ; mais, au milieu, selon une hypothèse explicative, les courants positif et négatif tendent à se neutraliser mutuellement, tandis qu'à chaque pôle un seul courant passe librement ; par suite, à chaque pôle un courant magnétique apparait naturellement ; au pôle positif, l'électricité positive est pour ainsi dire à l'extérieur, et à l'autre pôle, c'est l'électricité négative qui est à l'extérieur ; le courant est toujours là, tourbillonnant continuellement autour des molécules, et c'est ainsi qu'apparait la variété, que nous croyons être une séparation, mais qui n'est pas du tout en réalité une séparation, mais seulement une apparence transitoire produite par l'agencement des courants. De la même façon les trois aspects de la conscience sont présents en chaque individu, l'un ou l'autre ayant la prédominance comme je l'ai indiqué.</p> <p style="text-align: center;">1 Il n'y a pas lieu de donner ici un long exposé du "pourquoi" des transpositions des membres des triades, telles qu'elles sont données dans la phraséologie populaire ; pour les étudiants de la Théosophie les diagrammes suivants suffiront ; les lettres sont les initiales des qualités :</p> <p style="text-align: center;">Manifestation des Logoï (Ananda-Chit-Sat)<br />Reproduction dans la conscience humaine – Jivâtmâ<br />Réflexion dans la matière – Upadhi</p> <p style="text-align: center;">En suivant le Pravritti Mârga, les trois aspects de la conscience sont poussés à une croissance, ou mieux à un développement vivace ; tous trois sont enveloppés ensemble, sont présents à l'intérieur, quoique non<br />manifestés ; ce fragment du Soi, le Jivâtmâ, contient en lui-même toutes les possibilités de la Divinité, mais elles sont enserrées à l'intérieur, comme dans la graine sont enserrées toutes les possibilités de l'arbre qui en sortira. Et les analogies que vous pouvez voir dans la nature sont vraiment belles ; car vous pouvez prendre une graine et, en la coupant avec précaution, vous pouvez voir, repliées à l'intérieur, les trois parties de la plante qui deviendront – la racine qui pousse vers le bas, la tige qui pousse vers le haut, les feuilles qui se déploient de chaque [73] côté ; la plante en miniature est là, microcosme merveilleux du futur macrocosme que sera l'arbre ; et il en est ainsi dans tous les autres cas de la croissance embryonnaire ; ce procédé de la nature consistant à enrouler ensemble ce qui devra être développé au cours de l'évolution se répète encore et encore dans la réflexion sur le monde physique, dominée par la semence de vie qui provient d'Ishvara. Ainsi nous trouvons présents dans chaque Jivâtmâ qui entre sur le Pravritti Mârga, les trois fonctions ou aspects de la conscience et tous doivent devenir actifs, être manifestés, être conduits à l'activité fonctionnelle. C'est pour arriver à ce résultat que le monde existe. Il n'existe que pour l'amour des Jîvâtmâs évoluant en son sein, et chaque détail du monde est conçu avec le soin le plus méticuleux et la plus pure sagesse, afin que ces pouvoirs divins puissent être retirés de leur condition embryonnaire et manifestés dans leur pleine gloire, comme résultat des efforts de l'univers.<br />Nous voyons alors que le monde est rempli d'objets, afin que ces objets, s'attirant et se repoussant mutuellement, puissent, par leurs chocs et leurs séparations, accomplir l'évolution de la forme et le développement des pouvoirs jîvâtmiques ; chaque objet, à son tour, est un stimulus pour l'évolution des autres, et il reçoit lui-même, des autres, un stimulus pour le développement du Soi en tous. Pierres et arbres, animaux et hommes, dévas et asuras, tous sont impressionnés les uns par les autres, dans une interaction continuelle, dans une influence et un modelage mutuels et perpétuels, et c'est de cela que dépend le progrès de l'évolution. [74]<br />Afin d'éveiller cet aspect de la conscience qui est appelé Ichchhâ, le monde est rempli d'objets désirables ou repoussants. La dispensatrice des objets du désir, Shrî Lakshmî, Épouse de Vishnu, le grand prototype de Prakriti, est l'unique dont les mains détiennent le trésor des choses désirables, par lesquelles cet aspect de la conscience sera stimulé, renforcé et développé. N'oubliez pas que Lakshmî est l'Épouse de Vishnu, que le Désir est le serviteur, le dévot de la Sagesse. Ichchhâ doit être provoqué par la présence de tous côtés d'objets désirables, de sorte que, se lançant à leur poursuite, il puisse devenir graduellement fort, et que sa puissante énergie puisse être éveillée dans la conscience. Mais l'aspect de Jñânam doit également être provoqué. Il sera stimulé à l'activité par les sollicitations du désir, par le désir ardent des objets désirables. Et dans ses premiers essais de développement il ne sera pas le maitre des désirs mais leur serviteur ; ce n'est pas encore Jñânam au sens élevé du terme ; c'est encore sa manifestation inférieure. Et finalement, il doit y avoir aussi l'évolution de l'aspect Kriyâ, l'activité, le pouvoir d'affecter le monde extérieur. Ichchhâ est le changement interne dans la conscience, la tendance à pousser vers les objets du désir ; Jñânam est ce qui réfléchit en soi, comme dans un miroir, les objets ; et Kriyâ est ce qui s'élance pour obtenir, pour saisir, pour s'emparer des objets ; et tous trois sont nécessaires pour que la conscience puisse parvenir à sa parfaite manifestation.<br />Bien plus, chacun de ces trois grands aspects a deux aspects – un supérieur et un inférieur appartenant respectivement au Pravritti Mârga et au [75] Nivritti Mârga. Essentiellement chacun reste le même, mais la manifestation de chacun change selon la direction du sentier. Et nous verrons bientôt que le changement consiste en ce fait que l'inférieur, lorsqu'il a atteint le développement de son plein pouvoir, devient, par le changement de son attitude, le supérieur ; et toute la force qui a été acquise dans le monde inférieur change de direction et s'avance vers le Suprême. C'est ainsi que, dans le Devî-Bhâgavata, il est dit que Durgâ change Son attitude ; détournée de son Seigneur Elle est Prakriti ; tournée vers Lui, Elle est une avec Lui, Ils sont Mahâdéva.<br />Arrêtons-nous un moment sur le Pravritti Mârga. Là le désir est très bon. Sans désir, pas de progrès ; sans désir, c'est la léthargie, le coma. Il est intéressant de remarquer qu'Ichchhâ a comme correspondant spécial dans le monde de la matière le guna Tamas. Les gunas, comme les aspects de la conscience, ont leurs propres aspects inférieur et supérieur ; le Tamas inférieur est la paresse, le repos, le supérieur est paix, stabilité, équilibre ; l'inertie de la matière est en correspondance avec le calme absolu, la paix du Suprême. Il y a dans la matière le pôle supérieur et le pôle inférieur. Au supérieur, une stabilité parfaite, à l'inférieur une inertie immobile. Sur le sentier de l'aller cette inertie doit être surmontée, et elle est surmontée en éveillant dans la conscience l'attraction pour les objets désirables et la répulsion pour les objets repoussants ; le désir se réveille et chasse la paresse, et l'ardeur de la passion conquiert tous les obstacles placés sur son chemin par l'inertie de la matière. Il ne faut pas que cet aspect inférieur du désir soit rejeté trop tôt. Car, s'il est rejeté [76] trop tôt, le progrès est arrêté. S'il est abandonné trop tôt, la qualité Tâmasâ s'affirme de nouveau et la léthargie prend la place de l'activité. L'homme en ce monde, l'homme du monde dans toute l'acception du terme, doit être plein de désirs. Et il en est de même pour les autres aspects de la conscience. Il est bien que l'aspect de Jñânam, qui est sagesse, conduise à la forme de Vijñânam, le savoir discriminant, qui sépare, qui divise. La connaissance de ce qui est séparé doit précéder la connaissance de l'Unique et, tant que cette fonction de la conscience n'a pas réfléchi les multiples variétés, on ne peut espérer qu'elle réalise la nature de cette multiplicité et qu'elle puisse voir, à travers le multiple, l'Unité sous-jacente. Plus cet aspect de la conscience juge, sépare et classe parfaitement, plus il commence à comprendre complètement ; c'est ainsi qu'il en est pour la science, qui est l'expression de cet aspect inférieur de Jñânam, le pôle inférieur de Jñânam ; la science est, par-dessus tout, l'idée de différence et ensuite l'idée de classification, étape de l'unification. Jusqu'à ce que vous connaissiez le divers, vous ne pourrez connaitre l'Unique. L'Unité ne produit pas d'impression sur la conscience tant que la diversité n'a pas éveillé la conscience à la reconnaissance de ce qui n'est pas elle-même. Si vous êtes entouré d'air immobile, vous n'êtes pas conscient qu'il existe de l'air ; c'est seulement lorsque se produit le mouvement du vent que vous comprenez que vous êtes entouré par l'océan de l'atmosphère. Une couleur unique ne saurait être couleur, car vous ne verriez rien d'autre, et l'idée de couleur ne pourrait naitre en vous. Ce n'est que lorsque la différence de couleur apparait [77] que le sens de la couleur est développé. Le bonheur ne pourrait être ressenti s'il ne pouvait être comparé à son autre aspect, la souffrance, car ce n'est que par le passage du plaisir à la peine, de la joie au chagrin, que vous développez la connaissance de chacun d'eux, et en cela la possibilité de surmonter l'un et l'autre. Par conséquent le stade scientifique, ce pôle inférieur de Jñânam, est un stade qui doit être achevé sur le Pravritti Mârga et, plus il est développé d'une façon parfaite, plus la conscience sera prête pour le grand changement de direction qui se présentera bientôt.<br />Le troisième aspect de la conscience, Kriyâ, l'activité, doit, lui aussi, être extériorisé, stimulé en toute direction, rendant le désir inquiet, rendant le mental turbulent, rendant le corps agité, se précipitant çà et là dans une hâte et un tumulte continuels. Tout cela est très bien. L'élan, le tourbillon, les tourments, tout cela signifie croissance. Il y a assez de temps pour commencer à mettre de l'ordre, quand vous avez quelque chose à régler ; en attendant que l'énergie soit acquise, aucun contrôle utile n'est possible, car il n'y a rien à contrôler ; plus la manifestation des aspects et des qualités est puissante, plus l'espoir grandit pour l'homme.<br />Oui, je sais que ce n'est pas de cette façon que la question est généralement traitée et nous aborderons son autre face dans un moment, mais voyons chaque chose à sa place et à son rang. L'homme gonflé de désirs qui le soulèvent et l'emportent ; l'homme dont le mental est très actif, vif et sans repos, examinant, observant et ordonnant, classant, faisant des inductions et des déductions ; [78] l'homme dont le corps, plein d'énergie, se met à courir dès qu'il doit se mouvoir, au lieu de marcher posément, tant est grand son besoin de mouvement, voilà l'homme dont vous pourrez tirer parti dans l'avenir. Je ne dis pas qu'un tel homme soit attrayant pour ceux qui ne voient que le côté extérieur des qualités ; mais c'est l'homme montrant des possibilités, l'homme en qui quelque chose est évolué et en qui, par suite, il y a quelque chose pouvant être exploité. Si vous voulez bâtir une maison, il vous faut d'abord des briques ; et, bien que les charrettes à boeufs qui apportent et déchargent les briques ne soient pas très jolies ni attrayantes, elles sont toutes nécessaires pour le travail de l'architecte, pour construire avec les briques la forme de quelque bel édifice. L'homme qui s'endort à chaque instant, quelle aptitude a-t-il pour les efforts intrépides du sentier supérieur ? Croyez-moi, Ishvara n'aurait pas projeté tout ce désordre, si ce n'était pas le meilleur chemin vers le but, car l'Amour et la Sagesse guident l'Univers ; c'est parmi les hommes mêmes, qui ont foulé le Pravritti Mârga si ardemment que se trouveront en premier ceux qui seront prêts à fouler le Nivritti Mârga. Il est bon de saisir, de s'approprier, de retenir ; tels sont les efforts précieux de la conscience sur le Pravritti Mârga ; par eux la conscience se développe, par eux les corps évoluent, par eux l'organisation se façonne, par eux sont construits les véhicules qui sont nécessités par les desseins futurs du Jivâtmâ. Même si vous prenez un des produits les plus laids de la civilisation moderne, l'homme qui a entassé millions sur millions par la destruction de foyers innombrables, par l'appauvrissement [79] d'innombrables familles, vous constaterez que cet homme a développé le pouvoir de la volonté, qu'il a développé la concentration mentale, qu'il a développé une activité qui ne connait pas la fatigue, qui ne cherche pas à se reposer du labeur ; et quoique l'objet poursuivi par lui soit véritablement stérile, pourtant, en le poursuivant il a développé des qualités qui, lorsque l'objet vil aura fait place à un noble dessein, feront de lui une puissance éminente dans le monde.<br />Mais maintenant, voyons comment s'accomplit le changement. Nous trouvons que Shrî Krishna parle d'hommes qui adorent, qui prient dans l'espoir d'une récompense ; une nouvelle tendance est implantée dans l'âme humaine par cette adoration, et, bien que nous ne puissions penser que ce culte aspirant à une récompense soit vraiment une chose élevée, nous ne pouvons cependant prendre les hommes que tels qu'ils sont, et non comme nous imaginons qu'ils devraient être. Les trois castes des deux-fois-nés, si souvent mentionnées, symbolisent respectivement un type spécial de nature ; au stade que nous considérons en ce moment, les hommes de chaque type sont mus par le désir, et le désir est adapté à l'aspect de la conscience qui domine en chacun. Chez le Vaishya, dominé par Ichchhâ, l'activité est stimulée par le dharma (devoir) d'accumuler les objets du désir. Chez le Kshattriya, dominé par Kriyâ, l'activité est stimulée par le dharma de la splendeur, de la souveraineté, du pouvoir. Chez un Brâhmane, dominé par Jñânam, l'activité est stimulée par le désir de Svarga, le désir des joies du ciel. En chacun, l'activité est causée par le désir, et c'est pour cela que l'adoration est prescrite [80] dans le culte exotérique. Il est dit, dans le second chapitre : "Avec leurs désirs personnels, avec le ciel pour but, ils présentent la naissance comme le fruit de l'action, et prescrivent des cérémonies nombreuses et variées pour obtenir le plaisir et le pouvoir" (II, 43). Ce sont les cérémonies accomplies sous l'impulsion du désir de gouter à la souveraineté, au pouvoir, au plaisir, et qui conduisent à la naissance comme Kshattriya, état dans lequel le pouvoir et le plaisir sont légitimes, en accord avec l'accomplissement du devoir. Sur le Brâhmane il est dit : "Ceux qui connaissent les trois – les trois Vedas – les buveurs du Soma, purifiés du péché, M'adorant par le sacrifice, Me demandant le chemin du ciel ; s'élevant au monde sacré du Roi des Êtres Radieux, ils prennent part au ciel aux festins des Dieux" (IX, 20). Et il y a aussi le Vaishya caractérisé, qui désire le succès dans l'action ; de lui il est dit : "Ceux qui aspirent au succès dans l'action sacrifient ici-bas aux Êtres Radieux ; car dans un court espace, en vérité, dans ce monde humain, le succès nait de l'action" (IV, 12). Voyez comment, dans une adoration ainsi pratiquée, se tient caché le début d'un changement. Le désir est le moteur, le désir pour le moi personnel ; mais quand il pousse un homme dominé par l'aspect de Jñânam, alors l'objectif est haussé jusque dans une région plus éloignée et subtile, c'est le festin des Dévas, les joies du monde des Êtres Radieux. Le sacrifice doit être offert, le désir pour les objets physiques doit être soumis, et le sacrifice de ces derniers doit être accompli, afin que les plaisirs plus subtils puissent être goutés. C'est pour le plaisir et le pouvoir et la souveraineté qu'un Kshattriya doit offrir le sacrifice et [81] accomplir les cérémonies, et ainsi lui est imposée une soumission particulière, qui le discipline, le contraint à une certaine abnégation, tandis qu'il jouit du pouvoir et de la souveraineté, jusqu'à ce qu'enfin il en soit rassasié. Et de même un Vaishya a le devoir également de sacrifier une part de sa richesse, afin d'obtenir le succès dans l'action, et on lui apprend à sacrifier aux Dévas, de façon que le désir même du succès puisse servir d'agent subtil pour le disjoindre du même désir qui est son stimulant. Combien tout cela est avisé. Il n'y a aucune hâte ; il y a tout le temps voulu. Que tous les désirs croissent et fleurissent, pour que l'homme puisse devenir fort ; mais commencez à les mater par le principe de la cérémonie et du sacrifice ; toutefois qu'ils s'efforcent d'atteindre leur but ; qu'ils aient leur stimulus propre ; les joies du ciel au lieu de celles de la terre, la pleine puissance au lieu des pouvoirs inférieurs, de grandes richesses au lieu de moyens bornés. L'objet est conservé comme stimulus aussi longtemps qu'il est nécessaire, et le gout pour les objets est encouragé, mais il est lentement contraint, entravé, soumis au contrôle, par le principe du sacrifice ; et comme cela se continue vie après vie, le moi, enfin, se sent un peu excédé de cette poursuite constante, et dans cette période de fatigue tout semble éphémère, desséché, vide ; un désappointement profond se fait jour, les chagrins, les échecs se présentent ; l'homme qui veut atteindre les pouvoirs les saisit, et les trouve pénibles ; l'homme qui désire ardemment la connaissance l'acquiert, et son coeur se sent abattu et désolé, vide ; l'homme qui se démène pour remporter quelque grand succès y parvient, et il constate que son château de [82] succès n'est qu'une prison. Ainsi, graduellement, le Jivâtmâ, dans son développement intérieur, réalise que tous ces objets ne suffisent pas pour le satisfaire ; il a gouté, jusqu'à ressentir la nausée du gout ; il s'est livré aux plaisirs jusqu'à en être rassasié ; il a étudié, jusqu'à ce que le fardeau du savoir soit devenu fastidieux, et au-delà s'étendent à l'infini des détails interminables, des contrées inconnues. Le moi est las de ces expériences répétées ; c'est le point tournant, et à ce point critique du changement, une impassibilité momentanée nait de la fatigue ; ce n'est pas le réel Vairâgya, qui est le fruit de la connaissance, mais un Vairâgya passager, qui est le fruit du dégout, et en cet instant, placé à la jonction des deux sentiers Pravritti et Nivritti, à ce point tournant du long voyage, la fatigue accable l'âme du pèlerin, et dans cette fatigue un changement subtil s'effectue dans la conscience, et, se détournant du pôle inférieur, elle se retourne lentement et commence à s'élever vers le pôle supérieur. "Ce reste même de désir – pour les objets des sens – aussi l'abandonne, après qu'il a vu le Suprême" (II, 59). Chacun garde encore sa qualité caractéristique, mais, du fait du changement de la direction dans laquelle il voyage, cette qualité caractéristique revêt son caractère supérieur et est graduellement transformée. Chacun des trois aspects change simplement d'objectif ; dans le changement de direction de la conscience totale, Ichchhâ, le désir, dont le pôle inférieur est Kâma, devient l'aspiration au Soi, le Suprême, laquelle est le pôle supérieur, la Bhakti. Vijñânam, le pôle inférieur qui réalise la séparation de tous les objets extérieurs, devient Jñânam, la sagesse qui connait l'Unique, Kriyâ, au lieu de se manifester [83] à son pôle inférieur comme activité pour les objets, se manifeste à son pôle supérieur, et devient Yajña, sacrifice. Ainsi, sur le Nivritti Mârga, les trois ont changé leurs noms mais non leur qualité, et nous avons Bhakti, nous avons Jñânam, nous avons Yajña, qui sont les manifestations supérieures ; ce sont les pôles supérieurs des trois aspects de la conscience ; et ainsi nous entendons Shrî Krishna disant que, à ce stade "Quelques-uns, dans la méditation, contemplent le Soi dans le soi par le Soi" c'est-à-dire sur le mode de Bhakti ; "d'autres y arrivent par le Sâmkhyayoga", c'est-à-dire sur le mode de Jñânam ; "et d'autres par le Yoga de l'Action", c'est-à-dire sur le mode de Yajña (XIII, 25). Ils sont arrivés à l'endroit où les procédés de Yoga doivent être entrepris et pratiqués ; et nous voyons encore, sur le Nivritti Mârga, les trois sentiers en un seul ; et c'est en conformité du tempérament dominant que sera choisi le sentier, et chacun a son propre Yoga particulier : pour l'aspect Ichchhâ il y a le Yoga du Renoncement ; pour l'aspect Jñânam, il y a le Yoga du Discernement, non plus entre objet et objet, mais entre le réel et l'irréel, le transitoire et l'éternel ; et pour le troisième aspect, Kriyâ, nous avons le Yoga du Sacrifice ; quand toute action est accomplie comme sacrifice, comme nous l'avons vu hier, son caractère d'attachement se dissipe.<br />Maintenant tout est changé. Nous avons à étudier les trois aspects tels qu'on les trouve sur le Nivritti Mârga, chacun avec son propre Yoga particulier, dont la pratique fait suivre le sentier spécial. Nous nous occuperons d'abord du sentier appartenant à l'aspect d'Ichchhâ, et verrons comment l'homme de ce tempérament doit se diriger [84] lui-même s'il veut fouler le Nivritti Mârga. Nous retrouvons ici l'enseignement si familier à vous tous, concernant le désir, celui qui est le guide du candidat, le Yoga du Renoncement. Quand Arjuna, se tournant vers son Instructeur, lui demanda : "Qu'est-ce qui entraine l'homme à commettre le péché, bien malgré lui en fait, ô Varshneya, comme s'il y était contraint de force ?" (III, 36), quelle fut la réponse ? "C'est le désir, c'est la colère, engendrés par la qualité de mobilité (rajas) ; ils dévorent tout, ils souillent tout, sache que c'est là notre ennemi sur terre" (III, 37). Ensuite Il dit à Son élève : "Ô puissamment armé, tue l'ennemi dans la forme du désir, difficile à surmonter" (III, 43). Sur ce sentier du Renoncement, sur le Nivritti Mârga, l'aspect inférieur d'Ichchhâ, le désir, devient le grand ennemi de l'homme. Aussi le Seigneur dit-il encore dans Sa sagesse : "L'attrait et l'aversion pour les objets des sens résident dans les sens ; que personne ne tombe sous la domination de ces deux ; ce sont les entraves du sentier" (III, 34). Mais que va faire l'homme ? Il a développé, tout au long ces choses ; l'attrait et l'aversion ont été ses pouvoirs moteurs ; comment alors va-t-il changer, et les regarder comme ses adversaires, ses ennemis qu'il faut tuer ? Ils ont été ses amis, ses compagnons durant sa jeunesse, ses parents ; combien la vie sera vide lorsqu'ils seront tués ; sur le Kurukshetra de l'âme, ils sont ses ennemis, rangés vis-à-vis de lui. Comment combattra-t-il ? Le premier pas est un pas d'énergique abstention de satisfaire le désir. "Comme la tortue qui rentre tous ses membres, il détourne ses sens des objets des sens" (II, 58). L'homme, réalisant la futilité d'une constante jouissance suivie de [85] souffrance ; réalisant que les jouissances qui naissent du contact ne sont en vérité que des sources de douleur (V, 22) ; réalisant que le plaisir qui d'abord est nectar devient plus tard poison (XVIII, 38) ; reconnaissant tout cela, que fera-t-il ? Le premier pas est forcément de se maintenir lui-même, par la pensée, séparé des objets du désir ; cela, il peut le faire, car "plus grand que les sens est l'intellect" (III, 42). Et ainsi est-il dit que de l'abstinent habitant du corps se détournent graduellement les objets des sens (II, 59). Et ceci, pour une raison très simple. Parce que dans chaque objet du désir est caché un fragment du Soi, qui attire un autre fragment, en éveillant en lui le désir d'union ; mais quand ce fragment du Soi commence à désirer l'union avec le Soi et non avec l'enveloppe extérieure, et rejette délibérément cette enveloppe, le Soi qui est à l'intérieur de l'objet éloigne cet objet et neutralise son influence attirante ; ainsi le rejet de l'objet par l'homme a pour réponse l'éloignement de l'objet d'attraction par le Seigneur qui est vivant dans les objets des sens. C'est ainsi que les objets refusés peuvent vraiment être considérés comme "se détournant d'un abstinent habitant du corps".<br />Ensuite le second pas est fait. L'homme se détourne lui-même, de force, simplement. Ses désirs sont toujours ardents pour se plonger dans les plaisirs des sens, car le "charme" demeure, mais, d'une main de fer il les repousse ; le désir est changé en volonté, et au lieu d'être dirigé de l'extérieur, il est maintenant guidé de l'intérieur. De cette énergique abstention, de ce renvoi des objets du désir, résulte pour l'abstinent habitant du corps, au milieu de ces désirs déjoués, une vision du Suprême, [86] du délice suprême au-delà des sens (VI, 21). Quand la vision du Suprême se montre sur l'abstinent habitant du corps, alors la saveur attrayante elle-même s'éloigne ; le désir meurt, vaincu par le désir plus puissant, tué par Bhakti, qui est la perfection de ce tempérament qui a cherché tous les objets désirables. Avec la vision du Suprême, qui devient l'Objet de désir, l'Objet de la dévotion, tous les objets inférieurs perdent leur pouvoir d'attraction et ne conservent aucune force de séduction et d'entrainement ; une attraction plus puissante a été ressentie, celle du Soi dévoilé, vu qu'antérieurement le Soi était voilé au sein de l'enveloppement de l'objet désirable ; ce désir vainqueur enlève tout intérêt pour les objets fugitifs du moment, et alors se produit la pratique régulière du Yoga du Renoncement : "Sache, ô Pândava, que ce qu'on appelle renoncement est en vérité le Yoga, et celui qui n'a pas renoncé à l'imagination du désir ne peut pas devenir un Yogî… Lorsqu'un homme ne sent plus d'attachement, ni pour les objets des sens, ni pour les actions, ayant renoncé aux imaginations du désir, alors on le dit parfait dans le Yoga" (VI, 2, 4). "Harmonisé par le Yoga du Renoncement", dit le Seigneur, "tu viendras à Moi" (IX, 28). "Les Sages ont connu le renoncement comme la renonciation aux oeuvres accomplies avec désir" (XVIII, 2). L'abandon du désir est le renoncement, c'est le Yoga du Renoncement, le Bhakti Mârga, et il devient un sentier facile une fois que le Suprême est vu.<br />Le Yoga du Renoncement a beaucoup de points communs avec le Yoga du Sacrifice, et est très souvent confondu avec lui, les deux sont en fait si souvent entremêlés dans l'enseignement qu'il est [87] plus commode de les prendre ensemble que séparément. Pourtant il y a une différence qui les sépare l'un de l'autre ; car dans le premier, le Yoga du Renoncement, vous avez comme pouvoir moteur l'amour pour le Suprême, la dévotion, Bhakti, le désir fixé sur cet unique objet ; tout le reste perd son pouvoir, et, pour ainsi dire, est sorti du foyer, n'est pas clairement vu et ne reçoit aucune attention. Il "abandonne, ô Pârtha, tous les désirs de son coeur, et est satisfait dans le Soi par le Soi" (II, 55). Le bonheur est trouvé seulement dans l'unique Objet, et ce sont ces lueurs qui donnent à la vie sa saveur. Alors il "acquiert la paix" (II, 64). De l'autre côté, dans le Yoga du Sacrifice, le Karma Mârga, ce qui est changé c'est le motif de l'action ; le changement n'est pas dans la direction du désir, la conscience dominée par Ichchhâ, mais il porte sur l'esprit dans lequel l'action est accomplie, la conscience dominée par Kriyâ. C'est le sacrifice, l'action accomplie en sacrifice, qui est la caractéristique du Karma Mârga.<br />Maintenant, pour que le sentier de la dévotion puisse être foulé, l'homme doit se décider à abandonner la satisfaction des désirs qui surgissent dans son coeur, et le meilleur moyen est l'effort quotidien pour s'entrainer lui-même à devenir graduellement indifférent au plaisir ou à la peine. N'essayez pas d'être tout de suite complètement indifférents, mais lorsqu'un plaisir se présente, ne vous laissez pas aller à en jouir trop complètement, car vous ne cherchez plus à développer le pouvoir du désir pour les objets, mais à tourner votre désir vers le Suprême. Quand une douleur vous arrive, ne vous permettez pas d'être accablé par elle, [88] mais rappelez-vous que c'est seulement une phase passagère au milieu du plaisir. Gardez la mémoire de la peine au milieu du plaisir, et gardez la mémoire du plaisir au milieu de la peine. C'est ainsi qu'il est possible de "reconnaitre comme égaux le plaisir et la souffrance" (II, 38). Mélangez-les ensemble par la pensée. Rappelez-vous que l'un et l'autre ne sont que les deux côtés du même aspect du Soi, l'aspect de Ichchhâ ; aucun d'eux n'est permanent ; tous deux sont transitoires ; et ils se succèdent comme la nuit et le jour, allant et venant d'une façon continue : "Ô fils de Kunti, les contacts de la matière donnant froid et chaud, plaisir et peine, vont et viennent, impermanents ; supporte-les bravement, ô Bhârata !" (II, 14). Voyez-les réunis, comme un aspect du Soi, et apprenez à les mélanger dans votre vie quotidienne ; en les mêlant ainsi, essayez de voir les éléments de plaisir dans la peine, essayez de reconnaitre les éléments de peine dans le plaisir. Confondez-les en pensée et dans la vie, jusqu'à ce que chacun d'eux acquière un pouvoir d'attrait égal à celui de l'autre, jusqu'à ce que vous n'évitiez plus ce qui est pénible, et ne désiriez plus ce qui est périssable ; mais quand ce qui est agréable est présent, vous l'acceptez, et quand ce qui est pénible est présent, vous l'acceptez ; mais, si le plaisir est absent vous ne le convoitez pas, et si la peine est absente vous ne l'appelez pas (XIV, 22). Il vous faut apprendre à rester en équilibre dans le soulèvement du plaisir comme dans celui de la peine. "Celui qui connait l'Éternel… ne se réjouit pas en obtenant ce qui est agréable, et ne s'attriste pas en obtenant ce qui est désagréable" (V, 20).<br />Ensuite, il faut se souvenir de l'existence, sur [89] ce sentier de la dévotion, de deux dangers majeurs qui éprouvent l'homme après que l'ennemi-désir a été partiellement détruit, ou plutôt transmué ; car il y a de terribles soulèvements et de terribles chutes dans la nature dont le tempérament est dominé par l'aspect du désir. À un certain moment l'homme est très exalté, à l'instant suivant il est par contre tout autant déprimé – extrêmement heureux pendant un plaisir, extrêmement affligé par un chagrin. Il faut qu'il atteigne le point intermédiaire. Il doit calmer l'extrême exaltation, et, en faisant cela, il empêche également l'extrême dépression. Il doit graduellement laisser les vagues du plaisir et de la peine se mouvoir autour de lui, pendant que lui-même se tient ferme sur le roc inaltérable de la dévotion au Seigneur ; alors, ni les vagues du plaisir, ni les vagues de la douleur ne peuvent le faire chanceler sur ses pieds solidement fixés au roc ; il ne cesse pas de sentir ces vagues, car la sensation est nécessaire pour le travail futur, mais il cesse d'être assez fortement affecté par elles pour perdre son équilibre. C'est là une première leçon pour le Bhakta.<br />L'autre grand danger qui le menace, comme nous pouvons le voir dans l'histoire de tous les grands dévots, c'est que, après avoir vécu un certain temps à l'abri des désirs et réalisé une ardente aspiration pour le Suprême, il ne lui arrive à certaines heures, par fatigue et par faiblesse, de retomber dans les désirs inférieurs auxquels il pensait avoir renoncé, et de s'imaginer qu'il aspire au Suprême alors qu'en réalité il recherche la satisfaction du désir, et cherche le plaisir même sur le sentier du Renoncement. "Combien peu nombreux", dit un grand saint chrétien, "ceux [90] qui veulent servir Dieu sans rien en attendre". De là on arrive à cette phrase que vous trouvez dans de nombreux livres de dévotion, à savoir qu'un homme doit être mis à nu pour fouler ce sentier ; comme il est dit dans "L'Imitation de Jésus-Christ", le dévot doit n'avoir qu'un seul objet : d'être dépouillé de tout intérêt propre, "de suivre nu Jésus-Christ nu". Il ne doit rien rechercher. La même idée se présente dans quelques-unes des histoires de Shrî Krishna, comme dans la disparition des vêtements des Gopîs, et dans le Kalkî Avatâra, où Il doit combattre sans armes, de ses mains nues. C'est un avertissement, sous la forme d'une allégorie adressée au dévot, de prendre garde, quand il entre dans ce sentier de l'émotion supérieure, que les vêtements des basses émotions ne restent encore accrochés autour de ses membres ; car les basses émotions sont un piège pour l'homme qui foule le sentier de l'émotion purifiée et élevée. Il doit se garder lui-même rigidement et soigneusement, et doit être certain que le corps est son esclave, autrement le corps peut le trahir dans un moment critique, et il pourrait tomber pendant un certain temps hors du sentier. Et c'est ainsi qu'il est écrit, pour qu'il puisse éviter cela : "Qu'assis il médite sur Moi" (VI, 14). "Ayant obligé le mental à demeurer dans le Soi, il ne doit plus penser à autre chose" (VI, 25). Combien de fois la phrase est-elle répétée : "Celui qui pense à Moi constamment, ne pensant à rien d'autre" (VIII, 14). "Quand ta pensée sera concentrée sur Moi" (VII, 1). "Concentre ta pensée sur Moi ; sois-Moi dévoué ; offre-toi à Moi en sacrifice ; prosterne-toi devant Moi" (IX, 34). "Plonge ton mental en Moi, sois Mon serviteur fervent, consacre-toi à [91] Moi" (XVIII, 65). "C'est à ceux, toujours harmonieux, qui M'adorent d'une façon exclusive, que Je donne pleine sécurité" (IX, 22). "Lui, l'Esprit suprême, ô Pârtha, peut être atteint par une dévotion inébranlable à Lui seul" (VIII, 22). Tel est le Bhakti Mârga, où le Yoga approprié est celui du Renoncement. C'est une dévotion désintéressée et parfaite pour le Seigneur, centre unique de l'amour et du service, c'est l'espoir de l'union avec le Seigneur comme seul motif de tout ce qui est accompli. Dans le coeur d'un tel dévot, la sagesse surgit au cours du temps. "À ceux-là, toujours harmonieux, Me rendant hommage avec amour, J'accorde le Yoga du discernement, par lequel ils viennent en Moi" (X, 10). "L'homme qui est plein de foi… obtient la sagesse" (IV, 39).<br />Naturellement la sagesse doit venir où il y a une dévotion parfaite, car qu'est-ce qui masque la sagesse ? C'est le désir. L'homme est aveuglé dans sa pensée, confus, à cause des attractions et des répulsions dont il est entouré ; ses pensées sont colorées par le désir ; il voit toute chose à travers l'atmosphère colorée dont l'entoure le désir. Il croit que les choses sont bonnes quand il les désire, et il croit que les choses sont mauvaises quand elles le repoussent ; et c'est seulement quand toute cette coloration du désir a été détruite, que la claire lumière blanche de la sagesse du Soi peut briller librement pour l'homme, sans altération ni obscurcissement. En l'homme d'une dévotion parfaite la sagesse viendra inévitablement, et également une activité juste ; car que peut être sa volonté dans l'action, sinon la volonté du Seigneur qu'il aime ? Il s'unit lui-même en pensée avec l'Objet de sa dévotion ; tout ce qu'il fait ne l'est pas [92] par lui mais par son Seigneur à travers lui, et il n'est que le canal par où la puissance du Seigneur descend dans le monde de l'action ; il est constamment fixé dans la méditation, pensant dans son coeur uniquement à Lui, et à travers ce coeur, ouvert au Suprême, descendent des flots de bénédiction sur le monde des hommes, car le dévot est un canal pour son Seigneur. À un tel homme, toute autre chose devient indifférente ; il n'a plus besoin de penser à ce que les hommes appellent les devoirs : "Abandonnant tous les devoirs, prends refuge en Moi seul pour ta protection" (XVIII, 66). "Il va par le renoncement à la suprême perfection de la libération de toute obligation" (XVIII, 49). C'est là le message au dévot. Et il abandonne le devoir, parce que, par son coeur purifié de tout désir, son Seigneur à travers lui accomplit toute action qui est un devoir, et il n'y participe plus d'aucune façon ; il peut abandonner le devoir parce qu'il n'a aucun désir, et parce que la puissance du Seigneur s'écoule à travers lui comme dans un canal vers le monde. Tel est l'homme qui est un vrai dévot : "Celui dont le monde n'a rien à craindre, qui ne redoute pas le monde", qui est "pur, expert, sans passion, plein de sérénité", "accueillant de même la louange et le blâme, silencieux, pleinement satisfait de tout ce qui arrive" (XII, 15, 16, 19). Sur un homme qui reste égal dans le plaisir et dans la peine, ignorant le désir ou la répulsion, qui regarde toutes les qualités comme mouvantes, restant lui-même immobile, uni au coeur du Seigneur, sur un tel homme il est écrit : il est "le meilleur dans le Yoga" (XII, 2), "lui, Mon disciple tendrement dévoué, M'est cher" (XII, 16). [93]</p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>CHAPITRE III </strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>—</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> MÉTHODES DE YOGA ET DÉVOTION</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Frères,<br />Vous vous rappellerez que nous avons examiné, hier, l'essence, la nature du Yoga. Mais j'ai parlé aussi des moyens d'atteindre le Yoga, comme étant un des sujets de la Gîtâ, c'est là notre sujet spécial d'aujourd'hui et aussi de demain. Comment le Yoga peut-il être atteint ? Nous avons remarqué, en étudiant son essence, qu'il consistait en la réalisation de l'unité, de sorte que c'était une chose très stable et bien équilibrée. Le Yogî se tient sur le roc de l'unité et c'est de là que toutes ses activités sont exercées.<br />Mais comme ce centre stable, cet équilibre, est une chose terriblement difficile à atteindre, il n'est pas étonnant qu'une des premières questions qui s'élevèrent dans le mental impatient du disciple attentif, Arjuna, porta sur ce fait de la difficulté d'atteindre un tel centre, sur l'apparente impossibilité de rester calme au milieu du tourbillon. Par suite, nous le voyons poser cette question célèbre, qui est répétée, je pense, par chaque aspirant individuellement, comme si c'était une particularité spéciale à lui-même, à son moi infortuné, [64] rendant le sentier plus difficile pour lui que pour tout autre de ses compagnons : "Ce Yoga que Tu as déclaré comme dû à l'égalité d'âme, ô Madhusûdana, je ne lui vois pas de base stable, à cause de l'agitation ; car en vérité le mental est agité, ô Krishna ; il est impétueux, ardent et difficile à dompter ; je le considère comme aussi dur à dominer que le vent" (VI, 33, 34). La réponse arrive promptement : "Sans doute, ô puissamment armé, le mental est dur à soumettre, et agité ; mais il peut être soumis par une pratique constante et par le détachement. Le Yoga est difficile à atteindre, il me semble, par un moi qui n'est pas contrôlé, mais, pour celui qui est contrôlé par le Soi, il peut être atteint par l'énergie convenablement dirigée" (VI, 35, 36). Telle est la réponse constamment réitérée de l'Instructeur du Yoga à l'expérience du disciple constamment répétée. Chacun de nous sait qu'il est vrai que le mental est difficile à dompter, dur à réprimer, et plus nous essayons de le réprimer, plus le mental parait vigoureux dans sa précipitation turbulente ; pourtant le Seigneur du Yoga déclare qu'il est possible d'atteindre la sérénité, et Il donne deux mots pour servir de guides à l'aspirant : pratique constante et impassibilité. Vous pouvez vous rappeler un verset précédent dans lequel Il a dit : "Chaque fois que le mental inconstant et instable s'échappe, chaque fois retiens-le et ramène-le sous le contrôle du Soi" (VI, 26). C'est là la "pratique constante" ; et sans cela, il n'est nulle possibilité d'équilibre ; et il en est naturellement ainsi, parce que durant des milliers et des milliers d'années le mental s'est enfui dans toutes les directions, et ce vagabondage du mental est le signe de son [65] développement jusqu'à une certaine période. Là où le mental est à un stade peu élevé de développement, il repose indifférent, endormi, à l'intérieur de l'homme, sauf quand il est attiré au dehors par quelque puissante sollicitation physique. Aucun progrès n'est possible, si ce n'est par la sortie du mental, et cette activité inquiète du mental est nécessaire à son évolution, nécessaire pour pousser l'homme vers un stade d'où il peut commencer à s'entrainer à l'égalité d'âme. Donc une constante pratique, la direction du mental vers le Soi pour le placer dans le Soi, encore et sans cesse avec une patience infatigable ; une persévérance infinie, tel est le premier pas. Que le prétendu Yogî imite la magnifique patience qui, en Occident, caractérise l'homme de science, cette persévérance invincible avec laquelle, année après année, il répètera la même expérience jusqu'à ce que le résultat définitif soit certain et qu'aucun doute ne subsiste ; la même patience magnifique est exigée du prétendu étudiant de la science du Yoga, car le Yoga est vraiment une science et doit être suivi conformément à la loi. Mais c'est précisément parce qu'il est soumis à la loi, qu'il est certain. S'il n'était pas soumis à la loi, alors il n'y aurait pas certitude de succès, car vous pourriez constamment le diriger sans résultat ; mais, comme la loi veut que la pratique crée l'habitude, et que l'habitude construise le caractère, vous pouvez être surs qu'une pratique constante conduira graduellement à l'habitude de l'égalité d'âme, et que celle-ci deviendra la fixité stable du caractère. Mais dans ce cas les moyens d'atteindre ce résultat ne sont pas exactement les mêmes pour chaque homme ; et c'est pourquoi [66] nous voyons Shrî Krishna parler de différentes méthodes, sans les séparer très nettement l'une de l'autre, passant, en fait, très rapidement parfois de l'une à l'autre. Un verset (Shloka) parlera peut-être d'une méthode, le suivant parlera de l'autre, de sorte qu'il est nécessaire d'en faire une étude très soigneuse et d'en avoir une connaissance très claire afin que vous puissiez comprendre l'instruction donnée, et de classer chacune à la place qui lui convient. Les trois principaux moyens de Yoga, ou sentiers conduisant au Yoga, sont aussi, dans une acception secondaire, appelés Yoga ; les moyens employés sont qualifiés Yoga, comme aussi la fin visée. Ces trois sont désignés d'une façon définie. Il y a le Yoga du Renoncement – renoncement au désir : "Harmonisé par le Yoga du renoncement, tu viendras à Moi" (IX, 28). Il y a le Yoga du Discernement – Yoga de la connaissance : "J'accorde le Yoga du discernement par lequel ils viennent à Moi" (X, 10). Il y a le Yoga du Sacrifice – Yoga de l'action : "La voie du Yoga par l'action, celle des Yogîs" (III, 3). Tels sont les trois moyens, et nous trouverons, en les examinant, combien chacun d'eux est parfaitement adapté à son but spécial et comment, en atteignant ce but spécial, l'homme constate que les trois objets ont été tous atteints, et que, quel que soit celui de ces trois sentiers – comme on les appelle souvent – sur lequel il chemine, il atteint le même but. Seuls les enfants, comme il a été dit pour ce qui touche aux sentiers du Sâmkhya et du Yoga – seuls "les enfants, et non les Sages, parlent du Sâmkhya et du Yoga comme différents ; celui qui est bien établi dans l'un obtient les fruits des deux" (V, 4). Le sage [67] sait que les trois sentiers ne sont qu'un, bien que l'étiquette placée sur chacun d'eux puisse être différente, pour des raisons que nous verrons dans un moment.<br />En premier lieu, considérons le cycle d'évolution, composé des deux arcs, le descendant et l'ascendant, de leurs noms bien connus Pravritti Mârga et Nivritti Mârga, le sentier de l'aller et le sentier du retour. H. P. Blavatsky a continuellement insisté sur cette "descente de l'Esprit dans la Matière", et sur l'ascension qui la suit, et ces deux sentiers primordiaux sont nécessairement foulés par tout le genre humain dans le long parcours de l'évolution ; chaque être humain chemine le long de l'un ou de l'autre de ces deux sentiers, auxquels ou peut appliquer la phrase de Shrî Krishna : "Ils sont considérés comme les deux voies éternelles du monde : celui qui ne revient pas suit l'une, celui qui revient suit l'autre" (VIII, 26). Naturellement, ce n'est pas là le sens dans lequel Il employait ces mots, et ce n'est pas littéralement vrai des Pravritti et Nivritti Mârga, puisqu'un homme peut être sur le Nivritti Mârga pendent de nombreuses vies, avant de parvenir à son stade final, dont Shrî Krishna est en train de parler, et il ne revient pas davantage ; mais sur ce sentier il ne s'éloigne plus, il se dirige vers la maison, bien que la maison puisse être encore loin devant lui. Sur le Pravritti Mârga l'homme est né maintes et maintes fois, ramené à la naissance par le désir et naissant chaque fois à l'endroit favorable à l'accomplissement de ses désirs ; et chaque naissance forge de nouveaux chainons dans la chaine prolongée qui le lie ; sur le Nivritti Mârga l'homme est né pour acquitter les dettes [68] contractées dans son passé, et chaque naissance brise quelque chainon de la chaine en voie de raccourcissement qui le lie.<br />Sur le Pravritti Mârga, la conscience est dominée, aveuglée par la matière, et constamment elle s'efforce de s'approprier la matière et de la retenir pour s'en servir ; à mesure qu'elle se familiarise avec son entourage, elle se l'approprie d'une manière de plus en plus intelligente, et exerce de plus en plus ses facultés de choix ; par ses expériences sur la matière, elle différencie ses propres capacités et ses fonctions démontrent une spécialisation grandissante ; ces fonctions manipulent lentement la matière et adaptent les organes à une expression plus parfaite d'elles-mêmes ; par l'usage de ces organes, les fonctions deviennent plus nettement définies, ce qui est trouble devient déterminé, ce qui est massif devient subtil ; la "perception" vague du monde extérieur des premiers stades devient la vue, l'ouïe, le toucher, le gout, l'odorat ; les sensations fournissent des matériaux pour accroitre la connaissance et la conscience se développe. Tout cela est nécessaire pour établir sa souveraineté sur la matière et ainsi elle foule le sentier de l'allée. Enfin, la satiété commence à remplacer l'ardeur du désir et, lentement, parmi de nombreuses rechutes dans l'éloignement, la conscience commence à se tourner vers l'intérieur et l'intérêt décroissant pour le Non-Soi permet la croissance d'un intérêt grandissant pour le Soi. L'homme entre définitivement dans le Nivritti Mârga, le sentier du retour, et toutes les instructions contenues dans la Gîtâ s'adressent à la conscience sur ce sentier. Elles sont sans utilité, elles ne conviennent pas, elles sont même nuisibles [69] pour quelqu'un qui est encore sur le sentier de l'aller.<br />Ces deux arcs du cercle de l'évolution nous donnent la première grande division de l'humanité en deux grandes classes, ceux qui vont en s'éloignant et ceux qui reviennent ; ceux qui se différencient eux-mêmes et ceux qui s'unifient eux-mêmes. La première classe comprend l'énorme, l'écrasante majorité ; la seconde, au stade actuel de l'évolution, ne compte qu'une faible minorité.<br />Sur chacun de ces arcs on peut voir trois sous-classes, se distinguant chacune par son tempérament. Par le mot "tempérament", je veux dire un type renfermant un nombre non défini de variétés, dans lequel domine un des trois aspects de la conscience, accompagné par sa qualité correspondante de matière, ou guna. Ces aspects et qualités sont, comme vous le savez bien, Jñânam, Kriyâ et Ichchhâ, avec Sattva, Rajas et Tamas – sagesse, action, volonté, avec le rythme, la mobilité et l'inertie.</p> <p style="text-align: center;"><br />Cette ligne de pensée nous conduit dans la région de la triplicité qui est la marque de notre univers. Vous savez comment on reconnait partout la nature triple de la conscience ; que, lorsqu'on parle de Saguna Brahman,<br />Il est déclaré être Sachchidânanda ; ces qualités, reflétées dans la conscience humaine sont Kriyâ, Jñânam et Ichchhâ – les trois aspects ou fonctions de la conscience 1 . Si, au lieu d'étudier la conscience, nous étudions les upâdhis, la même triplicité se présente et nous parlons d'eux comme correspondant [70] aux trois gunas de Prakriti, Sattva, Rajas et Tamas. Partout nous voyons cette triplicité ; mais nous voyons plus que la triplicité et nous devons reconnaitre également ce plus ; car l'unité est présente sous la triplicité et, partout où une fonction apparait spécialement, on doit se rappeler que les deux autres sont présentes, toujours jointes à elle, cachées seulement pour un temps par sa prédominance et tenant ainsi<br />une place secondaire. Il n'est pas un atome de Prakriti qui n'ait toujours présentes en lui les trois gunas, inséparables et jamais seules. Vous ne pouvez dire qu'un atome est sâttvique, un autre râjasique et un autre tâmasique, car chaque atome contient également les trois. Mais quand vous pensez à des combinaisons, quand vous pensez à des molécules, des [71] tissus, des organes et des corps, alors, à cause de l'arrangement respectif des atomes, ou des molécules, une des qualités peut ressortir de façon dominante, en sorte que vous pouvez appeler la combinaison par le nom de l'une des trois et dire : la combinaison est sâttvique, râjasique ou tâmasique. Mais vous ne devez jamais oublier, quand vous parlez de la combinaison comme sâttvique, que les éléments râjasiques et tâmasiques y sont également présents. Quoique moins prononcés pour l'instant, ils n'en sont pas moins là, et ils sont susceptibles d'être évoqués ; là où la nature est dite sâttvique, là les éléments râjasiques et tâmasiques sont aussi présents et peuvent être provoqués par des stimuli appropriés ; et là où la note dominante est tâmasique, le sâttvique et le râjasique sont aussi présents, et peuvent de manière semblable être poussés à l'activité ; et là où domine le râjasique, se trouvent aussi le sâttvique et le tâmasique. L'unité ne doit jamais être oubliée ; vous ne devez pas vous laisser abuser par la triplicité. Nulle part, dans la multiplicité nous ne trouvons une chose qui soit absolument pure ; tout est toujours mélangé, tout est présent partout, mais il y a une manifestation partielle et, par suite, dans la manifestation on trouve la multiplicité. Qu'il me soit permis pour un moment de présenter la question sous un jour matérialiste, en employant l'analogie de l'aimant. Vous savez tous que l'aimant a deux pôles, positif et négatif, et que dans la partie centrale de l'aimant ne se trouve que très peu de magnétisme, de sorte qu'au milieu on constate à peine de l'attraction ou de la répulsion. Est-ce parce que tout le magnétisme positif est à une extrémité et tout le négatif à [72] l'autre extrémité, et qu'il n'y en a pas au milieu ? Pas du tout ; mais, au milieu, selon une hypothèse explicative, les courants positif et négatif tendent à se neutraliser mutuellement, tandis qu'à chaque pôle un seul courant passe librement ; par suite, à chaque pôle un courant magnétique apparait naturellement ; au pôle positif, l'électricité positive est pour ainsi dire à l'extérieur, et à l'autre pôle, c'est l'électricité négative qui est à l'extérieur ; le courant est toujours là, tourbillonnant continuellement autour des molécules, et c'est ainsi qu'apparait la variété, que nous croyons être une séparation, mais qui n'est pas du tout en réalité une séparation, mais seulement une apparence transitoire produite par l'agencement des courants. De la même façon les trois aspects de la conscience sont présents en chaque individu, l'un ou l'autre ayant la prédominance comme je l'ai indiqué.</p> <p style="text-align: center;">1 Il n'y a pas lieu de donner ici un long exposé du "pourquoi" des transpositions des membres des triades, telles qu'elles sont données dans la phraséologie populaire ; pour les étudiants de la Théosophie les diagrammes suivants suffiront ; les lettres sont les initiales des qualités :</p> <p style="text-align: center;">Manifestation des Logoï (Ananda-Chit-Sat)<br />Reproduction dans la conscience humaine – Jivâtmâ<br />Réflexion dans la matière – Upadhi</p> <p style="text-align: center;">En suivant le Pravritti Mârga, les trois aspects de la conscience sont poussés à une croissance, ou mieux à un développement vivace ; tous trois sont enveloppés ensemble, sont présents à l'intérieur, quoique non<br />manifestés ; ce fragment du Soi, le Jivâtmâ, contient en lui-même toutes les possibilités de la Divinité, mais elles sont enserrées à l'intérieur, comme dans la graine sont enserrées toutes les possibilités de l'arbre qui en sortira. Et les analogies que vous pouvez voir dans la nature sont vraiment belles ; car vous pouvez prendre une graine et, en la coupant avec précaution, vous pouvez voir, repliées à l'intérieur, les trois parties de la plante qui deviendront – la racine qui pousse vers le bas, la tige qui pousse vers le haut, les feuilles qui se déploient de chaque [73] côté ; la plante en miniature est là, microcosme merveilleux du futur macrocosme que sera l'arbre ; et il en est ainsi dans tous les autres cas de la croissance embryonnaire ; ce procédé de la nature consistant à enrouler ensemble ce qui devra être développé au cours de l'évolution se répète encore et encore dans la réflexion sur le monde physique, dominée par la semence de vie qui provient d'Ishvara. Ainsi nous trouvons présents dans chaque Jivâtmâ qui entre sur le Pravritti Mârga, les trois fonctions ou aspects de la conscience et tous doivent devenir actifs, être manifestés, être conduits à l'activité fonctionnelle. C'est pour arriver à ce résultat que le monde existe. Il n'existe que pour l'amour des Jîvâtmâs évoluant en son sein, et chaque détail du monde est conçu avec le soin le plus méticuleux et la plus pure sagesse, afin que ces pouvoirs divins puissent être retirés de leur condition embryonnaire et manifestés dans leur pleine gloire, comme résultat des efforts de l'univers.<br />Nous voyons alors que le monde est rempli d'objets, afin que ces objets, s'attirant et se repoussant mutuellement, puissent, par leurs chocs et leurs séparations, accomplir l'évolution de la forme et le développement des pouvoirs jîvâtmiques ; chaque objet, à son tour, est un stimulus pour l'évolution des autres, et il reçoit lui-même, des autres, un stimulus pour le développement du Soi en tous. Pierres et arbres, animaux et hommes, dévas et asuras, tous sont impressionnés les uns par les autres, dans une interaction continuelle, dans une influence et un modelage mutuels et perpétuels, et c'est de cela que dépend le progrès de l'évolution. [74]<br />Afin d'éveiller cet aspect de la conscience qui est appelé Ichchhâ, le monde est rempli d'objets désirables ou repoussants. La dispensatrice des objets du désir, Shrî Lakshmî, Épouse de Vishnu, le grand prototype de Prakriti, est l'unique dont les mains détiennent le trésor des choses désirables, par lesquelles cet aspect de la conscience sera stimulé, renforcé et développé. N'oubliez pas que Lakshmî est l'Épouse de Vishnu, que le Désir est le serviteur, le dévot de la Sagesse. Ichchhâ doit être provoqué par la présence de tous côtés d'objets désirables, de sorte que, se lançant à leur poursuite, il puisse devenir graduellement fort, et que sa puissante énergie puisse être éveillée dans la conscience. Mais l'aspect de Jñânam doit également être provoqué. Il sera stimulé à l'activité par les sollicitations du désir, par le désir ardent des objets désirables. Et dans ses premiers essais de développement il ne sera pas le maitre des désirs mais leur serviteur ; ce n'est pas encore Jñânam au sens élevé du terme ; c'est encore sa manifestation inférieure. Et finalement, il doit y avoir aussi l'évolution de l'aspect Kriyâ, l'activité, le pouvoir d'affecter le monde extérieur. Ichchhâ est le changement interne dans la conscience, la tendance à pousser vers les objets du désir ; Jñânam est ce qui réfléchit en soi, comme dans un miroir, les objets ; et Kriyâ est ce qui s'élance pour obtenir, pour saisir, pour s'emparer des objets ; et tous trois sont nécessaires pour que la conscience puisse parvenir à sa parfaite manifestation.<br />Bien plus, chacun de ces trois grands aspects a deux aspects – un supérieur et un inférieur appartenant respectivement au Pravritti Mârga et au [75] Nivritti Mârga. Essentiellement chacun reste le même, mais la manifestation de chacun change selon la direction du sentier. Et nous verrons bientôt que le changement consiste en ce fait que l'inférieur, lorsqu'il a atteint le développement de son plein pouvoir, devient, par le changement de son attitude, le supérieur ; et toute la force qui a été acquise dans le monde inférieur change de direction et s'avance vers le Suprême. C'est ainsi que, dans le Devî-Bhâgavata, il est dit que Durgâ change Son attitude ; détournée de son Seigneur Elle est Prakriti ; tournée vers Lui, Elle est une avec Lui, Ils sont Mahâdéva.<br />Arrêtons-nous un moment sur le Pravritti Mârga. Là le désir est très bon. Sans désir, pas de progrès ; sans désir, c'est la léthargie, le coma. Il est intéressant de remarquer qu'Ichchhâ a comme correspondant spécial dans le monde de la matière le guna Tamas. Les gunas, comme les aspects de la conscience, ont leurs propres aspects inférieur et supérieur ; le Tamas inférieur est la paresse, le repos, le supérieur est paix, stabilité, équilibre ; l'inertie de la matière est en correspondance avec le calme absolu, la paix du Suprême. Il y a dans la matière le pôle supérieur et le pôle inférieur. Au supérieur, une stabilité parfaite, à l'inférieur une inertie immobile. Sur le sentier de l'aller cette inertie doit être surmontée, et elle est surmontée en éveillant dans la conscience l'attraction pour les objets désirables et la répulsion pour les objets repoussants ; le désir se réveille et chasse la paresse, et l'ardeur de la passion conquiert tous les obstacles placés sur son chemin par l'inertie de la matière. Il ne faut pas que cet aspect inférieur du désir soit rejeté trop tôt. Car, s'il est rejeté [76] trop tôt, le progrès est arrêté. S'il est abandonné trop tôt, la qualité Tâmasâ s'affirme de nouveau et la léthargie prend la place de l'activité. L'homme en ce monde, l'homme du monde dans toute l'acception du terme, doit être plein de désirs. Et il en est de même pour les autres aspects de la conscience. Il est bien que l'aspect de Jñânam, qui est sagesse, conduise à la forme de Vijñânam, le savoir discriminant, qui sépare, qui divise. La connaissance de ce qui est séparé doit précéder la connaissance de l'Unique et, tant que cette fonction de la conscience n'a pas réfléchi les multiples variétés, on ne peut espérer qu'elle réalise la nature de cette multiplicité et qu'elle puisse voir, à travers le multiple, l'Unité sous-jacente. Plus cet aspect de la conscience juge, sépare et classe parfaitement, plus il commence à comprendre complètement ; c'est ainsi qu'il en est pour la science, qui est l'expression de cet aspect inférieur de Jñânam, le pôle inférieur de Jñânam ; la science est, par-dessus tout, l'idée de différence et ensuite l'idée de classification, étape de l'unification. Jusqu'à ce que vous connaissiez le divers, vous ne pourrez connaitre l'Unique. L'Unité ne produit pas d'impression sur la conscience tant que la diversité n'a pas éveillé la conscience à la reconnaissance de ce qui n'est pas elle-même. Si vous êtes entouré d'air immobile, vous n'êtes pas conscient qu'il existe de l'air ; c'est seulement lorsque se produit le mouvement du vent que vous comprenez que vous êtes entouré par l'océan de l'atmosphère. Une couleur unique ne saurait être couleur, car vous ne verriez rien d'autre, et l'idée de couleur ne pourrait naitre en vous. Ce n'est que lorsque la différence de couleur apparait [77] que le sens de la couleur est développé. Le bonheur ne pourrait être ressenti s'il ne pouvait être comparé à son autre aspect, la souffrance, car ce n'est que par le passage du plaisir à la peine, de la joie au chagrin, que vous développez la connaissance de chacun d'eux, et en cela la possibilité de surmonter l'un et l'autre. Par conséquent le stade scientifique, ce pôle inférieur de Jñânam, est un stade qui doit être achevé sur le Pravritti Mârga et, plus il est développé d'une façon parfaite, plus la conscience sera prête pour le grand changement de direction qui se présentera bientôt.<br />Le troisième aspect de la conscience, Kriyâ, l'activité, doit, lui aussi, être extériorisé, stimulé en toute direction, rendant le désir inquiet, rendant le mental turbulent, rendant le corps agité, se précipitant çà et là dans une hâte et un tumulte continuels. Tout cela est très bien. L'élan, le tourbillon, les tourments, tout cela signifie croissance. Il y a assez de temps pour commencer à mettre de l'ordre, quand vous avez quelque chose à régler ; en attendant que l'énergie soit acquise, aucun contrôle utile n'est possible, car il n'y a rien à contrôler ; plus la manifestation des aspects et des qualités est puissante, plus l'espoir grandit pour l'homme.<br />Oui, je sais que ce n'est pas de cette façon que la question est généralement traitée et nous aborderons son autre face dans un moment, mais voyons chaque chose à sa place et à son rang. L'homme gonflé de désirs qui le soulèvent et l'emportent ; l'homme dont le mental est très actif, vif et sans repos, examinant, observant et ordonnant, classant, faisant des inductions et des déductions ; [78] l'homme dont le corps, plein d'énergie, se met à courir dès qu'il doit se mouvoir, au lieu de marcher posément, tant est grand son besoin de mouvement, voilà l'homme dont vous pourrez tirer parti dans l'avenir. Je ne dis pas qu'un tel homme soit attrayant pour ceux qui ne voient que le côté extérieur des qualités ; mais c'est l'homme montrant des possibilités, l'homme en qui quelque chose est évolué et en qui, par suite, il y a quelque chose pouvant être exploité. Si vous voulez bâtir une maison, il vous faut d'abord des briques ; et, bien que les charrettes à boeufs qui apportent et déchargent les briques ne soient pas très jolies ni attrayantes, elles sont toutes nécessaires pour le travail de l'architecte, pour construire avec les briques la forme de quelque bel édifice. L'homme qui s'endort à chaque instant, quelle aptitude a-t-il pour les efforts intrépides du sentier supérieur ? Croyez-moi, Ishvara n'aurait pas projeté tout ce désordre, si ce n'était pas le meilleur chemin vers le but, car l'Amour et la Sagesse guident l'Univers ; c'est parmi les hommes mêmes, qui ont foulé le Pravritti Mârga si ardemment que se trouveront en premier ceux qui seront prêts à fouler le Nivritti Mârga. Il est bon de saisir, de s'approprier, de retenir ; tels sont les efforts précieux de la conscience sur le Pravritti Mârga ; par eux la conscience se développe, par eux les corps évoluent, par eux l'organisation se façonne, par eux sont construits les véhicules qui sont nécessités par les desseins futurs du Jivâtmâ. Même si vous prenez un des produits les plus laids de la civilisation moderne, l'homme qui a entassé millions sur millions par la destruction de foyers innombrables, par l'appauvrissement [79] d'innombrables familles, vous constaterez que cet homme a développé le pouvoir de la volonté, qu'il a développé la concentration mentale, qu'il a développé une activité qui ne connait pas la fatigue, qui ne cherche pas à se reposer du labeur ; et quoique l'objet poursuivi par lui soit véritablement stérile, pourtant, en le poursuivant il a développé des qualités qui, lorsque l'objet vil aura fait place à un noble dessein, feront de lui une puissance éminente dans le monde.<br />Mais maintenant, voyons comment s'accomplit le changement. Nous trouvons que Shrî Krishna parle d'hommes qui adorent, qui prient dans l'espoir d'une récompense ; une nouvelle tendance est implantée dans l'âme humaine par cette adoration, et, bien que nous ne puissions penser que ce culte aspirant à une récompense soit vraiment une chose élevée, nous ne pouvons cependant prendre les hommes que tels qu'ils sont, et non comme nous imaginons qu'ils devraient être. Les trois castes des deux-fois-nés, si souvent mentionnées, symbolisent respectivement un type spécial de nature ; au stade que nous considérons en ce moment, les hommes de chaque type sont mus par le désir, et le désir est adapté à l'aspect de la conscience qui domine en chacun. Chez le Vaishya, dominé par Ichchhâ, l'activité est stimulée par le dharma (devoir) d'accumuler les objets du désir. Chez le Kshattriya, dominé par Kriyâ, l'activité est stimulée par le dharma de la splendeur, de la souveraineté, du pouvoir. Chez un Brâhmane, dominé par Jñânam, l'activité est stimulée par le désir de Svarga, le désir des joies du ciel. En chacun, l'activité est causée par le désir, et c'est pour cela que l'adoration est prescrite [80] dans le culte exotérique. Il est dit, dans le second chapitre : "Avec leurs désirs personnels, avec le ciel pour but, ils présentent la naissance comme le fruit de l'action, et prescrivent des cérémonies nombreuses et variées pour obtenir le plaisir et le pouvoir" (II, 43). Ce sont les cérémonies accomplies sous l'impulsion du désir de gouter à la souveraineté, au pouvoir, au plaisir, et qui conduisent à la naissance comme Kshattriya, état dans lequel le pouvoir et le plaisir sont légitimes, en accord avec l'accomplissement du devoir. Sur le Brâhmane il est dit : "Ceux qui connaissent les trois – les trois Vedas – les buveurs du Soma, purifiés du péché, M'adorant par le sacrifice, Me demandant le chemin du ciel ; s'élevant au monde sacré du Roi des Êtres Radieux, ils prennent part au ciel aux festins des Dieux" (IX, 20). Et il y a aussi le Vaishya caractérisé, qui désire le succès dans l'action ; de lui il est dit : "Ceux qui aspirent au succès dans l'action sacrifient ici-bas aux Êtres Radieux ; car dans un court espace, en vérité, dans ce monde humain, le succès nait de l'action" (IV, 12). Voyez comment, dans une adoration ainsi pratiquée, se tient caché le début d'un changement. Le désir est le moteur, le désir pour le moi personnel ; mais quand il pousse un homme dominé par l'aspect de Jñânam, alors l'objectif est haussé jusque dans une région plus éloignée et subtile, c'est le festin des Dévas, les joies du monde des Êtres Radieux. Le sacrifice doit être offert, le désir pour les objets physiques doit être soumis, et le sacrifice de ces derniers doit être accompli, afin que les plaisirs plus subtils puissent être goutés. C'est pour le plaisir et le pouvoir et la souveraineté qu'un Kshattriya doit offrir le sacrifice et [81] accomplir les cérémonies, et ainsi lui est imposée une soumission particulière, qui le discipline, le contraint à une certaine abnégation, tandis qu'il jouit du pouvoir et de la souveraineté, jusqu'à ce qu'enfin il en soit rassasié. Et de même un Vaishya a le devoir également de sacrifier une part de sa richesse, afin d'obtenir le succès dans l'action, et on lui apprend à sacrifier aux Dévas, de façon que le désir même du succès puisse servir d'agent subtil pour le disjoindre du même désir qui est son stimulant. Combien tout cela est avisé. Il n'y a aucune hâte ; il y a tout le temps voulu. Que tous les désirs croissent et fleurissent, pour que l'homme puisse devenir fort ; mais commencez à les mater par le principe de la cérémonie et du sacrifice ; toutefois qu'ils s'efforcent d'atteindre leur but ; qu'ils aient leur stimulus propre ; les joies du ciel au lieu de celles de la terre, la pleine puissance au lieu des pouvoirs inférieurs, de grandes richesses au lieu de moyens bornés. L'objet est conservé comme stimulus aussi longtemps qu'il est nécessaire, et le gout pour les objets est encouragé, mais il est lentement contraint, entravé, soumis au contrôle, par le principe du sacrifice ; et comme cela se continue vie après vie, le moi, enfin, se sent un peu excédé de cette poursuite constante, et dans cette période de fatigue tout semble éphémère, desséché, vide ; un désappointement profond se fait jour, les chagrins, les échecs se présentent ; l'homme qui veut atteindre les pouvoirs les saisit, et les trouve pénibles ; l'homme qui désire ardemment la connaissance l'acquiert, et son coeur se sent abattu et désolé, vide ; l'homme qui se démène pour remporter quelque grand succès y parvient, et il constate que son château de [82] succès n'est qu'une prison. Ainsi, graduellement, le Jivâtmâ, dans son développement intérieur, réalise que tous ces objets ne suffisent pas pour le satisfaire ; il a gouté, jusqu'à ressentir la nausée du gout ; il s'est livré aux plaisirs jusqu'à en être rassasié ; il a étudié, jusqu'à ce que le fardeau du savoir soit devenu fastidieux, et au-delà s'étendent à l'infini des détails interminables, des contrées inconnues. Le moi est las de ces expériences répétées ; c'est le point tournant, et à ce point critique du changement, une impassibilité momentanée nait de la fatigue ; ce n'est pas le réel Vairâgya, qui est le fruit de la connaissance, mais un Vairâgya passager, qui est le fruit du dégout, et en cet instant, placé à la jonction des deux sentiers Pravritti et Nivritti, à ce point tournant du long voyage, la fatigue accable l'âme du pèlerin, et dans cette fatigue un changement subtil s'effectue dans la conscience, et, se détournant du pôle inférieur, elle se retourne lentement et commence à s'élever vers le pôle supérieur. "Ce reste même de désir – pour les objets des sens – aussi l'abandonne, après qu'il a vu le Suprême" (II, 59). Chacun garde encore sa qualité caractéristique, mais, du fait du changement de la direction dans laquelle il voyage, cette qualité caractéristique revêt son caractère supérieur et est graduellement transformée. Chacun des trois aspects change simplement d'objectif ; dans le changement de direction de la conscience totale, Ichchhâ, le désir, dont le pôle inférieur est Kâma, devient l'aspiration au Soi, le Suprême, laquelle est le pôle supérieur, la Bhakti. Vijñânam, le pôle inférieur qui réalise la séparation de tous les objets extérieurs, devient Jñânam, la sagesse qui connait l'Unique, Kriyâ, au lieu de se manifester [83] à son pôle inférieur comme activité pour les objets, se manifeste à son pôle supérieur, et devient Yajña, sacrifice. Ainsi, sur le Nivritti Mârga, les trois ont changé leurs noms mais non leur qualité, et nous avons Bhakti, nous avons Jñânam, nous avons Yajña, qui sont les manifestations supérieures ; ce sont les pôles supérieurs des trois aspects de la conscience ; et ainsi nous entendons Shrî Krishna disant que, à ce stade "Quelques-uns, dans la méditation, contemplent le Soi dans le soi par le Soi" c'est-à-dire sur le mode de Bhakti ; "d'autres y arrivent par le Sâmkhyayoga", c'est-à-dire sur le mode de Jñânam ; "et d'autres par le Yoga de l'Action", c'est-à-dire sur le mode de Yajña (XIII, 25). Ils sont arrivés à l'endroit où les procédés de Yoga doivent être entrepris et pratiqués ; et nous voyons encore, sur le Nivritti Mârga, les trois sentiers en un seul ; et c'est en conformité du tempérament dominant que sera choisi le sentier, et chacun a son propre Yoga particulier : pour l'aspect Ichchhâ il y a le Yoga du Renoncement ; pour l'aspect Jñânam, il y a le Yoga du Discernement, non plus entre objet et objet, mais entre le réel et l'irréel, le transitoire et l'éternel ; et pour le troisième aspect, Kriyâ, nous avons le Yoga du Sacrifice ; quand toute action est accomplie comme sacrifice, comme nous l'avons vu hier, son caractère d'attachement se dissipe.<br />Maintenant tout est changé. Nous avons à étudier les trois aspects tels qu'on les trouve sur le Nivritti Mârga, chacun avec son propre Yoga particulier, dont la pratique fait suivre le sentier spécial. Nous nous occuperons d'abord du sentier appartenant à l'aspect d'Ichchhâ, et verrons comment l'homme de ce tempérament doit se diriger [84] lui-même s'il veut fouler le Nivritti Mârga. Nous retrouvons ici l'enseignement si familier à vous tous, concernant le désir, celui qui est le guide du candidat, le Yoga du Renoncement. Quand Arjuna, se tournant vers son Instructeur, lui demanda : "Qu'est-ce qui entraine l'homme à commettre le péché, bien malgré lui en fait, ô Varshneya, comme s'il y était contraint de force ?" (III, 36), quelle fut la réponse ? "C'est le désir, c'est la colère, engendrés par la qualité de mobilité (rajas) ; ils dévorent tout, ils souillent tout, sache que c'est là notre ennemi sur terre" (III, 37). Ensuite Il dit à Son élève : "Ô puissamment armé, tue l'ennemi dans la forme du désir, difficile à surmonter" (III, 43). Sur ce sentier du Renoncement, sur le Nivritti Mârga, l'aspect inférieur d'Ichchhâ, le désir, devient le grand ennemi de l'homme. Aussi le Seigneur dit-il encore dans Sa sagesse : "L'attrait et l'aversion pour les objets des sens résident dans les sens ; que personne ne tombe sous la domination de ces deux ; ce sont les entraves du sentier" (III, 34). Mais que va faire l'homme ? Il a développé, tout au long ces choses ; l'attrait et l'aversion ont été ses pouvoirs moteurs ; comment alors va-t-il changer, et les regarder comme ses adversaires, ses ennemis qu'il faut tuer ? Ils ont été ses amis, ses compagnons durant sa jeunesse, ses parents ; combien la vie sera vide lorsqu'ils seront tués ; sur le Kurukshetra de l'âme, ils sont ses ennemis, rangés vis-à-vis de lui. Comment combattra-t-il ? Le premier pas est un pas d'énergique abstention de satisfaire le désir. "Comme la tortue qui rentre tous ses membres, il détourne ses sens des objets des sens" (II, 58). L'homme, réalisant la futilité d'une constante jouissance suivie de [85] souffrance ; réalisant que les jouissances qui naissent du contact ne sont en vérité que des sources de douleur (V, 22) ; réalisant que le plaisir qui d'abord est nectar devient plus tard poison (XVIII, 38) ; reconnaissant tout cela, que fera-t-il ? Le premier pas est forcément de se maintenir lui-même, par la pensée, séparé des objets du désir ; cela, il peut le faire, car "plus grand que les sens est l'intellect" (III, 42). Et ainsi est-il dit que de l'abstinent habitant du corps se détournent graduellement les objets des sens (II, 59). Et ceci, pour une raison très simple. Parce que dans chaque objet du désir est caché un fragment du Soi, qui attire un autre fragment, en éveillant en lui le désir d'union ; mais quand ce fragment du Soi commence à désirer l'union avec le Soi et non avec l'enveloppe extérieure, et rejette délibérément cette enveloppe, le Soi qui est à l'intérieur de l'objet éloigne cet objet et neutralise son influence attirante ; ainsi le rejet de l'objet par l'homme a pour réponse l'éloignement de l'objet d'attraction par le Seigneur qui est vivant dans les objets des sens. C'est ainsi que les objets refusés peuvent vraiment être considérés comme "se détournant d'un abstinent habitant du corps".<br />Ensuite le second pas est fait. L'homme se détourne lui-même, de force, simplement. Ses désirs sont toujours ardents pour se plonger dans les plaisirs des sens, car le "charme" demeure, mais, d'une main de fer il les repousse ; le désir est changé en volonté, et au lieu d'être dirigé de l'extérieur, il est maintenant guidé de l'intérieur. De cette énergique abstention, de ce renvoi des objets du désir, résulte pour l'abstinent habitant du corps, au milieu de ces désirs déjoués, une vision du Suprême, [86] du délice suprême au-delà des sens (VI, 21). Quand la vision du Suprême se montre sur l'abstinent habitant du corps, alors la saveur attrayante elle-même s'éloigne ; le désir meurt, vaincu par le désir plus puissant, tué par Bhakti, qui est la perfection de ce tempérament qui a cherché tous les objets désirables. Avec la vision du Suprême, qui devient l'Objet de désir, l'Objet de la dévotion, tous les objets inférieurs perdent leur pouvoir d'attraction et ne conservent aucune force de séduction et d'entrainement ; une attraction plus puissante a été ressentie, celle du Soi dévoilé, vu qu'antérieurement le Soi était voilé au sein de l'enveloppement de l'objet désirable ; ce désir vainqueur enlève tout intérêt pour les objets fugitifs du moment, et alors se produit la pratique régulière du Yoga du Renoncement : "Sache, ô Pândava, que ce qu'on appelle renoncement est en vérité le Yoga, et celui qui n'a pas renoncé à l'imagination du désir ne peut pas devenir un Yogî… Lorsqu'un homme ne sent plus d'attachement, ni pour les objets des sens, ni pour les actions, ayant renoncé aux imaginations du désir, alors on le dit parfait dans le Yoga" (VI, 2, 4). "Harmonisé par le Yoga du Renoncement", dit le Seigneur, "tu viendras à Moi" (IX, 28). "Les Sages ont connu le renoncement comme la renonciation aux oeuvres accomplies avec désir" (XVIII, 2). L'abandon du désir est le renoncement, c'est le Yoga du Renoncement, le Bhakti Mârga, et il devient un sentier facile une fois que le Suprême est vu.<br />Le Yoga du Renoncement a beaucoup de points communs avec le Yoga du Sacrifice, et est très souvent confondu avec lui, les deux sont en fait si souvent entremêlés dans l'enseignement qu'il est [87] plus commode de les prendre ensemble que séparément. Pourtant il y a une différence qui les sépare l'un de l'autre ; car dans le premier, le Yoga du Renoncement, vous avez comme pouvoir moteur l'amour pour le Suprême, la dévotion, Bhakti, le désir fixé sur cet unique objet ; tout le reste perd son pouvoir, et, pour ainsi dire, est sorti du foyer, n'est pas clairement vu et ne reçoit aucune attention. Il "abandonne, ô Pârtha, tous les désirs de son coeur, et est satisfait dans le Soi par le Soi" (II, 55). Le bonheur est trouvé seulement dans l'unique Objet, et ce sont ces lueurs qui donnent à la vie sa saveur. Alors il "acquiert la paix" (II, 64). De l'autre côté, dans le Yoga du Sacrifice, le Karma Mârga, ce qui est changé c'est le motif de l'action ; le changement n'est pas dans la direction du désir, la conscience dominée par Ichchhâ, mais il porte sur l'esprit dans lequel l'action est accomplie, la conscience dominée par Kriyâ. C'est le sacrifice, l'action accomplie en sacrifice, qui est la caractéristique du Karma Mârga.<br />Maintenant, pour que le sentier de la dévotion puisse être foulé, l'homme doit se décider à abandonner la satisfaction des désirs qui surgissent dans son coeur, et le meilleur moyen est l'effort quotidien pour s'entrainer lui-même à devenir graduellement indifférent au plaisir ou à la peine. N'essayez pas d'être tout de suite complètement indifférents, mais lorsqu'un plaisir se présente, ne vous laissez pas aller à en jouir trop complètement, car vous ne cherchez plus à développer le pouvoir du désir pour les objets, mais à tourner votre désir vers le Suprême. Quand une douleur vous arrive, ne vous permettez pas d'être accablé par elle, [88] mais rappelez-vous que c'est seulement une phase passagère au milieu du plaisir. Gardez la mémoire de la peine au milieu du plaisir, et gardez la mémoire du plaisir au milieu de la peine. C'est ainsi qu'il est possible de "reconnaitre comme égaux le plaisir et la souffrance" (II, 38). Mélangez-les ensemble par la pensée. Rappelez-vous que l'un et l'autre ne sont que les deux côtés du même aspect du Soi, l'aspect de Ichchhâ ; aucun d'eux n'est permanent ; tous deux sont transitoires ; et ils se succèdent comme la nuit et le jour, allant et venant d'une façon continue : "Ô fils de Kunti, les contacts de la matière donnant froid et chaud, plaisir et peine, vont et viennent, impermanents ; supporte-les bravement, ô Bhârata !" (II, 14). Voyez-les réunis, comme un aspect du Soi, et apprenez à les mélanger dans votre vie quotidienne ; en les mêlant ainsi, essayez de voir les éléments de plaisir dans la peine, essayez de reconnaitre les éléments de peine dans le plaisir. Confondez-les en pensée et dans la vie, jusqu'à ce que chacun d'eux acquière un pouvoir d'attrait égal à celui de l'autre, jusqu'à ce que vous n'évitiez plus ce qui est pénible, et ne désiriez plus ce qui est périssable ; mais quand ce qui est agréable est présent, vous l'acceptez, et quand ce qui est pénible est présent, vous l'acceptez ; mais, si le plaisir est absent vous ne le convoitez pas, et si la peine est absente vous ne l'appelez pas (XIV, 22). Il vous faut apprendre à rester en équilibre dans le soulèvement du plaisir comme dans celui de la peine. "Celui qui connait l'Éternel… ne se réjouit pas en obtenant ce qui est agréable, et ne s'attriste pas en obtenant ce qui est désagréable" (V, 20).<br />Ensuite, il faut se souvenir de l'existence, sur [89] ce sentier de la dévotion, de deux dangers majeurs qui éprouvent l'homme après que l'ennemi-désir a été partiellement détruit, ou plutôt transmué ; car il y a de terribles soulèvements et de terribles chutes dans la nature dont le tempérament est dominé par l'aspect du désir. À un certain moment l'homme est très exalté, à l'instant suivant il est par contre tout autant déprimé – extrêmement heureux pendant un plaisir, extrêmement affligé par un chagrin. Il faut qu'il atteigne le point intermédiaire. Il doit calmer l'extrême exaltation, et, en faisant cela, il empêche également l'extrême dépression. Il doit graduellement laisser les vagues du plaisir et de la peine se mouvoir autour de lui, pendant que lui-même se tient ferme sur le roc inaltérable de la dévotion au Seigneur ; alors, ni les vagues du plaisir, ni les vagues de la douleur ne peuvent le faire chanceler sur ses pieds solidement fixés au roc ; il ne cesse pas de sentir ces vagues, car la sensation est nécessaire pour le travail futur, mais il cesse d'être assez fortement affecté par elles pour perdre son équilibre. C'est là une première leçon pour le Bhakta.<br />L'autre grand danger qui le menace, comme nous pouvons le voir dans l'histoire de tous les grands dévots, c'est que, après avoir vécu un certain temps à l'abri des désirs et réalisé une ardente aspiration pour le Suprême, il ne lui arrive à certaines heures, par fatigue et par faiblesse, de retomber dans les désirs inférieurs auxquels il pensait avoir renoncé, et de s'imaginer qu'il aspire au Suprême alors qu'en réalité il recherche la satisfaction du désir, et cherche le plaisir même sur le sentier du Renoncement. "Combien peu nombreux", dit un grand saint chrétien, "ceux [90] qui veulent servir Dieu sans rien en attendre". De là on arrive à cette phrase que vous trouvez dans de nombreux livres de dévotion, à savoir qu'un homme doit être mis à nu pour fouler ce sentier ; comme il est dit dans "L'Imitation de Jésus-Christ", le dévot doit n'avoir qu'un seul objet : d'être dépouillé de tout intérêt propre, "de suivre nu Jésus-Christ nu". Il ne doit rien rechercher. La même idée se présente dans quelques-unes des histoires de Shrî Krishna, comme dans la disparition des vêtements des Gopîs, et dans le Kalkî Avatâra, où Il doit combattre sans armes, de ses mains nues. C'est un avertissement, sous la forme d'une allégorie adressée au dévot, de prendre garde, quand il entre dans ce sentier de l'émotion supérieure, que les vêtements des basses émotions ne restent encore accrochés autour de ses membres ; car les basses émotions sont un piège pour l'homme qui foule le sentier de l'émotion purifiée et élevée. Il doit se garder lui-même rigidement et soigneusement, et doit être certain que le corps est son esclave, autrement le corps peut le trahir dans un moment critique, et il pourrait tomber pendant un certain temps hors du sentier. Et c'est ainsi qu'il est écrit, pour qu'il puisse éviter cela : "Qu'assis il médite sur Moi" (VI, 14). "Ayant obligé le mental à demeurer dans le Soi, il ne doit plus penser à autre chose" (VI, 25). Combien de fois la phrase est-elle répétée : "Celui qui pense à Moi constamment, ne pensant à rien d'autre" (VIII, 14). "Quand ta pensée sera concentrée sur Moi" (VII, 1). "Concentre ta pensée sur Moi ; sois-Moi dévoué ; offre-toi à Moi en sacrifice ; prosterne-toi devant Moi" (IX, 34). "Plonge ton mental en Moi, sois Mon serviteur fervent, consacre-toi à [91] Moi" (XVIII, 65). "C'est à ceux, toujours harmonieux, qui M'adorent d'une façon exclusive, que Je donne pleine sécurité" (IX, 22). "Lui, l'Esprit suprême, ô Pârtha, peut être atteint par une dévotion inébranlable à Lui seul" (VIII, 22). Tel est le Bhakti Mârga, où le Yoga approprié est celui du Renoncement. C'est une dévotion désintéressée et parfaite pour le Seigneur, centre unique de l'amour et du service, c'est l'espoir de l'union avec le Seigneur comme seul motif de tout ce qui est accompli. Dans le coeur d'un tel dévot, la sagesse surgit au cours du temps. "À ceux-là, toujours harmonieux, Me rendant hommage avec amour, J'accorde le Yoga du discernement, par lequel ils viennent en Moi" (X, 10). "L'homme qui est plein de foi… obtient la sagesse" (IV, 39).<br />Naturellement la sagesse doit venir où il y a une dévotion parfaite, car qu'est-ce qui masque la sagesse ? C'est le désir. L'homme est aveuglé dans sa pensée, confus, à cause des attractions et des répulsions dont il est entouré ; ses pensées sont colorées par le désir ; il voit toute chose à travers l'atmosphère colorée dont l'entoure le désir. Il croit que les choses sont bonnes quand il les désire, et il croit que les choses sont mauvaises quand elles le repoussent ; et c'est seulement quand toute cette coloration du désir a été détruite, que la claire lumière blanche de la sagesse du Soi peut briller librement pour l'homme, sans altération ni obscurcissement. En l'homme d'une dévotion parfaite la sagesse viendra inévitablement, et également une activité juste ; car que peut être sa volonté dans l'action, sinon la volonté du Seigneur qu'il aime ? Il s'unit lui-même en pensée avec l'Objet de sa dévotion ; tout ce qu'il fait ne l'est pas [92] par lui mais par son Seigneur à travers lui, et il n'est que le canal par où la puissance du Seigneur descend dans le monde de l'action ; il est constamment fixé dans la méditation, pensant dans son coeur uniquement à Lui, et à travers ce coeur, ouvert au Suprême, descendent des flots de bénédiction sur le monde des hommes, car le dévot est un canal pour son Seigneur. À un tel homme, toute autre chose devient indifférente ; il n'a plus besoin de penser à ce que les hommes appellent les devoirs : "Abandonnant tous les devoirs, prends refuge en Moi seul pour ta protection" (XVIII, 66). "Il va par le renoncement à la suprême perfection de la libération de toute obligation" (XVIII, 49). C'est là le message au dévot. Et il abandonne le devoir, parce que, par son coeur purifié de tout désir, son Seigneur à travers lui accomplit toute action qui est un devoir, et il n'y participe plus d'aucune façon ; il peut abandonner le devoir parce qu'il n'a aucun désir, et parce que la puissance du Seigneur s'écoule à travers lui comme dans un canal vers le monde. Tel est l'homme qui est un vrai dévot : "Celui dont le monde n'a rien à craindre, qui ne redoute pas le monde", qui est "pur, expert, sans passion, plein de sérénité", "accueillant de même la louange et le blâme, silencieux, pleinement satisfait de tout ce qui arrive" (XII, 15, 16, 19). Sur un homme qui reste égal dans le plaisir et dans la peine, ignorant le désir ou la répulsion, qui regarde toutes les qualités comme mouvantes, restant lui-même immobile, uni au coeur du Seigneur, sur un tel homme il est écrit : il est "le meilleur dans le Yoga" (XII, 2), "lui, Mon disciple tendrement dévoué, M'est cher" (XII, 16). [93]</p> CHAPITRE IV — DISCERNEMENT ET SACRIFICE 2019-06-24T15:46:56+00:00 2019-06-24T15:46:56+00:00 http://hierarchie.eu/commentaires-sur-la-bhagavad-gita-par-annie-besant-1905/1130-chapitre-iv-discernement-et-sacrifice Super User bon.christo@free.fr <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>CHAPITRE IV</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> —</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> DISCERNEMENT ET SACRIFICE</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Frères,<br />Nous avons aujourd'hui à nous occuper, bien que d'une manière imparfaite par suite du manque de temps, des deux autres formes de Yoga préliminaire, appartenant aux deux aspects de la conscience que j'ai laissés de côté hier. Vous vous rappellerez que, après avoir esquissé les aspects des sentiers de l'aller et du retour, j'ai pris comme sujet un sentier préliminaire spécial approprié à l'aspect Ichchhâ de la conscience, et nous avons vu que, dans cet aspect qui se manifeste dans le monde inférieur comme désir, le désir pour les objets est changé en désir pour le Suprême, ou dévotion, et celui-ci conduit l'homme à la perfection du Yoga.<br />Aujourd'hui nous avons à considérer les deux formes restantes de Yoga préliminaire, le Yoga du Discernement, relié à l'aspect de la conscience Jñânam, et le Yoga du Sacrifice, relié à l'aspect Kriyâ. Je dois vous demander, en suivant mon tracé hâtif de ces deux Yogas, de le prendre simplement comme un aperçu schématique, dans lequel les détails devront être disposés par votre étude personnelle [94] et par votre propre vie, car la première partie de notre sujet, le Yoga du Discernement, est, peut-être, spécialement difficile pour ceux qui n'ont pas étudié sérieusement la constitution et la nature de l'homme. Et pourtant, pour ceux en qui l'aspect de Jñânam, la faculté cognitive, ou la connaissance, ou la sagesse, est prédominant, c'est la forme qui conduit à l'ultime Yoga, à l'union avec le Suprême.<br />Or, pour ce qui touche à cet aspect, l'aspect de la Sagesse, il y a un grand danger qui assaille le prétendu Sage, car pour lui, plus que pour tous les autres peut-être, les sens sont les avenues du danger, et pourtant ces mêmes sens ont été jusque-là ses avenues de connaissance, et il doit s'efforcer de les contrôler étroitement avant qu'aucune caractéristique même du Yoga préliminaire ne puisse venir à sa portée. Et ainsi nous voyons Shrî Krishna déclarer, en ce qui concerne ce sentier pour l'homme qui aspire à la sagesse : "Ô fils de Kunti, les sens excités entrainent impétueusement même la raison du sage, malgré ses efforts. Les ayant tous vaincus, il doit s'assoir harmonisé, pour méditer sur Moi, son but suprême ; car, chez celui dont les sens sont maitrisés, l'intelligence est bien équilibrée" (II, 60, 61). Et afin de montrer que non seulement les sens en général, mais même un seul sens est une source de danger : "Pour ceux dont le mental cède à l'affolement des sens, toute compréhension s'enfuit, de même que la tempête pourchasse un navire sur les flots. C'est pourquoi, ô puissamment armé, celui dont les sens sont tous complètement détournés des objets des sens, celui-là a la compréhension bien équilibrée" (II, 67, 68). Le désir, [95] est-il dit, "a son siège dans les sens, le mental et la Raison… C'est pourquoi, ô le meilleur des Bhâratas, commence par maitriser les sens, et tue le péché, ce destructeur de la sagesse et de la connaissance" (III, 40, 41).<br />Le début du grand enseignement du Yoga du Discernement est la première note qui retentit dans la Bhagavad Gîtâ. "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer, et pourtant tu profères des paroles qui semblent sages" (II, 11). Et puis il est dit dans l'introduction à la pratique de la Gîtâ, qui est appelée Gîtâ Karâdinyâsa, que ces mots : "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer" sont le Bîjam de la Gîtâ. Vous connaissez la force de ce mot Bîjam, la Semence. Un bîjam est un son, un mot ou une sentence qui doit être prononcé en commençant un mantra, dans le but de produire un effet désiré. Il varie avec les individus, et les sons particuliers qui sont indiqués comme mantra-bîjam donnent au mantra sa force particulière, spéciale, de sorte qu'un mantra général devient spécialisé en lui donnant un certain bîjam, ou une semence. Dans ce bîjam est l'essence même de l'ensemble du mantra. Le fruit du mantra pousse et croît, pour l'individu, de ces sons-semences qui précèdent la répétition du mantra. Ces mots : "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer", sont considérés comme étant le bîjam du mantra de la Gîtâ. Ils sont son essence, ils révèlent son objet, ils lui donnent sa signification spéciale. L'ensemble de la Gîtâ est contenu en eux, comme la plante dans la semence. Ils sont aussi le commencement de l'enseignement du Yoga du Discernement. "Tu profères des paroles qui semblent sages", dit l'Instructeur, [96] car le raisonnement d'Arjuna a été un argument éminemment raisonnable, comme je vous l'indiquais l'autre jour. Son objection au meurtre de ses proches était parfaitement naturel ; son sentiment que la royauté était achetée trop cher par le massacre était un sentiment vraiment louable ; son refus de répandre des torrents de sang était une chose qui aurait reçu l'approbation de tout homme réfléchi et compatissant. Cependant l'Instructeur dit : "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer." Mais pourquoi ? "Les sages ne pleurent ni sur les vivants ni sur les morts." Mais alors pourquoi les sages ne pleurent-ils ni sur les vivants ni sur les morts ? La réponse à cela se trouve dans l'enseignement de la sagesse, le sentier du véritable Jñânî, l'enseignement qui est épars d'un bout à l'autre du discours du Seigneur de Sagesse. Il commence, souvenez-vous, par ces merveilleux Shlokas qui rapidement décrivent la raison de ne pas s'affliger qui va être expliquée dans la suite de l'enseignement de la Sagesse. Les morts n'ont pas à être pleurés parce qu'il n'existe rien qui ressemble à la mort. Tout ce qui est réel ne peut jamais cesser d'être, et ce qui peut perdre l'existence ne l'a jamais possédée en réalité (II, 16). "Cet Habitant du corps qui est en chacun est toujours invulnérable" (II, 30). Aucune arme ne peut le percer, aucun mal ne peut l'atteindre (II, 23, 24). Il ne nait pas, il ne meurt pas, il est ancien, constant, permanent, éternel (II, 20) et, le connaissant tel, "tu ne dois pas t'affliger" (II, 30). Voilà la première suggestion du grand enseignement qu'il faut suivre, qui doit devenir claire, définie, précise, de façon qu'Arjuna puisse comprendre la nature du monde et la nature de [97] l'homme dans le monde ; car sachant cela, le comprenant, fondé, établi dans la sagesse, pour lui l'affliction deviendra impossible, tandis qu'elle est le lot de l'ignorant et de l'insensé. Il sera établi dans le Soi et toute possibilité de doute aura disparu.<br />Voyons maintenant ce qu'est ce Yoga du Discernement, ce profond enseignement de la Sagesse qui doit élever l'élève, lorsqu'il devient le Sage, au-dessus de toutes les peines de ce monde.<br />C'est avant tout l'enseignement de la nature du monde, de la nature du Seigneur du Monde et des parties diverses de Sa nature que nous distinguons ici en supérieure et inférieure, le Seigneur Suprême et le Monde. Et il est destiné spécialement à ceux qui sont cités par Arjuna dans sa question sur le meilleur genre de Yoga : "De ces dévots qui, toujours harmonisés, T'adorent et de ceux aussi qui adorent l'Indestructible, le Non-Manifesté, lesquels sont le plus versés dans le Yoga ?" (XII, 1). Et le Seigneur répondit : "Ceux dont la pensée est fixée sur Moi, toujours équilibrés et M'adorant dans une foi parfaite, ceux-là, selon Moi, sont les plus avancés dans le Yoga. Ceux qui adorent l'Indestructible, l'Ineffable, le Non-Manifesté, l'Omniprésent et l'Inconcevable, l'Invariable, l'Immuable, l'Éternel, maitrisant et domptant leurs sens, considérant tout du même oeil, se réjouissant du bien de tous les êtres, ceux-là aussi viennent à Moi. La voie de ceux dont la pensée est fixée sur le Non-Manifesté est plus difficile ; car le sentier du Non-Manifesté est dur à parcourir pour celui qui est incarné" (XII, 2-5). Et nous trouvons qu'autre part II mentionne ceux dont la nature les pousse à fouler ce sentier plus dur, plus difficile, comme une des divisions parmi [98] "les justes qui M'adorent" (VII, 16). "De tous ceux-ci", dit le Seigneur de Sagesse, "le sage, constamment harmonisé, adorant l'Unique, est le plus parfait ; Je suis suprêmement cher au sage et il M'est cher aussi. Nobles sont-ils tous, mais Je tiens le sage comme étant en vérité Moi-même" (VII, 17, 18). Maintenant, si vous reliez ces deux passages, dans l'un desquels il est dit que ceux qui adorent pleins de foi sont les plus avancés dans le Yoga, et dont l'autre déclare que le sage est le plus parfait, car "Je le tiens comme étant en vérité Moi-même" vous pouvez penser qu'il est un peu difficile de deviner quel est réellement le meilleur des deux. La réponse à cette question est simple : c'est qu'une voie est meilleure ou plus mauvaise pour un homme selon son tempérament ; c'est que pour un homme comme Arjuna, plein d'émotion et de passion, la meilleure voie était celle de la dévotion ; mais, pour celui qui par tempérament est incliné vers la sagesse, pour lui la voie de la Sagesse est la meilleure. Tout comme le dévot atteint l'union avec le Seigneur, de même le Sage qui est "en vérité Moi-même" viendra à Lui par la connaissance ; car le Seigneur est Sagesse et Émotion et Action, et chacune est la meilleure dans sa position, et chacune offre une route, une pour chacun des trois tempéraments qui partagent les hommes. Chacune est la meilleure pour celui qui lui appartient naturellement, "car, de quelque côté que les hommes entrent sur le sentier, c'est aussi Mon sentier" (IV, 11).<br />Écoutons le Seigneur enseignant la voie de la sagesse, et comprenons que la connaissance est la base de la conduite droite.<br />Tout d'abord, Il expose Sa propre constitution, [99] et Il nous dit qu'elle est triple – l'Esprit Suprême revêtu de l'Esprit et de la Matière, le Soi sous les apparences de la Nature qui est dualité. L'enseignement de cette triple constitution est dispersé dans de nombreux passages, et chacun ajoute quelque chose à notre connaissance, comme nous pouvons le constater quand nous les rapprochons les uns des autres. En résumant ces passages, je les prends dans des parties largement différentes de la Gîtâ, afin de les réunir dans un tout cohérent et intelligible. Sa nature inférieure, l'Aparâ Prakriti, est : "La terre, l'eau, le feu, l'air, l'éther, l'intellect et la raison aussi, et l'égotisme – telle est la division octuple de Ma nature. C'est Ma nature inférieure" (VII, 4, 5), l'Aparâ Prakriti. Gardez cette idée clairement à l'esprit, distincte de toute autre pour le moment ; la nature inférieure du Seigneur, la Prakriti inférieure, renferme l'ensemble de la nature manifestée visible, phénoménale ; elle fait entièrement partie de Lui ; toute la manifestation de l'univers physique, toute la manifestation de l'univers subtil, tous les phénomènes, toutes les apparences qui sur chaque plan de la nature forment les êtres du plan, forment les objets extérieurs du plan, tout cela est résumé dans une vaste généralisation : "C'est Sa nature inférieure". Rappelez-vous toujours que, bien que ce soit la nature inférieure, tous sont cependant une partie du Seigneur. Ils ne doivent pas être séparés de Lui, comme s'ils étaient indépendants, ou comme s'ils étaient contraires. Ils font partie de Sa nature, ils sont Sa nature inférieure, et la "connaissance de… Ma nature Périssable" (VIII, 4) est l'Adhibhûta, connaissance concernant les éléments, qui entrent dans la construction des formes. Une autre note [100] qui parait maintes fois dans la Gîtâ en rapport avec cette nature inférieure, est le mot "manifesté". Partout où l'on parle du manifesté nous avons affaire à la nature inférieure du Seigneur, l'Aparâ Prakriti. Avant d'aller plus loin dans son étude, voyons quelle est la seconde division de Sa nature, la Parâ Prakriti, appelée quelquefois Daivaprakriti, celle qu'Il décrit en continuant dans ce Shloka déjà lu en partie : "Connais Mon autre nature, la nature supérieure, l'élément-vie, ô puissamment armé, par quoi l'univers est soutenu" (VII, 5). Cette Parâ Prakriti, cette nature supérieure, cet élément-vie, le Jîvabhûta, le Purusha du Sâmkhya, est en contraste avec les autres éléments. Celui-ci est la nature supérieure du Seigneur. La connaissance de ceci, la science de l'énergie qui donne la vie, du côté vie de la nature, est l'Adhidaiva, la connaissance des Êtres Radieux, qui sont les canaux de vie, les canaux de Sa vie, appelés, dans la science moderne, les énergies de la nature. Ainsi nous avons deux grandes sciences à étudier sur le sentier de la connaissance, l'une qui s'occupe de Sa "nature périssable", et l'autre de Son "énergie donnant la vie". La première est le manifesté, la seconde est appelée le non-manifesté ; mais c'est le non-manifesté inférieur (voyez : VIII, 20 ; XV, 17) – point d'une immense importance, car, si on le perd de vue, tout l'enseignement devient confus. C'est véritablement la vie pénétrant toute chose, et elle soutient l'univers. "Tout ce monde est pénétré de Moi en Mon aspect non manifesté" (IX, 4) ; il est non-manifesté, caché derrière le voile de la matière, mais c'est encore la partie inférieure du non-manifesté, et ce n'est pas la division supérieure de Sa nature. [101]<br />Nous le trouvons encore déclarant qu' "il y a deux Énergies en ce monde, la force destructible et l'indestructible ; la destructible est tous les êtres, ce qui ne change pas est nommé l'indestructible" (XV, 16). Une fois de plus nous avons deux mots significatifs que nous devons garder présents à l'esprit : l'inférieur, le destructible, le manifesté, c'est ce que nous appelons le phénoménal ; et le supérieur, l'indestructible, le non-manifesté, c'est ce que nous appelons la vie qui pénètre toute la nature. Il parle encore d'eux comme "Matière et Esprit" (XIII, 20) ; la Matière est l'inférieur, l'Esprit le supérieur ; mais "sache que la Matière et l'Esprit sont tous deux sans commencement" (XIII, 20) ; car tous deux, étant de la nature du Seigneur, formant les divisions inférieure et supérieure de Sa nature, partagent le caractère spécifique d'être sans fin et sans commencement qui est celui du Seigneur ; tous deux doivent être considérés comme "sans commencement".<br />Ce sont eux qui, en toute vérité, forment ce que nous appelons "la Nature". Les deux réunis, les deux "énergies" (de XV, 16), ces deux, pris ensemble, sont la Nature. Et ils se révèlent comme parcourant constamment le cycle de la vie : le manifesté, l'inférieur, passe dans le non-manifesté, le supérieur, et le non-manifesté, le supérieur, répand de nouveau le manifesté, l'inférieur, au commencement d'un nouveau Kalpa, un nouvel âge du monde ; vous avez devant vous cette grande roue tournante de la vie, le manifesté, issu du non-manifesté, et retournant de nouveau dans le non-manifesté. Au commencement de la période mondiale le manifesté apparait. À la fin de la période mondiale le manifesté disparait dans le non-manifesté 2. [102] "Tous les êtres, ô Kaunteya, entrent dans ma nature inférieure à la fin d'un Kalpa ; au début d'un Kalpa, je les émane de nouveau. Caché dans la Nature, qui est Ma propre nature, J'émane encore et encore toute cette multitude d'êtres impuissants, par la force de la Nature" (IX, 7, 8). Je m'arrête à cela un moment, parce que les mots – si vous oubliez certains autres Shlokas de la Gîtâ qui les expliquent – peuvent vous troubler dans votre étude personnelle. Remarquez la phrase "entrent dans ma nature inférieure" ; et vous direz immédiatement que les mots "nature inférieure" doivent signifier Aparâ Prakriti. Mais quand le Seigneur Se met Lui-même en contraste avec la Nature, alors les deux divisions, jusqu'ici nommées inférieure et supérieure, l'une par rapport à l'autre, deviennent l'une et l'autre inférieures, relativement à Lui. Ceci est posé encore plus clairement dans un autre Shloka auquel je vais maintenant me référer, afin que tout malentendu, qui peut-être resterait caché, puisse être chassé. Il avait déjà expliqué cela, avant de prononcer cet exposé que je viens de lire, car Il avait dit dans le précédent entretien : "A la venue du [103] jour, tout ce qui est manifesté nait du non-manifesté ; à la tombée de la nuit, le manifesté se dissout en Cela même qui est appelé le non-manifesté. Cette multitude d'êtres, qui apparaissent régulièrement, disparaissent à la tombée de la nuit ; selon la loi, ô Pârtha, ils reparaissent au lever du jour. Il existe donc, en vérité, supérieur à ce non-manifesté, un autre non-manifesté, éternel, qui n'est pas détruit quand tous les êtres sont détruits. Ce non-manifesté est nommé "l'Indestructible". Il s'appelle le Sentier supérieur, la "Voie suprême". Ceux qui L'atteignent ne reviennent plus" (VIII, 18-21). De même encore, après les paroles : "En ce monde il est deux Énergies (Purushas), la destructible est tous les êtres ; ce qui ne change pas est nommé l'indestructible", nous lisons : "l'Énergie suprême est en vérité une autre Force, affirmée comme le Soi suprême, Celui qui, pénétrant tout, soutient les trois mondes, le Seigneur indestructible. Puisque Je dépasse le destructible, et que Je suis aussi plus parfait que l'indestructible, en ce monde et dans le Veda Je suis proclamé l'Esprit Suprême" (XV, 16-18). De nouveau Il dit : "Sous Ma direction, la Nature produit ce qui se meut et ce qui ne se meut pas ; c'est à cause de cela, ô Kaunteya, que l'univers parcourt les cycles" (IX, 10).</p> <p style="text-align: center;"><em>2 Les plus récentes recherches de la Science sur la nature de l'atome projettent une vive lumière sur ce tableau des univers apparaissant et disparaissant. L'atome, nous dit-on, est probablement un "noeud" ou une "tension" clans l'éther, et les atomes peuvent apparaitre quand l'éther est soumis à une tension, et disparaitre quand la tension est relâchée. Supposez que l'éther, l'éther véritable, est "l'élément-vie" ; supposez que les atomes sont la "nature inférieure" ; alors, par la tension, causée par la volonté du Seigneur, de la vie-élément sortirait la nature inférieure, de l'éther sortiraient les atomes, et quand la volonté se relâcherait, la nature inférieure retournerait dans l'élément-vie, et les atomes dans l'éther.</em></p> <p style="text-align: center;">Et encore : "Directeur et ordonnateur, soutien et possesseur, Seigneur souverain, et aussi le Soi Suprême ; tels sont les titres donnés dans ce corps à l'Esprit suprême" (XIII, 23). Une autre explication est donnée dans le treizième chapitre, qui traite du Champ et du Connaisseur du Champ. Le Champ est la Nature, et lorsqu'est donnée la description du Champ, nous trouvons que la Matière [104] et l'Esprit y entrent tous deux, car tous deux constituent le Champ ; le Connaisseur du Champ est le Seigneur. Le Champ est décrit comme : "Les grands Éléments, l'Individualité, la Raison et aussi le non-manifesté" – c'est-à-dire le non-manifesté dans lequel s'en va tout le manifesté à la fin d'une période mondiale, et d'où il vient au commencement – "les dix sens et l'un, et les cinq pâturages des sens ; désir, aversion, plaisir, douleur, combinaison [le corps], intelligence, fermeté, voilà le bref résumé de ce qui constitue le Champ et ses modifications" (XIII, 6, 7). Le Champ est la Nature, et la supérieure et l'inférieure sont le corps du Seigneur. Et Lui, le Grand Seigneur, le Soi Suprême, dans ce corps de l'Univers, reçoit le titre d'Esprit Suprême (XIII, 23). Il est le Connaisseur, non le Connu, Lui et Lui seul est l'Objet de la Sagesse. Puis il est écrit de ce Suprême qu'Il est à jamais non-manifesté : "ceux qui sont dénués de Raison pensent à Moi, le non-manifesté, comme étant une manifestation, car ils ne connaissent pas Ma nature suprême, impérissable, parfaite" (VII, 24).<br />Quand, poursuivant cette pensée, nous nous y arrêtons, en gardant tous ces passages présents à l'esprit, l'idée apparait claire et définitive, et nous voyons la grande Triplicité : Celui qui est appelé "l'autre non-manifesté", "véritablement autre" ; Celui qui est appelé "surveillant, directeur" ; Celui qui est appelé "le Soi suprême", "l'Esprit suprême", Purushottama, qui gouverne tout, revêtu d'une double nature composée de Matière et d'Esprit, Prakriti et Purusha ; ceux-ci, pris ensemble constituent la Nature ; et le Seigneur de la Nature est plus grand que la Nature. La Matière et l'Esprit [105] forment la roue de la vie, mais le Seigneur siège au-dessus de la roue, invariable ; le jeu de la Matière et de l'Esprit, Aparâ et Parâ Prakritis, continue ; les changements reviennent continuellement de l'apparition de l'un après l'autre, et de sa disparition, de nouveau, dans cet autre ; derrière eux se tient le Seigneur invariable, et l'ensemble de ces deux est Sa mâyâ, que ceux qui sont dans l'illusion sont incapables de transpercer, par laquelle les ignorants sont aveuglés, de sorte qu'ils ne peuvent voir, à travers ces deux, le Seigneur qui se trouve au-delà (VII, 25, 27). Donc, pensez à cette première paire d'opposés, Matière et Esprit, comme au voile du Seigneur Lui-même. Pensez à Lui, l'invariable, comme à jamais derrière ce couple, comme le Surveillant, le Seigneur de la Nature, le Seigneur de Mâyâ, cet univers n'étant que le voile de Sa gloire ineffable, alors que Lui, qui se tient derrière, est l'Indestructible, l'Ineffable, l'Invariable, l'Éternel, le Suprême. Voilà ce qui nous est exposé dans l'enseignement de la Bhagavad Gîtâ, pour ce qui concerne la relation du Seigneur avec Son monde. "Ayant, avec un fragment de Moi-même, fondé tout cet univers, Je demeure" (X, 42).<br />Avant de faire le pas suivant, arrêtons-nous un moment, pour rechercher comment tout cet enseignement peut nous aider dans notre réalisation de l'unité. Car nous nous trouvons en face d'une triplicité et non d'une unité ; nous voyons le Seigneur Suprême et Sa nature, non manifestée et manifestée. Comment ceci peut-il nous apprendre à ne nous affliger ni pour les vivants, ni pour les morts ? Comment ceci peut-il nous encourager pour ce qui touche à notre propre nature, dans laquelle nous [106] voyons à la fois la Matière et l'Esprit, si l'on nous dit que tous deux paraissent et disparaissent ? Étant Purushottama, le Suprême, Il est en vérité un Autre, le plus haut, l'éternel, et Il est le Soi le plus intime de l'homme. Pensiez-vous que vous étiez seulement des parties de la Nature ? Pensiez-vous qu'il n'y avait en vous que cette double Prakriti, la supérieure et l'inférieure ? Vous imaginiez-vous qu'il n'y avait en vous que la manifestation de la Nature, et non l'essence même du Seigneur ? Que non ! Le Seigneur Lui-même demeure dans vos corps comme dans le corps de l'univers, l'Indestructible, le Suprême ; Purushottama Lui-même est enrobé dans les corps des hommes. Vous n'êtes pas simplement la Nature dont Il parle. Vous n'êtes pas simplement la Parâ et l'Aparâ Prakritis. Elles sont vos corps comme elles sont Son corps, et vous faites partie du Suprême Lui-même, de Lui-même en vérité, "une parcelle de Mon propre Soi" (XV, 7) comme Il le déclare. "Une parcelle de Mon propre Soi, transformée dans le monde de la vie en un Esprit immortel" tels êtes-vous. Il n'est donc pas si loin. Il n'est éloigné d'aucun de nous. Non-manifesté, Il peut l'être en ce qui concerne les Parâ et Aparâ Prakritis, mais Il ne peut être non-manifesté à Lui-même. En réalité, Il n'est pas caché hors de nous, parce qu'il ne peut se cacher de Lui-même, et le fait de penser qu'Il peut nous être caché, à nous qui sommes Lui-même, est la plus subtile mâyâ de toutes les mâyâs, est illusion pure. Il est notre plus intime Soi, et le coeur même de notre être. S'il est une chose que l'homme puisse connaitre, c'est surement son propre Soi intime, ce qui demeure caché par l'Esprit aussi bien que par la [107] Matière, ce qui est lui-même – ceci, un homme peut surement le connaitre.<br />C'est pourquoi la sagesse consiste à réaliser que le Soi Suprême "réside également dans tous les êtres" et que "celui, qui voit ainsi, celui-là voit" (XIII, 28) ; le Seigneur est dans le coeur de chaque homme, et le Seigneur est au plus intime de la nature de chacun.<br />Soudainement, par une grande illumination, nous nous trouvons soulevés au-dessus de la Nature, et dans le Suprême, qui est le Seigneur de la Nature. Nous partageons Son intime nature, Il est notre Soi intime. Quelle raison y aurait-il alors d'avoir peur, de s'affliger, d'être déçu, pour ceux qui ont connu l'Unité ? C'est là la Sagesse. Connaitre le Connaisseur, et savoir que le Connaisseur est nous-mêmes. Voilà la grande leçon de la<br />Sagesse de la Gîtâ. Il dit, et répète à maintes reprises, que nous ne pouvons pas sentir que l'Un est loin de nous. "La semence éternelle de tous les êtres" (VII, 10), "la vie dans tous les êtres" (VII, 9), c'est ainsi qu'il S'appelle Lui-même. Il n'y a pas d'hésitation, pas de doute, pas de découpage ni de recul possibles devant cette vérité dernière. Lui et Lui seul est la vie en toute chose ; par Lui toute chose vit. Si les hommes se haïssent les uns les autres, "ils Me haïssent dans les corps des autres et dans leurs propres corps" (XVI, 18) ; si les hommes tourmentent les corps, ils Me tourmentent "Moi aussi, qui réside dans le corps intérieur" (XVII, 6). Rien ne peut échapper à la plénitude de cette glorieuse vérité.<br />Pourtant il reste toujours caché à tous les yeux qui ne peuvent percer complètement la Nature. Il déclare : "Enveloppé de l'illusion que Je produis [108] par Mon pouvoir, Je ne suis pas découvert par tous" (VII, 25), c'est ma Yoga-mâyâ. Comment se fait-il que l'Unique peut être vu dans toutes les variétés des formes ? D'où naissent-elles, ces combinaisons et ces permutations sans fin, masquant l'unité du Soi ? Elles sont toutes guna-mayi, faites des gunas, consistant dans les gunas, les trois qualités de la matière, de la nature inférieure, qui, se combinant continuellement dans des variétés infinies, trompent l'observation extérieure ; ainsi déclare-t-il d'elles : "Tout ce monde, trompé par ces natures différentes formées par les trois qualités, ne Me connait pas, au-dessus d'elles, impérissable. Cette divine illusion qui est Mienne, causée par les qualités, est difficile à pénétrer ; ceux qui viennent à Moi la surmontent" (VII, 13, 14). Nul n'est exempt de l'influence des qualités : "Il n'est pas une entité, soit sur terre, soit encore au ciel parmi les Êtres Radieux, qui soit libérée de ces trois qualités nées de la Matière" (XVIII, 40). Cependant le sage doit les transpercer pour atteindre le Seigneur. Et toutes les natures viennent de Lui : "Les natures, qui sont harmonieuses, actives, ou paresseuses, sache qu'elles viennent toutes de Moi" (VII, 12). Comme je l'ai déjà dit, elles sont toutes dans le corps du Seigneur, elles font partie de Lui-même. Pénétrer le Connu pour connaitre le Connaisseur, cela, seul, est la Sagesse.<br />Analysons cette illusion. Il y a d'abord la paire primitive d'opposés, attraction et répulsion, l'attraction, de la nature de l'Esprit, et la répulsion, de la nature de la Matière. L'attraction est l'effet de la vie une, indivisible et non-manifestée, cachée dans les formes innombrables, et elle tend à unifier. La matière, dont l'essence est multiplicité, cherche [109] toujours fortement à se diviser, à devenir de plus en plus variée, d'une façon continue. Et le multiple va continuellement en se divisant et se subdivisant de plus en plus, de telle sorte que les subdivisions deviennent de plus en plus menues, et qu'on arrive ainsi à l'infinie variété d'un univers. Dans cette variété infinie est réfléchi le Seigneur indivisible. À cause des subdivisions et des limitations mutuelles des formes matérielles, vous devez nécessairement trouver une variété infinie. Autrement, comment l'infini pourrait-il être réfléchi, dans une acception quelconque exactement véridique ? Aucun fragment de cette matière constamment divisée ne peut réfléchir le tout complet. La Beauté infinie doit se réfléchir dans une infinité de beaux objets. La mer, le ciel, la campagne, la montagne, le désert, la plaine, et la ville populeuse, tout cela, et tous les éléments variés qui le composent, réfléchissent les rayons de l'unique soleil, la Beauté ; et dans leur multitude, leur totalité, se trouve leur perfection, car c'est de cette manière seule qu'ils peuvent réfléchir l'Unique dont ils proviennent. Il en est de même pour tout le reste dans le monde ; c'est dans la totalité de ce qui est subdivisé que vous pouvez voir réfléchi l'Indivisible, l'Unique. Puisque la Matière va ainsi en se divisant continuellement, il est facile de voir pourquoi elle est arrivée à prendre le caractère de ce qui s'oppose à la libération de l'Esprit, qui est unité. Nous comprenons pourquoi, dans la première paire d'opposés, la Matière et l'Esprit, la Matière devient en apparence l'ennemi, l'adversaire, à certains stades de l'évolution humaine. Tant que l'Esprit chemine au-dehors avec la Matière et que la Matière se divise elle-même indéfiniment, [110] se prêtant ainsi au pouvoir constructeur de l'Esprit, la Matière est et reste très bonne et est une amie. L'élément répulsif, qui est de l'essence même de la Matière, et qui accomplit les subdivisions nécessaires, est la qualité indispensable au développement de l'Esprit et, par suite, est bon. Mais quand l'Unité doit devenir le but afin d'être réalisée, quand l'univers a parcouru la moitié de sa course et qu'il s'engage dans la seconde moitié qui doit conduire à la réintégration dans l'Unité, au lieu de la différenciation menant à l'hétérogénéité, alors le principe de division apparait comme l'ennemi, alors les forces de répulsion deviennent des adversaires, alors c'est ce qui était bon qui devient mauvais. Tout ce qui porte en soi le principe de séparation devient mauvais, parce que le temps de la séparation est révolu et que le temps de travailler vers l'unité est venu. Et c'est ainsi que, par rapport à cette paire d'opposés préliminaires, Matière et Esprit, répulsion et attraction, qui, étant du Seigneur, sont tous deux infiniment bons, c'est ainsi que dans le courant de l'évolution se produit un changement, et la répulsion devient mauvaise, une source de tourment, parce qu'elle est dirigée contre le nouveau courant modifié de la Volonté divine. De cette première paire d'opposés naissent deux lignes d'émotion, celle de l'amour, tendant à unifier, et celle de la haine, tendant à séparer ; ce sont "les paires d'opposés nées du désir et de la répulsion" (VII, 27), la double racine d'où naissent toutes les autres paires. Ceci nous donne une science de la morale, et en regardant ainsi le monde nous comprenons ce que sont le Bien et le Mal, et quand et pourquoi le Bien est le Bien et le Mal est le [111] Mal. Cela nous est donné par le Seigneur de Sagesse dans le seizième chapitre de la Gîtâ, où, au moyen de cette première paire d'opposés, d'où sont développées, comme il vient d'être dit, toutes les autres paires, nous trouvons que deux sortes de qualités morales sont données, l'une appelée divine parce qu'elle appartient à la Daivaprakriti, et l'autre appelée démoniaque parce qu'elle appartient au côté Matière de la Nature, les Bhûta ou éléments. Celles-ci deviennent opposées, au cours de l'évolution dans le monde des hommes, comme divine et démoniaque, et il ne peut y avoir là aucun conflit réel puisqu'elles sont l'une et l'autre le corps de l'Unique ; mais elles se trouvent opposées dès le moment où l'humanité doit s'élever jusqu'à l'unité de conscience. Tout ce qui tend à diviser, tout ce qui vient de la haine, tout ce qui veut séparer prend l'aspect du mal pour l'homme qui se développe. Il doit triompher de cela, il doit résister à cela, car il doit s'élever au-dessus, et par suite il doit s'identifier lui-même avec le divin, et lutter contre l'instinct de séparativité qui est né du passé, Tel est le grand Yoga de la Sagesse, fruit d'une réelle compréhension de la nature du Champ, de la nature du Connaisseur du Champ et de leur relation réciproque (XIII, 2). Et c'est pour cela qu'il est dit que les sages adorent "l'Unique et le Multiple Omniprésent" (IX, 15), car ils savent que le multiple n'est que l'Unique déguisé, que le multiple n'est que l'Unique en manifestation. Là où cette sagesse a été acquise, là la libération est proche : "Je veux encore une fois proclamer cette suprême Sagesse, la meilleure de toutes les sagesses, que tous les Sages ont connue, et par laquelle ils se sont élevés à la suprême Perfection" [112] (XIV, 1) ; à ce sujet il est écrit : "Meilleur que le sacrifice de tous les objets est le sacrifice de la sagesse, ô Parantapa. Toutes les actions dans leur intégralité, ô Pârthâ, culminent dans la sagesse" (IV, 33). Cette sagesse consume toutes les actions "de même que le feu dévorant réduit le combustible en cendres" (IV, 37) ; c'est le suprême purificateur : "en vérité, en ce monde, rien ne purifie comme la Sagesse" (IV, 38). Maintenant vous pouvez voir pourquoi le Jñânî ne s'afflige pas. Pourquoi s'affligerait-il dans tous ces jeux de mâyâ ? Dans toute cette nature changeante pourquoi s'affligerait-il, lui qui réalise son unité avec le Soi invariable ? C'est pourquoi il est écrit, comme semence de tout le commentaire : "Le sage ne pleure ni sur les vivants ni sur les morts." Il est facile aussi de voir pourquoi il est écrit que les Sages regardent impartialement, d'un oeil égal, toutes choses : "Les Sages regardent avec la même sérénité un Brâhmane paré de savoir et d'humilité, une vache, un éléphant, et même un chien et un hors-caste" (V, 18). Les sages regardent tout impartialement, ils ne voient pas de différence, parce qu'ils voient le Soi résidant également en tous, autant dans le hors-caste que dans le Brâhmane, autant dans le chien que dans la vache ; ils voient le Soi en tous ; et ceux qui voient ainsi, et ceux-là seuls, sont sages. Tous les autres sont trompés par les apparences extérieures ; tous les autres sont sous la domination de mâyâ. Ceux qui ont surpassé mâyâ ne voient aucune différence, car tous sont les corps du Seigneur. Un tel homme a atteint "l'état de sagesse suprême" (XVIII, 50), et "en devenant Brahman, serein dans le Soi, il ne s'afflige pas et il ne désire pas : le même envers tous les êtres, [113] il obtient la dévotion suprême pour Moi. Par la dévotion il Me connait dans Mon essence, il sait qui Je suis et ce que Je suis ; ayant ainsi appris à Me connaitre en vérité il entre aussitôt dans le Suprême" (XVIII, 54, 55). "En eux la sagesse, brillante comme le soleil, révèle le Suprême… ils vont là d'où l'on ne revient pas, leurs péchés ont été chassés par la sagesse" (V, 16, 17).<br />Il y a une troisième forme de Yoga préliminaire, qui s'ajoute à celui de la dévotion et à celui du discernement. C'est Karma Yoga, le Yoga de l'Action. Mais quelle action ? L'action qui est sacrifice ; et ainsi il peut être justement appelé le Yoga du Sacrifice. Et puis ce Yoga préliminaire de l'action, ou du sacrifice, est quelquefois appelé simplement "Yoga par l'action, des Yogîs" (III, 3), sans aucun préfixe et cela pour les raisons que je vous ai données dans la précédente conférence, en parlant de l'activité et du parfait Yogî ; car ce Yoga reproduit dans le monde un grand nombre des caractéristiques qui appartiennent à l'activité finale du parfait Yogî ; par suite, le Yoga par la connaissance et le Yoga par l'action sont dits former le double sentier. Or, sur ce sentier du Yoga par l'action il y a de nombreuses et très sérieuses difficultés ; et la principale d'entre elles est la compréhension de l'action même. "Qu'est l'action ? Qu'est l'inaction ? Même les sages en sont troublés. C'est pourquoi je vais te déclarer ce qu'est l'action ; en le sachant, tu seras libéré du mal. Il est nécessaire de distinguer ce qu'est l'action, de distinguer l'action injuste ainsi que l'inaction ; mystérieux est le sentier de l'action. Celui qui peut voir<br />l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction, celui-là est sage parmi les hommes, il est équilibré [114] alors même qu'il accomplit toute action" (IV, 16-18). Voici les difficultés initiales qui vont entourer le Kartâ ; il lui faut découvrir ce qui doit être fait et ce qui doit être évité, discerner l'action droite de l'action erronée, l'activité juste de l'activité fausse ; et la première chose dont il doit se souvenir est : "C'est l'action seule qui te concerne, jamais ses fruits" (II, 47). Les fruits appartiennent au Seigneur qui dirige ; le résultat revient au Seigneur, lorsque l'action est faite comme sacrifice, car l'homme n'a rien à faire avec un sacrifice, en dehors de son accomplissement, et ce qui est le fruit du sacrifice est recueilli par les puissances supérieures et employé aux fins nécessaires. Et ainsi "c'est l'action seule qui te concerne". Réalisant cela, un homme doit "accomplir l'action juste" (III, 8) ; "constamment accomplir l'action qui est le devoir" (III, 19). Qu'est le devoir ? Qu'est l'action juste ? Telles sont les questions auxquelles il nous faut répondre, si nous voulons fouler surement le sentier de l'action, et ne pas être continuellement liés par nos activités, en recherchant inconsciemment le fruit. Le Seigneur nous dit très exactement ce qu'est l'action droite. C'est "agir en harmonie avec Moi" (III, 26). Vous devez discerner la Volonté divine dans l'évolution avant de pouvoir accomplir l'action droite ; mais, tout en cherchant continuellement une vision plus nette, vous pouvez suivre quelques règles préliminaires. Accomplissez les devoirs qui se présentent à vous et vous sont imposés par le karma, individuel, familial, social, national, car ils sont placés devant vous par le Seigneur. Celui qui agit correctement ne s'élance pas de tous côtés à la recherche des activités ; il choisit l'activité qui se présente [115] naturellement sur son chemin, et s'efforce de l'accomplir parfaitement, en se rappelant qu'en toute fonction qu'il remplit il est le Seigneur en action et n'est pas vraiment l'auteur de l'action (III, 27). Dans cet effort de compréhension, la sagesse se développe, car dans la tentative de discernement entre l'action droite et l'action erronée – qui est, souvent, le devoir ou l'action de quelqu'un d'autre, dont l'accomplissement est toujours un danger pour nous (III, 35) – l'effort développe la faculté. L'effort, par lui-même, élèvera celui qui agit dans les régions de la vision sure, affermira sa pensée et le guidera vers la Sagesse.<br />Une autre règle simple est celle des activités qui se présentent sur votre route, et sont utiles, parce que c'est un devoir qui est à votre portée ; celui qui agit correctement mesure sa propre force, et ne fait rien qui la dépasse ni rien qui ne l'emploie pas pleinement. Mais supposez que beaucoup de choses utiles se présentent à vous et soient dans vos capacités, mais que par leur nombre elles dépassent vos possibilités d'accomplissement ; elles peuvent paraitre réclamer votre intervention, se présenter comme des devoirs, mais vous n'avez ni la force ni le temps de les faire toutes ? Alors, la reconnaissance du fait que vous êtes limités par le temps aussi bien que par votre capacité vous désigne la sphère de votre devoir. C'est le nombre de toutes celles que vous pouvez faire selon votre capacité et selon le temps dont vous disposez, qui détermine votre devoir. Mais si, essayant de faire plus que vous ne pouvez faire parfaitement, vous cherchez à faire un nombre de choses que vous n'avez pas le temps de terminer, vous allez au-delà de l'action droite ; vous trouvez que votre temps [116] est limité et les "devoirs" vous semblent illimités ; et vous devez alors réaliser que ce que vous n'avez pas le temps de faire n'est pas votre devoir, mais le devoir d'un autre, et, encore une fois, que "le dharma d'un autre est plein de danger". Celui qui agit glisse dans le danger s'il essaye de faire plus que le temps et sa capacité ne lui permettent de faire. Vous pouvez dire : "Il y a tant à faire, tant de choses qui réclament mon intervention et mon temps, tant d'actions qui doivent être accomplies, et tant de choses à faire." C'est parfaitement vrai. Mais vous n'êtes pas la seule personne qui puisse faire tout cela. Vous n'êtes pas l'individualité solitaire, douée de tous les pouvoirs, de toutes les capacités, et maitre du temps, telle que le monde entier dépende de votre activité, et que rien ne puisse se faire sans que vous y mettiez votre propre petite main. C'est une erreur que beaucoup d'entre nous commettent et qui doit être évitée quand on foule le sentier de l'action. Ce que nous n'avons pas le temps de faire n'est pas notre devoir, et si nous le faisons, nous empêchons un autre de faire son devoir et le forçons au désoeuvrement. Le résultat de ce défaut de compréhension de ce qu'est le devoir, c'est qu'un homme est toujours effroyablement pressé et laisse la moitié de ses travaux inachevés parce qu'il n'a pas le temps de les terminer, et qu'un autre homme se repose, oisif, les mains vides, sans rien faire, parce que l'autre a tout pris avidement pour lui. Cela n'est pas "l'action qui est le devoir", car le Seigneur est le Temps, autant que tout le reste, et les limitations du temps sont les limitations placées en chacun de nous par le Seigneur. Si vous n'avez pas le temps de faire une chose dont la nécessité [117] s'impose, soyez surs que le Seigneur trouvera, pour Lui-même, d'autres exécuteurs et d'autres mains, car Il a des mains partout (XIII, 14) et non pas seulement reliées à un corps unique. Telle est la grande leçon pour les gens actifs, parce que les actifs sont souvent la cause de l'inaction des autres, de l'oisiveté, de la paresse, et<br />de toutes les dispositions qui entravent l'homme dans sa progression. Une activité outrée n'est pas le sentier de l'action, c'est le sentier du monde. Leçon difficile, je le sais, pour un homme actif, parce qu'une partie de son activité est un sentiment de capacité ; il est capable de faire les choses et il oublie souvent de mesurer le temps aussi bien que ses forces. Mais temps et force sont tous deux du Seigneur, et tous deux doivent être pris en considération. Et je sais que cela est vrai d'après ma propre expérience, car bien des choses se pressent autour de moi, me criant : "Faites-moi, occupez-vous de moi" ; et il y en a beaucoup plus que je ne pourrais en faire, mais j'avais l'habitude d'essayer de les faire toutes, et j'échouais, et je n'avais jamais le sentiment d'avoir accompli une seule chose parfaitement bien. Alors j'ai compris que le Seigneur pouvait très bien se passer de moi, et ne dépendait pas d'un corps particulier dans lequel, après tout, il était l'Acteur et non pas moi, et qu'Il avait de nombreux corps dans lesquels Il pouvait agir. Ensuite j'ai réalisé que faire ce que je pouvais faire bien, et laisser le reste de côté, était le sentier de la sagesse dans l'action. Et j'ai toujours constaté que, lorsque ce qui, par suite du manque de temps, n'est pas de notre devoir est laissé de côté sans y toucher, d'autres se présentent aussitôt, qui s'en chargent, et ainsi l'ensemble [118] du travail est mieux fait, quand une seule personne n'essaie pas de l'accaparer.<br />Comment un homme actif apprendra-t-il cette leçon ? Il l'apprend au moyen de cette grande vérité : "Je ne suis pas celui qui agit." "Le soi, trompé par l'égoïsme, pense : "C'est moi qui agis" (III, 27). Il n'en est pas ainsi. L'homme sage dit : "Je ne fais rien", doit penser celui qui est harmonisé, qui connait l'essence des choses ; en voyant, en entendant, en touchant, en sentant, en mangeant, en se mouvant, en dormant, en respirant, en parlant, en donnant, en saisissant, en ouvrant et en fermant les yeux, il affirme : "Les sens se meuvent au milieu des objets des sens"" (V, 8, 9). "Je ne fais rien." Voilà ce que veut dire l'inaction dans l'action (IV, 18). Comme son Seigneur il se tient au-dessus des qualités et laisse agir les qualités. Il surveille le travail, et lorsqu'il réalise : "Je n'agis en rien", alors toute l'activité opère correctement à travers lui, et toutes choses avancent sans heurt sur la route qui leur est fixée. La grande leçon pour celui qui exécute l'action est : "Je ne suis pas celui qui agit." Et cela, l'homme doit le répéter pendant qu'il accomplit les actions. Il n'y a qu'un seul Auteur, le Seigneur Suprême, et l'être humain qui agit n'est qu'une de Ses mains, une main mise dans le monde des hommes pour accomplir un certain travail séparé ; ce n'est pas l'affaire de la main de se demander comment tout le travail qui attend partout sera fait, elle n'a à s'occuper que du meilleur moyen de mener à bien la tâche particulière qu'elle a à accomplir. Et si vous pouvez vous figurer que vous n'êtes vous-mêmes qu'une main – une main capable de penser, de manière à trouver le meilleur [119] moyen – alors vous perdrez dans chaque cas la tentation d'entreprendre de multiples et impossibles tâches. Si un homme veut peindre, il n'a pas besoin de tenir dans sa main, en même temps, un pinceau, une plume, un crayon, et aussi peut-être un rabot, un marteau, même une hache ; mais il lui faut un pinceau quand il veut peindre, et quand il veut raboter il doit saisir un rabot ; quand il veut écrire il doit prendre une plume, et quand il veut dessiner il doit prendre un crayon. Un seul outil à la fois, telle est la méthode de la sagesse en action. Faites parfaitement tout ce que vous faites, car il faut vous rappeler que vous devez reproduire dans votre travail la perfection de votre Seigneur, et il est mieux de faire une chose de façon parfaite que d'en faire cent d'une façon imparfaite. Afin de pouvoir agir ainsi, l'homme doit non seulement perdre l'attachement au fruit de l'action (III, 19), mais il doit accomplir toute action au nom du sacrifice (III, 9). Cette grande Loi du Sacrifice qui soutient l'Univers doit trouver sa personnification dans l'homme d'action. Toute la nature est soutenue par le sacrifice. Dans le quatrième chapitre le Seigneur donne une longue description des diverses espèces de sacrifice que les hommes accomplissent. Tous ces hommes, dit-Il, connaissent le sacrifice (IV, 30) et toute action doit être faite pour l'amour du sacrifice.<br />Quelle est la Loi ? C'est que tous les êtres doivent vivre par le sacrifice des vies d'autres êtres et, par conséquent, que chaque être, quand il devient soi-conscient, doit être prêt à payer sa dette en se sacrifiant lui-même. Ce n'est pas seulement chez les hommes que la Loi est appliquée. Elle se découvre parmi les minéraux, les végétaux et [120] les animaux. La pierre est broyée pour nourrir le végétal ; le végétal est arraché pour nourrir l'animal ; les animaux cherchent leur proie parmi les animaux et le plus fort dévore le plus faible ; les hommes cherchent une proie parmi les hommes, s'entredévorant d'abord physiquement, pour se nourrir, et plus tard par des moyens différents. La Loi du Sacrifice est partout présente dans la Nature, parce que le Seigneur est le Seigneur du Sacrifice, et le premier sacrifice est Son propre sacrifice de Lui-même. Il est le Purusha dont le corps est cédé dans toutes ses parties pour constituer l'Univers entier. La Loi du Sacrifice doit être graduellement apprise dans l'homme par la Soi-conscience. L'homme, à mesure qu'il évolue, voit qu'il vit par le sacrifice d'autres vies, et il se dit à lui-même : "Les pierres meurent pour moi, afin d'entretenir le règne végétal ; les végétaux meurent pour moi, afin que mon corps puisse être entretenu ; les animaux me cèdent leurs vies, toujours attelés à mon service et dressés pour servir mes travaux ; mon corps est le résultat d'actes de sacrifice innombrables et il continue de vivre uniquement par le sacrifice continuel d'autres vies ; des vies innombrables sont édifiées dans le corps dont je suis revêtu, de sorte que mon corps est l'autel sur lequel des myriades de vies sont sacrifiées. Alors, en commune justice, je dois payer tous ces sacrifices par le sacrifice de moi-même, et ainsi faire tourner la roue de la vie. Je dois m'abandonner aux autres. Je dois vivre pour les autres hommes. Je dois vivre pour le règne animal, pour le règne végétal et le règne minéral, qui tous peuvent être évolués plus rapidement avec mon aide ; puisque je suis le [121] résultat du sacrifice, je dois être un sacrifice."<br />Ensuite, un homme apprend à distinguer entre les vies qui lui sont sacrifiées et il cherche à entretenir sa propre vie en exigeant des autres le minimum de sacrifices qu'il lui sera possible de demander. Et ainsi, parmi les myriades de vies qui s'offrent à lui, il choisit celles dans lesquelles la conscience est la moins développée pour bâtir sa propre charpente ; quant aux vies plus conscientes, il cherche à les dresser et à les discipliner, pour les aider elles-mêmes aussi bien que pour son service, et il cherche à évoluer personnellement tout en les faisant évoluer, et ainsi la Loi du Sacrifice devient la loi de sa vie. Il s'associe lui-même à cette loi dans chaque action de sa vie. Sur le sentier Nivritti (du retour) il paye les dettes qu'il a contractées sur le sentier Pravritti (de l'allée). Par suite, ce qui est son devoir, ce qui est dû par lui, il s'efforce toujours de le faire, payant ainsi ses dettes. Il sacrifie ainsi le résultat de toutes ses actions, qui ne sont pas les siennes mais celles du Seigneur, et ainsi il devient parfait dans l'action ; car seul l'homme qui ne se soucie pas du fruit est capable d'accomplir l'action de façon parfaite. Cela nous parait-il étrange, quand nous voyons que tous les hommes sont poussés à l'activité par le désir du fruit de l'action ? Quand nous voyons les hommes qui perdent le désir des fruits de l'action devenir nonchalants, inactifs, paresseux ? Mais un nouveau motif pour agir est né chez celui qui agit véritablement, qui, pensant uniquement à Son Seigneur et se considérant lui-même comme le canal qu'utilise le Seigneur, ne se soucie nullement de ce qu'on appelle succès ou insuccès, puisque le seul succès qu'il connaisse [122] est l'accomplissement de Sa Volonté, et le seul insuccès qu'il puisse imaginer<br />est d'aller contre cette Volonté qui est la loi de sa vie. Ce que le monde nomme succès ou insuccès, en quoi cela peut-il l'intéresser ? Ces choses se rencontrent toutes deux sur le sentier du devoir. Pourquoi s'inquièterait-il de savoir si la construction qu'il édifie est destinée à abriter l'homme directement de l'orage extérieur, ou si elle doit seulement fournir une base solide sur laquelle quelque édifice plus important s'élèvera dans l'avenir ? Les fondations des édifices sont faites des matériaux démolis provenant d'autres édifices. Même lorsque physiquement vous voulez bâtir quelque chose de neuf, vous devez employer une certaine quantité de briques cassées et de pierres, et les mettre en place pour commencer à établir la fondation ; et beaucoup de choses qui sont les temples de l'avenir trouvent leurs fondations préparées dès aujourd'hui dans les échecs apparents de ceux qui travaillent pour le Seigneur. Pourquoi donc seraient-ils préoccupés ? Où est l'insuccès s'ils Lui apportent ce dont Il a besoin pour Son édifice de l'avenir ? Et vu que celui qui agit justement sait que lui-même, entouré de mâyâ, est souvent trompé et aveuglé, que ce qu'il pense être bon et faire partie du plan peut en réalité n'être pas du tout dans le plan, et qu'il peut souvent se tromper dans ses projets et dans la façon de mener son travail, il travaille de bon coeur et sans attachement, et quand il construit quelque chose qui lui semble être très beau et très utile, et que tout cela s'écroule autour de lui, il n'est pas ému, il n'est pas troublé, il ne s'inquiète pas ; il consent à ce que tout soit brisé, si ce n'est pas ce que le Seigneur demande [123] pour Son édifice. Cela le regarde-t-il, lui qui est la main du Seigneur, si les ruines de son bel édifice doivent servir de fondation pour le vrai Temple ? Si le métal qu'il prépare ne peut servir, il jette le tout joyeusement dans le creuset, sûr que seules les scories seront brulées et que l'or restera. Les scories elles-mêmes ont leur propre emploi, et elles contribueront avec les pierres et les briques cassées à établir une fondation, sinon l'édifice achevé. Et c'est ainsi qu'il vit, qu'il travaille, et en travaillant ainsi, sans désir, il peut travailler d'une façon parfaite. Il peut saisir la vision de chacun des signes de son Seigneur, quand le désir ne l'aveugle pas. Il peut saisir le plus léger murmure, quand il est sourd aux bruits du monde extérieur.<br />En suivant ce sentier de l'action, par le Yoga du Sacrifice, il devient également libre. "Quoi que tu fasses, quoi que tu manges, quoi que tu offres, quoi que tu donnes, quelque effort d'austérité que tu fasses, ô Kaunteya, fais-le comme une offrande que tu Me fais. C'est ainsi que tu te libèreras des liens de l'action, qui produit des fruits bons et mauvais" (IX, 27, 82). L'action aussi conduit ainsi à la libération, et au parfait Yoga, l'union avec le Suprême.<br />Mais un seul Seigneur est l'Objet de toute dévotion ; mais un seul Seigneur est le Sujet de toute Sagesse ; mais un seul Seigneur est la Source de toute activité. Un seul Seigneur et, par conséquent, une seule humanité ; un seul Seigneur et, par conséquent, l'Unité dans tout l'ensemble du corps du Seigneur ; un seul Seigneur, une seule Vie, une seule Fraternité, voilà ce qui ressort de notre étude. Les sages apporteront l'aide de leur sagesse, [124] les affairés celle de leur activité, les dévots celle de leur amour, et ils fondront ensemble le tout pour en faire un corps parfait. Lorsque l'univers aura fait son oeuvre, et que le jour du repos aura lui, alors la gloire du corps du Seigneur resplendira dans tous les tempéraments divers, dans toutes les activités, dans toutes les pensées, dans tous les désirs ; ce sont les cellules et les tissus qui construisent ce Corps glorieux. Nous verrons alors, naissant d'un univers, se lever dans ce Corps de Lumière le Seigneur d'un autre univers, et nous, qui faisons partie de Son Corps, nous travaillerons avec Lui, dans ce nouvel univers, plus parfaitement que nous ne l'avons fait ici. Tel est l'enchainement d'âge en âge, d'univers en univers ; et où, je le répète, où est la douleur, où est l'illusion, quand ainsi nous avons vu l'Unité ?</p> <p style="text-align: center;"><br />FIN DU LIVRE</p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong>CHAPITRE IV</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> —</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><span style="font-size: 24pt;"><strong> DISCERNEMENT ET SACRIFICE</strong></span></p> <p style="text-align: center;"><br />Frères,<br />Nous avons aujourd'hui à nous occuper, bien que d'une manière imparfaite par suite du manque de temps, des deux autres formes de Yoga préliminaire, appartenant aux deux aspects de la conscience que j'ai laissés de côté hier. Vous vous rappellerez que, après avoir esquissé les aspects des sentiers de l'aller et du retour, j'ai pris comme sujet un sentier préliminaire spécial approprié à l'aspect Ichchhâ de la conscience, et nous avons vu que, dans cet aspect qui se manifeste dans le monde inférieur comme désir, le désir pour les objets est changé en désir pour le Suprême, ou dévotion, et celui-ci conduit l'homme à la perfection du Yoga.<br />Aujourd'hui nous avons à considérer les deux formes restantes de Yoga préliminaire, le Yoga du Discernement, relié à l'aspect de la conscience Jñânam, et le Yoga du Sacrifice, relié à l'aspect Kriyâ. Je dois vous demander, en suivant mon tracé hâtif de ces deux Yogas, de le prendre simplement comme un aperçu schématique, dans lequel les détails devront être disposés par votre étude personnelle [94] et par votre propre vie, car la première partie de notre sujet, le Yoga du Discernement, est, peut-être, spécialement difficile pour ceux qui n'ont pas étudié sérieusement la constitution et la nature de l'homme. Et pourtant, pour ceux en qui l'aspect de Jñânam, la faculté cognitive, ou la connaissance, ou la sagesse, est prédominant, c'est la forme qui conduit à l'ultime Yoga, à l'union avec le Suprême.<br />Or, pour ce qui touche à cet aspect, l'aspect de la Sagesse, il y a un grand danger qui assaille le prétendu Sage, car pour lui, plus que pour tous les autres peut-être, les sens sont les avenues du danger, et pourtant ces mêmes sens ont été jusque-là ses avenues de connaissance, et il doit s'efforcer de les contrôler étroitement avant qu'aucune caractéristique même du Yoga préliminaire ne puisse venir à sa portée. Et ainsi nous voyons Shrî Krishna déclarer, en ce qui concerne ce sentier pour l'homme qui aspire à la sagesse : "Ô fils de Kunti, les sens excités entrainent impétueusement même la raison du sage, malgré ses efforts. Les ayant tous vaincus, il doit s'assoir harmonisé, pour méditer sur Moi, son but suprême ; car, chez celui dont les sens sont maitrisés, l'intelligence est bien équilibrée" (II, 60, 61). Et afin de montrer que non seulement les sens en général, mais même un seul sens est une source de danger : "Pour ceux dont le mental cède à l'affolement des sens, toute compréhension s'enfuit, de même que la tempête pourchasse un navire sur les flots. C'est pourquoi, ô puissamment armé, celui dont les sens sont tous complètement détournés des objets des sens, celui-là a la compréhension bien équilibrée" (II, 67, 68). Le désir, [95] est-il dit, "a son siège dans les sens, le mental et la Raison… C'est pourquoi, ô le meilleur des Bhâratas, commence par maitriser les sens, et tue le péché, ce destructeur de la sagesse et de la connaissance" (III, 40, 41).<br />Le début du grand enseignement du Yoga du Discernement est la première note qui retentit dans la Bhagavad Gîtâ. "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer, et pourtant tu profères des paroles qui semblent sages" (II, 11). Et puis il est dit dans l'introduction à la pratique de la Gîtâ, qui est appelée Gîtâ Karâdinyâsa, que ces mots : "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer" sont le Bîjam de la Gîtâ. Vous connaissez la force de ce mot Bîjam, la Semence. Un bîjam est un son, un mot ou une sentence qui doit être prononcé en commençant un mantra, dans le but de produire un effet désiré. Il varie avec les individus, et les sons particuliers qui sont indiqués comme mantra-bîjam donnent au mantra sa force particulière, spéciale, de sorte qu'un mantra général devient spécialisé en lui donnant un certain bîjam, ou une semence. Dans ce bîjam est l'essence même de l'ensemble du mantra. Le fruit du mantra pousse et croît, pour l'individu, de ces sons-semences qui précèdent la répétition du mantra. Ces mots : "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer", sont considérés comme étant le bîjam du mantra de la Gîtâ. Ils sont son essence, ils révèlent son objet, ils lui donnent sa signification spéciale. L'ensemble de la Gîtâ est contenu en eux, comme la plante dans la semence. Ils sont aussi le commencement de l'enseignement du Yoga du Discernement. "Tu profères des paroles qui semblent sages", dit l'Instructeur, [96] car le raisonnement d'Arjuna a été un argument éminemment raisonnable, comme je vous l'indiquais l'autre jour. Son objection au meurtre de ses proches était parfaitement naturel ; son sentiment que la royauté était achetée trop cher par le massacre était un sentiment vraiment louable ; son refus de répandre des torrents de sang était une chose qui aurait reçu l'approbation de tout homme réfléchi et compatissant. Cependant l'Instructeur dit : "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer." Mais pourquoi ? "Les sages ne pleurent ni sur les vivants ni sur les morts." Mais alors pourquoi les sages ne pleurent-ils ni sur les vivants ni sur les morts ? La réponse à cela se trouve dans l'enseignement de la sagesse, le sentier du véritable Jñânî, l'enseignement qui est épars d'un bout à l'autre du discours du Seigneur de Sagesse. Il commence, souvenez-vous, par ces merveilleux Shlokas qui rapidement décrivent la raison de ne pas s'affliger qui va être expliquée dans la suite de l'enseignement de la Sagesse. Les morts n'ont pas à être pleurés parce qu'il n'existe rien qui ressemble à la mort. Tout ce qui est réel ne peut jamais cesser d'être, et ce qui peut perdre l'existence ne l'a jamais possédée en réalité (II, 16). "Cet Habitant du corps qui est en chacun est toujours invulnérable" (II, 30). Aucune arme ne peut le percer, aucun mal ne peut l'atteindre (II, 23, 24). Il ne nait pas, il ne meurt pas, il est ancien, constant, permanent, éternel (II, 20) et, le connaissant tel, "tu ne dois pas t'affliger" (II, 30). Voilà la première suggestion du grand enseignement qu'il faut suivre, qui doit devenir claire, définie, précise, de façon qu'Arjuna puisse comprendre la nature du monde et la nature de [97] l'homme dans le monde ; car sachant cela, le comprenant, fondé, établi dans la sagesse, pour lui l'affliction deviendra impossible, tandis qu'elle est le lot de l'ignorant et de l'insensé. Il sera établi dans le Soi et toute possibilité de doute aura disparu.<br />Voyons maintenant ce qu'est ce Yoga du Discernement, ce profond enseignement de la Sagesse qui doit élever l'élève, lorsqu'il devient le Sage, au-dessus de toutes les peines de ce monde.<br />C'est avant tout l'enseignement de la nature du monde, de la nature du Seigneur du Monde et des parties diverses de Sa nature que nous distinguons ici en supérieure et inférieure, le Seigneur Suprême et le Monde. Et il est destiné spécialement à ceux qui sont cités par Arjuna dans sa question sur le meilleur genre de Yoga : "De ces dévots qui, toujours harmonisés, T'adorent et de ceux aussi qui adorent l'Indestructible, le Non-Manifesté, lesquels sont le plus versés dans le Yoga ?" (XII, 1). Et le Seigneur répondit : "Ceux dont la pensée est fixée sur Moi, toujours équilibrés et M'adorant dans une foi parfaite, ceux-là, selon Moi, sont les plus avancés dans le Yoga. Ceux qui adorent l'Indestructible, l'Ineffable, le Non-Manifesté, l'Omniprésent et l'Inconcevable, l'Invariable, l'Immuable, l'Éternel, maitrisant et domptant leurs sens, considérant tout du même oeil, se réjouissant du bien de tous les êtres, ceux-là aussi viennent à Moi. La voie de ceux dont la pensée est fixée sur le Non-Manifesté est plus difficile ; car le sentier du Non-Manifesté est dur à parcourir pour celui qui est incarné" (XII, 2-5). Et nous trouvons qu'autre part II mentionne ceux dont la nature les pousse à fouler ce sentier plus dur, plus difficile, comme une des divisions parmi [98] "les justes qui M'adorent" (VII, 16). "De tous ceux-ci", dit le Seigneur de Sagesse, "le sage, constamment harmonisé, adorant l'Unique, est le plus parfait ; Je suis suprêmement cher au sage et il M'est cher aussi. Nobles sont-ils tous, mais Je tiens le sage comme étant en vérité Moi-même" (VII, 17, 18). Maintenant, si vous reliez ces deux passages, dans l'un desquels il est dit que ceux qui adorent pleins de foi sont les plus avancés dans le Yoga, et dont l'autre déclare que le sage est le plus parfait, car "Je le tiens comme étant en vérité Moi-même" vous pouvez penser qu'il est un peu difficile de deviner quel est réellement le meilleur des deux. La réponse à cette question est simple : c'est qu'une voie est meilleure ou plus mauvaise pour un homme selon son tempérament ; c'est que pour un homme comme Arjuna, plein d'émotion et de passion, la meilleure voie était celle de la dévotion ; mais, pour celui qui par tempérament est incliné vers la sagesse, pour lui la voie de la Sagesse est la meilleure. Tout comme le dévot atteint l'union avec le Seigneur, de même le Sage qui est "en vérité Moi-même" viendra à Lui par la connaissance ; car le Seigneur est Sagesse et Émotion et Action, et chacune est la meilleure dans sa position, et chacune offre une route, une pour chacun des trois tempéraments qui partagent les hommes. Chacune est la meilleure pour celui qui lui appartient naturellement, "car, de quelque côté que les hommes entrent sur le sentier, c'est aussi Mon sentier" (IV, 11).<br />Écoutons le Seigneur enseignant la voie de la sagesse, et comprenons que la connaissance est la base de la conduite droite.<br />Tout d'abord, Il expose Sa propre constitution, [99] et Il nous dit qu'elle est triple – l'Esprit Suprême revêtu de l'Esprit et de la Matière, le Soi sous les apparences de la Nature qui est dualité. L'enseignement de cette triple constitution est dispersé dans de nombreux passages, et chacun ajoute quelque chose à notre connaissance, comme nous pouvons le constater quand nous les rapprochons les uns des autres. En résumant ces passages, je les prends dans des parties largement différentes de la Gîtâ, afin de les réunir dans un tout cohérent et intelligible. Sa nature inférieure, l'Aparâ Prakriti, est : "La terre, l'eau, le feu, l'air, l'éther, l'intellect et la raison aussi, et l'égotisme – telle est la division octuple de Ma nature. C'est Ma nature inférieure" (VII, 4, 5), l'Aparâ Prakriti. Gardez cette idée clairement à l'esprit, distincte de toute autre pour le moment ; la nature inférieure du Seigneur, la Prakriti inférieure, renferme l'ensemble de la nature manifestée visible, phénoménale ; elle fait entièrement partie de Lui ; toute la manifestation de l'univers physique, toute la manifestation de l'univers subtil, tous les phénomènes, toutes les apparences qui sur chaque plan de la nature forment les êtres du plan, forment les objets extérieurs du plan, tout cela est résumé dans une vaste généralisation : "C'est Sa nature inférieure". Rappelez-vous toujours que, bien que ce soit la nature inférieure, tous sont cependant une partie du Seigneur. Ils ne doivent pas être séparés de Lui, comme s'ils étaient indépendants, ou comme s'ils étaient contraires. Ils font partie de Sa nature, ils sont Sa nature inférieure, et la "connaissance de… Ma nature Périssable" (VIII, 4) est l'Adhibhûta, connaissance concernant les éléments, qui entrent dans la construction des formes. Une autre note [100] qui parait maintes fois dans la Gîtâ en rapport avec cette nature inférieure, est le mot "manifesté". Partout où l'on parle du manifesté nous avons affaire à la nature inférieure du Seigneur, l'Aparâ Prakriti. Avant d'aller plus loin dans son étude, voyons quelle est la seconde division de Sa nature, la Parâ Prakriti, appelée quelquefois Daivaprakriti, celle qu'Il décrit en continuant dans ce Shloka déjà lu en partie : "Connais Mon autre nature, la nature supérieure, l'élément-vie, ô puissamment armé, par quoi l'univers est soutenu" (VII, 5). Cette Parâ Prakriti, cette nature supérieure, cet élément-vie, le Jîvabhûta, le Purusha du Sâmkhya, est en contraste avec les autres éléments. Celui-ci est la nature supérieure du Seigneur. La connaissance de ceci, la science de l'énergie qui donne la vie, du côté vie de la nature, est l'Adhidaiva, la connaissance des Êtres Radieux, qui sont les canaux de vie, les canaux de Sa vie, appelés, dans la science moderne, les énergies de la nature. Ainsi nous avons deux grandes sciences à étudier sur le sentier de la connaissance, l'une qui s'occupe de Sa "nature périssable", et l'autre de Son "énergie donnant la vie". La première est le manifesté, la seconde est appelée le non-manifesté ; mais c'est le non-manifesté inférieur (voyez : VIII, 20 ; XV, 17) – point d'une immense importance, car, si on le perd de vue, tout l'enseignement devient confus. C'est véritablement la vie pénétrant toute chose, et elle soutient l'univers. "Tout ce monde est pénétré de Moi en Mon aspect non manifesté" (IX, 4) ; il est non-manifesté, caché derrière le voile de la matière, mais c'est encore la partie inférieure du non-manifesté, et ce n'est pas la division supérieure de Sa nature. [101]<br />Nous le trouvons encore déclarant qu' "il y a deux Énergies en ce monde, la force destructible et l'indestructible ; la destructible est tous les êtres, ce qui ne change pas est nommé l'indestructible" (XV, 16). Une fois de plus nous avons deux mots significatifs que nous devons garder présents à l'esprit : l'inférieur, le destructible, le manifesté, c'est ce que nous appelons le phénoménal ; et le supérieur, l'indestructible, le non-manifesté, c'est ce que nous appelons la vie qui pénètre toute la nature. Il parle encore d'eux comme "Matière et Esprit" (XIII, 20) ; la Matière est l'inférieur, l'Esprit le supérieur ; mais "sache que la Matière et l'Esprit sont tous deux sans commencement" (XIII, 20) ; car tous deux, étant de la nature du Seigneur, formant les divisions inférieure et supérieure de Sa nature, partagent le caractère spécifique d'être sans fin et sans commencement qui est celui du Seigneur ; tous deux doivent être considérés comme "sans commencement".<br />Ce sont eux qui, en toute vérité, forment ce que nous appelons "la Nature". Les deux réunis, les deux "énergies" (de XV, 16), ces deux, pris ensemble, sont la Nature. Et ils se révèlent comme parcourant constamment le cycle de la vie : le manifesté, l'inférieur, passe dans le non-manifesté, le supérieur, et le non-manifesté, le supérieur, répand de nouveau le manifesté, l'inférieur, au commencement d'un nouveau Kalpa, un nouvel âge du monde ; vous avez devant vous cette grande roue tournante de la vie, le manifesté, issu du non-manifesté, et retournant de nouveau dans le non-manifesté. Au commencement de la période mondiale le manifesté apparait. À la fin de la période mondiale le manifesté disparait dans le non-manifesté 2. [102] "Tous les êtres, ô Kaunteya, entrent dans ma nature inférieure à la fin d'un Kalpa ; au début d'un Kalpa, je les émane de nouveau. Caché dans la Nature, qui est Ma propre nature, J'émane encore et encore toute cette multitude d'êtres impuissants, par la force de la Nature" (IX, 7, 8). Je m'arrête à cela un moment, parce que les mots – si vous oubliez certains autres Shlokas de la Gîtâ qui les expliquent – peuvent vous troubler dans votre étude personnelle. Remarquez la phrase "entrent dans ma nature inférieure" ; et vous direz immédiatement que les mots "nature inférieure" doivent signifier Aparâ Prakriti. Mais quand le Seigneur Se met Lui-même en contraste avec la Nature, alors les deux divisions, jusqu'ici nommées inférieure et supérieure, l'une par rapport à l'autre, deviennent l'une et l'autre inférieures, relativement à Lui. Ceci est posé encore plus clairement dans un autre Shloka auquel je vais maintenant me référer, afin que tout malentendu, qui peut-être resterait caché, puisse être chassé. Il avait déjà expliqué cela, avant de prononcer cet exposé que je viens de lire, car Il avait dit dans le précédent entretien : "A la venue du [103] jour, tout ce qui est manifesté nait du non-manifesté ; à la tombée de la nuit, le manifesté se dissout en Cela même qui est appelé le non-manifesté. Cette multitude d'êtres, qui apparaissent régulièrement, disparaissent à la tombée de la nuit ; selon la loi, ô Pârtha, ils reparaissent au lever du jour. Il existe donc, en vérité, supérieur à ce non-manifesté, un autre non-manifesté, éternel, qui n'est pas détruit quand tous les êtres sont détruits. Ce non-manifesté est nommé "l'Indestructible". Il s'appelle le Sentier supérieur, la "Voie suprême". Ceux qui L'atteignent ne reviennent plus" (VIII, 18-21). De même encore, après les paroles : "En ce monde il est deux Énergies (Purushas), la destructible est tous les êtres ; ce qui ne change pas est nommé l'indestructible", nous lisons : "l'Énergie suprême est en vérité une autre Force, affirmée comme le Soi suprême, Celui qui, pénétrant tout, soutient les trois mondes, le Seigneur indestructible. Puisque Je dépasse le destructible, et que Je suis aussi plus parfait que l'indestructible, en ce monde et dans le Veda Je suis proclamé l'Esprit Suprême" (XV, 16-18). De nouveau Il dit : "Sous Ma direction, la Nature produit ce qui se meut et ce qui ne se meut pas ; c'est à cause de cela, ô Kaunteya, que l'univers parcourt les cycles" (IX, 10).</p> <p style="text-align: center;"><em>2 Les plus récentes recherches de la Science sur la nature de l'atome projettent une vive lumière sur ce tableau des univers apparaissant et disparaissant. L'atome, nous dit-on, est probablement un "noeud" ou une "tension" clans l'éther, et les atomes peuvent apparaitre quand l'éther est soumis à une tension, et disparaitre quand la tension est relâchée. Supposez que l'éther, l'éther véritable, est "l'élément-vie" ; supposez que les atomes sont la "nature inférieure" ; alors, par la tension, causée par la volonté du Seigneur, de la vie-élément sortirait la nature inférieure, de l'éther sortiraient les atomes, et quand la volonté se relâcherait, la nature inférieure retournerait dans l'élément-vie, et les atomes dans l'éther.</em></p> <p style="text-align: center;">Et encore : "Directeur et ordonnateur, soutien et possesseur, Seigneur souverain, et aussi le Soi Suprême ; tels sont les titres donnés dans ce corps à l'Esprit suprême" (XIII, 23). Une autre explication est donnée dans le treizième chapitre, qui traite du Champ et du Connaisseur du Champ. Le Champ est la Nature, et lorsqu'est donnée la description du Champ, nous trouvons que la Matière [104] et l'Esprit y entrent tous deux, car tous deux constituent le Champ ; le Connaisseur du Champ est le Seigneur. Le Champ est décrit comme : "Les grands Éléments, l'Individualité, la Raison et aussi le non-manifesté" – c'est-à-dire le non-manifesté dans lequel s'en va tout le manifesté à la fin d'une période mondiale, et d'où il vient au commencement – "les dix sens et l'un, et les cinq pâturages des sens ; désir, aversion, plaisir, douleur, combinaison [le corps], intelligence, fermeté, voilà le bref résumé de ce qui constitue le Champ et ses modifications" (XIII, 6, 7). Le Champ est la Nature, et la supérieure et l'inférieure sont le corps du Seigneur. Et Lui, le Grand Seigneur, le Soi Suprême, dans ce corps de l'Univers, reçoit le titre d'Esprit Suprême (XIII, 23). Il est le Connaisseur, non le Connu, Lui et Lui seul est l'Objet de la Sagesse. Puis il est écrit de ce Suprême qu'Il est à jamais non-manifesté : "ceux qui sont dénués de Raison pensent à Moi, le non-manifesté, comme étant une manifestation, car ils ne connaissent pas Ma nature suprême, impérissable, parfaite" (VII, 24).<br />Quand, poursuivant cette pensée, nous nous y arrêtons, en gardant tous ces passages présents à l'esprit, l'idée apparait claire et définitive, et nous voyons la grande Triplicité : Celui qui est appelé "l'autre non-manifesté", "véritablement autre" ; Celui qui est appelé "surveillant, directeur" ; Celui qui est appelé "le Soi suprême", "l'Esprit suprême", Purushottama, qui gouverne tout, revêtu d'une double nature composée de Matière et d'Esprit, Prakriti et Purusha ; ceux-ci, pris ensemble constituent la Nature ; et le Seigneur de la Nature est plus grand que la Nature. La Matière et l'Esprit [105] forment la roue de la vie, mais le Seigneur siège au-dessus de la roue, invariable ; le jeu de la Matière et de l'Esprit, Aparâ et Parâ Prakritis, continue ; les changements reviennent continuellement de l'apparition de l'un après l'autre, et de sa disparition, de nouveau, dans cet autre ; derrière eux se tient le Seigneur invariable, et l'ensemble de ces deux est Sa mâyâ, que ceux qui sont dans l'illusion sont incapables de transpercer, par laquelle les ignorants sont aveuglés, de sorte qu'ils ne peuvent voir, à travers ces deux, le Seigneur qui se trouve au-delà (VII, 25, 27). Donc, pensez à cette première paire d'opposés, Matière et Esprit, comme au voile du Seigneur Lui-même. Pensez à Lui, l'invariable, comme à jamais derrière ce couple, comme le Surveillant, le Seigneur de la Nature, le Seigneur de Mâyâ, cet univers n'étant que le voile de Sa gloire ineffable, alors que Lui, qui se tient derrière, est l'Indestructible, l'Ineffable, l'Invariable, l'Éternel, le Suprême. Voilà ce qui nous est exposé dans l'enseignement de la Bhagavad Gîtâ, pour ce qui concerne la relation du Seigneur avec Son monde. "Ayant, avec un fragment de Moi-même, fondé tout cet univers, Je demeure" (X, 42).<br />Avant de faire le pas suivant, arrêtons-nous un moment, pour rechercher comment tout cet enseignement peut nous aider dans notre réalisation de l'unité. Car nous nous trouvons en face d'une triplicité et non d'une unité ; nous voyons le Seigneur Suprême et Sa nature, non manifestée et manifestée. Comment ceci peut-il nous apprendre à ne nous affliger ni pour les vivants, ni pour les morts ? Comment ceci peut-il nous encourager pour ce qui touche à notre propre nature, dans laquelle nous [106] voyons à la fois la Matière et l'Esprit, si l'on nous dit que tous deux paraissent et disparaissent ? Étant Purushottama, le Suprême, Il est en vérité un Autre, le plus haut, l'éternel, et Il est le Soi le plus intime de l'homme. Pensiez-vous que vous étiez seulement des parties de la Nature ? Pensiez-vous qu'il n'y avait en vous que cette double Prakriti, la supérieure et l'inférieure ? Vous imaginiez-vous qu'il n'y avait en vous que la manifestation de la Nature, et non l'essence même du Seigneur ? Que non ! Le Seigneur Lui-même demeure dans vos corps comme dans le corps de l'univers, l'Indestructible, le Suprême ; Purushottama Lui-même est enrobé dans les corps des hommes. Vous n'êtes pas simplement la Nature dont Il parle. Vous n'êtes pas simplement la Parâ et l'Aparâ Prakritis. Elles sont vos corps comme elles sont Son corps, et vous faites partie du Suprême Lui-même, de Lui-même en vérité, "une parcelle de Mon propre Soi" (XV, 7) comme Il le déclare. "Une parcelle de Mon propre Soi, transformée dans le monde de la vie en un Esprit immortel" tels êtes-vous. Il n'est donc pas si loin. Il n'est éloigné d'aucun de nous. Non-manifesté, Il peut l'être en ce qui concerne les Parâ et Aparâ Prakritis, mais Il ne peut être non-manifesté à Lui-même. En réalité, Il n'est pas caché hors de nous, parce qu'il ne peut se cacher de Lui-même, et le fait de penser qu'Il peut nous être caché, à nous qui sommes Lui-même, est la plus subtile mâyâ de toutes les mâyâs, est illusion pure. Il est notre plus intime Soi, et le coeur même de notre être. S'il est une chose que l'homme puisse connaitre, c'est surement son propre Soi intime, ce qui demeure caché par l'Esprit aussi bien que par la [107] Matière, ce qui est lui-même – ceci, un homme peut surement le connaitre.<br />C'est pourquoi la sagesse consiste à réaliser que le Soi Suprême "réside également dans tous les êtres" et que "celui, qui voit ainsi, celui-là voit" (XIII, 28) ; le Seigneur est dans le coeur de chaque homme, et le Seigneur est au plus intime de la nature de chacun.<br />Soudainement, par une grande illumination, nous nous trouvons soulevés au-dessus de la Nature, et dans le Suprême, qui est le Seigneur de la Nature. Nous partageons Son intime nature, Il est notre Soi intime. Quelle raison y aurait-il alors d'avoir peur, de s'affliger, d'être déçu, pour ceux qui ont connu l'Unité ? C'est là la Sagesse. Connaitre le Connaisseur, et savoir que le Connaisseur est nous-mêmes. Voilà la grande leçon de la<br />Sagesse de la Gîtâ. Il dit, et répète à maintes reprises, que nous ne pouvons pas sentir que l'Un est loin de nous. "La semence éternelle de tous les êtres" (VII, 10), "la vie dans tous les êtres" (VII, 9), c'est ainsi qu'il S'appelle Lui-même. Il n'y a pas d'hésitation, pas de doute, pas de découpage ni de recul possibles devant cette vérité dernière. Lui et Lui seul est la vie en toute chose ; par Lui toute chose vit. Si les hommes se haïssent les uns les autres, "ils Me haïssent dans les corps des autres et dans leurs propres corps" (XVI, 18) ; si les hommes tourmentent les corps, ils Me tourmentent "Moi aussi, qui réside dans le corps intérieur" (XVII, 6). Rien ne peut échapper à la plénitude de cette glorieuse vérité.<br />Pourtant il reste toujours caché à tous les yeux qui ne peuvent percer complètement la Nature. Il déclare : "Enveloppé de l'illusion que Je produis [108] par Mon pouvoir, Je ne suis pas découvert par tous" (VII, 25), c'est ma Yoga-mâyâ. Comment se fait-il que l'Unique peut être vu dans toutes les variétés des formes ? D'où naissent-elles, ces combinaisons et ces permutations sans fin, masquant l'unité du Soi ? Elles sont toutes guna-mayi, faites des gunas, consistant dans les gunas, les trois qualités de la matière, de la nature inférieure, qui, se combinant continuellement dans des variétés infinies, trompent l'observation extérieure ; ainsi déclare-t-il d'elles : "Tout ce monde, trompé par ces natures différentes formées par les trois qualités, ne Me connait pas, au-dessus d'elles, impérissable. Cette divine illusion qui est Mienne, causée par les qualités, est difficile à pénétrer ; ceux qui viennent à Moi la surmontent" (VII, 13, 14). Nul n'est exempt de l'influence des qualités : "Il n'est pas une entité, soit sur terre, soit encore au ciel parmi les Êtres Radieux, qui soit libérée de ces trois qualités nées de la Matière" (XVIII, 40). Cependant le sage doit les transpercer pour atteindre le Seigneur. Et toutes les natures viennent de Lui : "Les natures, qui sont harmonieuses, actives, ou paresseuses, sache qu'elles viennent toutes de Moi" (VII, 12). Comme je l'ai déjà dit, elles sont toutes dans le corps du Seigneur, elles font partie de Lui-même. Pénétrer le Connu pour connaitre le Connaisseur, cela, seul, est la Sagesse.<br />Analysons cette illusion. Il y a d'abord la paire primitive d'opposés, attraction et répulsion, l'attraction, de la nature de l'Esprit, et la répulsion, de la nature de la Matière. L'attraction est l'effet de la vie une, indivisible et non-manifestée, cachée dans les formes innombrables, et elle tend à unifier. La matière, dont l'essence est multiplicité, cherche [109] toujours fortement à se diviser, à devenir de plus en plus variée, d'une façon continue. Et le multiple va continuellement en se divisant et se subdivisant de plus en plus, de telle sorte que les subdivisions deviennent de plus en plus menues, et qu'on arrive ainsi à l'infinie variété d'un univers. Dans cette variété infinie est réfléchi le Seigneur indivisible. À cause des subdivisions et des limitations mutuelles des formes matérielles, vous devez nécessairement trouver une variété infinie. Autrement, comment l'infini pourrait-il être réfléchi, dans une acception quelconque exactement véridique ? Aucun fragment de cette matière constamment divisée ne peut réfléchir le tout complet. La Beauté infinie doit se réfléchir dans une infinité de beaux objets. La mer, le ciel, la campagne, la montagne, le désert, la plaine, et la ville populeuse, tout cela, et tous les éléments variés qui le composent, réfléchissent les rayons de l'unique soleil, la Beauté ; et dans leur multitude, leur totalité, se trouve leur perfection, car c'est de cette manière seule qu'ils peuvent réfléchir l'Unique dont ils proviennent. Il en est de même pour tout le reste dans le monde ; c'est dans la totalité de ce qui est subdivisé que vous pouvez voir réfléchi l'Indivisible, l'Unique. Puisque la Matière va ainsi en se divisant continuellement, il est facile de voir pourquoi elle est arrivée à prendre le caractère de ce qui s'oppose à la libération de l'Esprit, qui est unité. Nous comprenons pourquoi, dans la première paire d'opposés, la Matière et l'Esprit, la Matière devient en apparence l'ennemi, l'adversaire, à certains stades de l'évolution humaine. Tant que l'Esprit chemine au-dehors avec la Matière et que la Matière se divise elle-même indéfiniment, [110] se prêtant ainsi au pouvoir constructeur de l'Esprit, la Matière est et reste très bonne et est une amie. L'élément répulsif, qui est de l'essence même de la Matière, et qui accomplit les subdivisions nécessaires, est la qualité indispensable au développement de l'Esprit et, par suite, est bon. Mais quand l'Unité doit devenir le but afin d'être réalisée, quand l'univers a parcouru la moitié de sa course et qu'il s'engage dans la seconde moitié qui doit conduire à la réintégration dans l'Unité, au lieu de la différenciation menant à l'hétérogénéité, alors le principe de division apparait comme l'ennemi, alors les forces de répulsion deviennent des adversaires, alors c'est ce qui était bon qui devient mauvais. Tout ce qui porte en soi le principe de séparation devient mauvais, parce que le temps de la séparation est révolu et que le temps de travailler vers l'unité est venu. Et c'est ainsi que, par rapport à cette paire d'opposés préliminaires, Matière et Esprit, répulsion et attraction, qui, étant du Seigneur, sont tous deux infiniment bons, c'est ainsi que dans le courant de l'évolution se produit un changement, et la répulsion devient mauvaise, une source de tourment, parce qu'elle est dirigée contre le nouveau courant modifié de la Volonté divine. De cette première paire d'opposés naissent deux lignes d'émotion, celle de l'amour, tendant à unifier, et celle de la haine, tendant à séparer ; ce sont "les paires d'opposés nées du désir et de la répulsion" (VII, 27), la double racine d'où naissent toutes les autres paires. Ceci nous donne une science de la morale, et en regardant ainsi le monde nous comprenons ce que sont le Bien et le Mal, et quand et pourquoi le Bien est le Bien et le Mal est le [111] Mal. Cela nous est donné par le Seigneur de Sagesse dans le seizième chapitre de la Gîtâ, où, au moyen de cette première paire d'opposés, d'où sont développées, comme il vient d'être dit, toutes les autres paires, nous trouvons que deux sortes de qualités morales sont données, l'une appelée divine parce qu'elle appartient à la Daivaprakriti, et l'autre appelée démoniaque parce qu'elle appartient au côté Matière de la Nature, les Bhûta ou éléments. Celles-ci deviennent opposées, au cours de l'évolution dans le monde des hommes, comme divine et démoniaque, et il ne peut y avoir là aucun conflit réel puisqu'elles sont l'une et l'autre le corps de l'Unique ; mais elles se trouvent opposées dès le moment où l'humanité doit s'élever jusqu'à l'unité de conscience. Tout ce qui tend à diviser, tout ce qui vient de la haine, tout ce qui veut séparer prend l'aspect du mal pour l'homme qui se développe. Il doit triompher de cela, il doit résister à cela, car il doit s'élever au-dessus, et par suite il doit s'identifier lui-même avec le divin, et lutter contre l'instinct de séparativité qui est né du passé, Tel est le grand Yoga de la Sagesse, fruit d'une réelle compréhension de la nature du Champ, de la nature du Connaisseur du Champ et de leur relation réciproque (XIII, 2). Et c'est pour cela qu'il est dit que les sages adorent "l'Unique et le Multiple Omniprésent" (IX, 15), car ils savent que le multiple n'est que l'Unique déguisé, que le multiple n'est que l'Unique en manifestation. Là où cette sagesse a été acquise, là la libération est proche : "Je veux encore une fois proclamer cette suprême Sagesse, la meilleure de toutes les sagesses, que tous les Sages ont connue, et par laquelle ils se sont élevés à la suprême Perfection" [112] (XIV, 1) ; à ce sujet il est écrit : "Meilleur que le sacrifice de tous les objets est le sacrifice de la sagesse, ô Parantapa. Toutes les actions dans leur intégralité, ô Pârthâ, culminent dans la sagesse" (IV, 33). Cette sagesse consume toutes les actions "de même que le feu dévorant réduit le combustible en cendres" (IV, 37) ; c'est le suprême purificateur : "en vérité, en ce monde, rien ne purifie comme la Sagesse" (IV, 38). Maintenant vous pouvez voir pourquoi le Jñânî ne s'afflige pas. Pourquoi s'affligerait-il dans tous ces jeux de mâyâ ? Dans toute cette nature changeante pourquoi s'affligerait-il, lui qui réalise son unité avec le Soi invariable ? C'est pourquoi il est écrit, comme semence de tout le commentaire : "Le sage ne pleure ni sur les vivants ni sur les morts." Il est facile aussi de voir pourquoi il est écrit que les Sages regardent impartialement, d'un oeil égal, toutes choses : "Les Sages regardent avec la même sérénité un Brâhmane paré de savoir et d'humilité, une vache, un éléphant, et même un chien et un hors-caste" (V, 18). Les sages regardent tout impartialement, ils ne voient pas de différence, parce qu'ils voient le Soi résidant également en tous, autant dans le hors-caste que dans le Brâhmane, autant dans le chien que dans la vache ; ils voient le Soi en tous ; et ceux qui voient ainsi, et ceux-là seuls, sont sages. Tous les autres sont trompés par les apparences extérieures ; tous les autres sont sous la domination de mâyâ. Ceux qui ont surpassé mâyâ ne voient aucune différence, car tous sont les corps du Seigneur. Un tel homme a atteint "l'état de sagesse suprême" (XVIII, 50), et "en devenant Brahman, serein dans le Soi, il ne s'afflige pas et il ne désire pas : le même envers tous les êtres, [113] il obtient la dévotion suprême pour Moi. Par la dévotion il Me connait dans Mon essence, il sait qui Je suis et ce que Je suis ; ayant ainsi appris à Me connaitre en vérité il entre aussitôt dans le Suprême" (XVIII, 54, 55). "En eux la sagesse, brillante comme le soleil, révèle le Suprême… ils vont là d'où l'on ne revient pas, leurs péchés ont été chassés par la sagesse" (V, 16, 17).<br />Il y a une troisième forme de Yoga préliminaire, qui s'ajoute à celui de la dévotion et à celui du discernement. C'est Karma Yoga, le Yoga de l'Action. Mais quelle action ? L'action qui est sacrifice ; et ainsi il peut être justement appelé le Yoga du Sacrifice. Et puis ce Yoga préliminaire de l'action, ou du sacrifice, est quelquefois appelé simplement "Yoga par l'action, des Yogîs" (III, 3), sans aucun préfixe et cela pour les raisons que je vous ai données dans la précédente conférence, en parlant de l'activité et du parfait Yogî ; car ce Yoga reproduit dans le monde un grand nombre des caractéristiques qui appartiennent à l'activité finale du parfait Yogî ; par suite, le Yoga par la connaissance et le Yoga par l'action sont dits former le double sentier. Or, sur ce sentier du Yoga par l'action il y a de nombreuses et très sérieuses difficultés ; et la principale d'entre elles est la compréhension de l'action même. "Qu'est l'action ? Qu'est l'inaction ? Même les sages en sont troublés. C'est pourquoi je vais te déclarer ce qu'est l'action ; en le sachant, tu seras libéré du mal. Il est nécessaire de distinguer ce qu'est l'action, de distinguer l'action injuste ainsi que l'inaction ; mystérieux est le sentier de l'action. Celui qui peut voir<br />l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction, celui-là est sage parmi les hommes, il est équilibré [114] alors même qu'il accomplit toute action" (IV, 16-18). Voici les difficultés initiales qui vont entourer le Kartâ ; il lui faut découvrir ce qui doit être fait et ce qui doit être évité, discerner l'action droite de l'action erronée, l'activité juste de l'activité fausse ; et la première chose dont il doit se souvenir est : "C'est l'action seule qui te concerne, jamais ses fruits" (II, 47). Les fruits appartiennent au Seigneur qui dirige ; le résultat revient au Seigneur, lorsque l'action est faite comme sacrifice, car l'homme n'a rien à faire avec un sacrifice, en dehors de son accomplissement, et ce qui est le fruit du sacrifice est recueilli par les puissances supérieures et employé aux fins nécessaires. Et ainsi "c'est l'action seule qui te concerne". Réalisant cela, un homme doit "accomplir l'action juste" (III, 8) ; "constamment accomplir l'action qui est le devoir" (III, 19). Qu'est le devoir ? Qu'est l'action juste ? Telles sont les questions auxquelles il nous faut répondre, si nous voulons fouler surement le sentier de l'action, et ne pas être continuellement liés par nos activités, en recherchant inconsciemment le fruit. Le Seigneur nous dit très exactement ce qu'est l'action droite. C'est "agir en harmonie avec Moi" (III, 26). Vous devez discerner la Volonté divine dans l'évolution avant de pouvoir accomplir l'action droite ; mais, tout en cherchant continuellement une vision plus nette, vous pouvez suivre quelques règles préliminaires. Accomplissez les devoirs qui se présentent à vous et vous sont imposés par le karma, individuel, familial, social, national, car ils sont placés devant vous par le Seigneur. Celui qui agit correctement ne s'élance pas de tous côtés à la recherche des activités ; il choisit l'activité qui se présente [115] naturellement sur son chemin, et s'efforce de l'accomplir parfaitement, en se rappelant qu'en toute fonction qu'il remplit il est le Seigneur en action et n'est pas vraiment l'auteur de l'action (III, 27). Dans cet effort de compréhension, la sagesse se développe, car dans la tentative de discernement entre l'action droite et l'action erronée – qui est, souvent, le devoir ou l'action de quelqu'un d'autre, dont l'accomplissement est toujours un danger pour nous (III, 35) – l'effort développe la faculté. L'effort, par lui-même, élèvera celui qui agit dans les régions de la vision sure, affermira sa pensée et le guidera vers la Sagesse.<br />Une autre règle simple est celle des activités qui se présentent sur votre route, et sont utiles, parce que c'est un devoir qui est à votre portée ; celui qui agit correctement mesure sa propre force, et ne fait rien qui la dépasse ni rien qui ne l'emploie pas pleinement. Mais supposez que beaucoup de choses utiles se présentent à vous et soient dans vos capacités, mais que par leur nombre elles dépassent vos possibilités d'accomplissement ; elles peuvent paraitre réclamer votre intervention, se présenter comme des devoirs, mais vous n'avez ni la force ni le temps de les faire toutes ? Alors, la reconnaissance du fait que vous êtes limités par le temps aussi bien que par votre capacité vous désigne la sphère de votre devoir. C'est le nombre de toutes celles que vous pouvez faire selon votre capacité et selon le temps dont vous disposez, qui détermine votre devoir. Mais si, essayant de faire plus que vous ne pouvez faire parfaitement, vous cherchez à faire un nombre de choses que vous n'avez pas le temps de terminer, vous allez au-delà de l'action droite ; vous trouvez que votre temps [116] est limité et les "devoirs" vous semblent illimités ; et vous devez alors réaliser que ce que vous n'avez pas le temps de faire n'est pas votre devoir, mais le devoir d'un autre, et, encore une fois, que "le dharma d'un autre est plein de danger". Celui qui agit glisse dans le danger s'il essaye de faire plus que le temps et sa capacité ne lui permettent de faire. Vous pouvez dire : "Il y a tant à faire, tant de choses qui réclament mon intervention et mon temps, tant d'actions qui doivent être accomplies, et tant de choses à faire." C'est parfaitement vrai. Mais vous n'êtes pas la seule personne qui puisse faire tout cela. Vous n'êtes pas l'individualité solitaire, douée de tous les pouvoirs, de toutes les capacités, et maitre du temps, telle que le monde entier dépende de votre activité, et que rien ne puisse se faire sans que vous y mettiez votre propre petite main. C'est une erreur que beaucoup d'entre nous commettent et qui doit être évitée quand on foule le sentier de l'action. Ce que nous n'avons pas le temps de faire n'est pas notre devoir, et si nous le faisons, nous empêchons un autre de faire son devoir et le forçons au désoeuvrement. Le résultat de ce défaut de compréhension de ce qu'est le devoir, c'est qu'un homme est toujours effroyablement pressé et laisse la moitié de ses travaux inachevés parce qu'il n'a pas le temps de les terminer, et qu'un autre homme se repose, oisif, les mains vides, sans rien faire, parce que l'autre a tout pris avidement pour lui. Cela n'est pas "l'action qui est le devoir", car le Seigneur est le Temps, autant que tout le reste, et les limitations du temps sont les limitations placées en chacun de nous par le Seigneur. Si vous n'avez pas le temps de faire une chose dont la nécessité [117] s'impose, soyez surs que le Seigneur trouvera, pour Lui-même, d'autres exécuteurs et d'autres mains, car Il a des mains partout (XIII, 14) et non pas seulement reliées à un corps unique. Telle est la grande leçon pour les gens actifs, parce que les actifs sont souvent la cause de l'inaction des autres, de l'oisiveté, de la paresse, et<br />de toutes les dispositions qui entravent l'homme dans sa progression. Une activité outrée n'est pas le sentier de l'action, c'est le sentier du monde. Leçon difficile, je le sais, pour un homme actif, parce qu'une partie de son activité est un sentiment de capacité ; il est capable de faire les choses et il oublie souvent de mesurer le temps aussi bien que ses forces. Mais temps et force sont tous deux du Seigneur, et tous deux doivent être pris en considération. Et je sais que cela est vrai d'après ma propre expérience, car bien des choses se pressent autour de moi, me criant : "Faites-moi, occupez-vous de moi" ; et il y en a beaucoup plus que je ne pourrais en faire, mais j'avais l'habitude d'essayer de les faire toutes, et j'échouais, et je n'avais jamais le sentiment d'avoir accompli une seule chose parfaitement bien. Alors j'ai compris que le Seigneur pouvait très bien se passer de moi, et ne dépendait pas d'un corps particulier dans lequel, après tout, il était l'Acteur et non pas moi, et qu'Il avait de nombreux corps dans lesquels Il pouvait agir. Ensuite j'ai réalisé que faire ce que je pouvais faire bien, et laisser le reste de côté, était le sentier de la sagesse dans l'action. Et j'ai toujours constaté que, lorsque ce qui, par suite du manque de temps, n'est pas de notre devoir est laissé de côté sans y toucher, d'autres se présentent aussitôt, qui s'en chargent, et ainsi l'ensemble [118] du travail est mieux fait, quand une seule personne n'essaie pas de l'accaparer.<br />Comment un homme actif apprendra-t-il cette leçon ? Il l'apprend au moyen de cette grande vérité : "Je ne suis pas celui qui agit." "Le soi, trompé par l'égoïsme, pense : "C'est moi qui agis" (III, 27). Il n'en est pas ainsi. L'homme sage dit : "Je ne fais rien", doit penser celui qui est harmonisé, qui connait l'essence des choses ; en voyant, en entendant, en touchant, en sentant, en mangeant, en se mouvant, en dormant, en respirant, en parlant, en donnant, en saisissant, en ouvrant et en fermant les yeux, il affirme : "Les sens se meuvent au milieu des objets des sens"" (V, 8, 9). "Je ne fais rien." Voilà ce que veut dire l'inaction dans l'action (IV, 18). Comme son Seigneur il se tient au-dessus des qualités et laisse agir les qualités. Il surveille le travail, et lorsqu'il réalise : "Je n'agis en rien", alors toute l'activité opère correctement à travers lui, et toutes choses avancent sans heurt sur la route qui leur est fixée. La grande leçon pour celui qui exécute l'action est : "Je ne suis pas celui qui agit." Et cela, l'homme doit le répéter pendant qu'il accomplit les actions. Il n'y a qu'un seul Auteur, le Seigneur Suprême, et l'être humain qui agit n'est qu'une de Ses mains, une main mise dans le monde des hommes pour accomplir un certain travail séparé ; ce n'est pas l'affaire de la main de se demander comment tout le travail qui attend partout sera fait, elle n'a à s'occuper que du meilleur moyen de mener à bien la tâche particulière qu'elle a à accomplir. Et si vous pouvez vous figurer que vous n'êtes vous-mêmes qu'une main – une main capable de penser, de manière à trouver le meilleur [119] moyen – alors vous perdrez dans chaque cas la tentation d'entreprendre de multiples et impossibles tâches. Si un homme veut peindre, il n'a pas besoin de tenir dans sa main, en même temps, un pinceau, une plume, un crayon, et aussi peut-être un rabot, un marteau, même une hache ; mais il lui faut un pinceau quand il veut peindre, et quand il veut raboter il doit saisir un rabot ; quand il veut écrire il doit prendre une plume, et quand il veut dessiner il doit prendre un crayon. Un seul outil à la fois, telle est la méthode de la sagesse en action. Faites parfaitement tout ce que vous faites, car il faut vous rappeler que vous devez reproduire dans votre travail la perfection de votre Seigneur, et il est mieux de faire une chose de façon parfaite que d'en faire cent d'une façon imparfaite. Afin de pouvoir agir ainsi, l'homme doit non seulement perdre l'attachement au fruit de l'action (III, 19), mais il doit accomplir toute action au nom du sacrifice (III, 9). Cette grande Loi du Sacrifice qui soutient l'Univers doit trouver sa personnification dans l'homme d'action. Toute la nature est soutenue par le sacrifice. Dans le quatrième chapitre le Seigneur donne une longue description des diverses espèces de sacrifice que les hommes accomplissent. Tous ces hommes, dit-Il, connaissent le sacrifice (IV, 30) et toute action doit être faite pour l'amour du sacrifice.<br />Quelle est la Loi ? C'est que tous les êtres doivent vivre par le sacrifice des vies d'autres êtres et, par conséquent, que chaque être, quand il devient soi-conscient, doit être prêt à payer sa dette en se sacrifiant lui-même. Ce n'est pas seulement chez les hommes que la Loi est appliquée. Elle se découvre parmi les minéraux, les végétaux et [120] les animaux. La pierre est broyée pour nourrir le végétal ; le végétal est arraché pour nourrir l'animal ; les animaux cherchent leur proie parmi les animaux et le plus fort dévore le plus faible ; les hommes cherchent une proie parmi les hommes, s'entredévorant d'abord physiquement, pour se nourrir, et plus tard par des moyens différents. La Loi du Sacrifice est partout présente dans la Nature, parce que le Seigneur est le Seigneur du Sacrifice, et le premier sacrifice est Son propre sacrifice de Lui-même. Il est le Purusha dont le corps est cédé dans toutes ses parties pour constituer l'Univers entier. La Loi du Sacrifice doit être graduellement apprise dans l'homme par la Soi-conscience. L'homme, à mesure qu'il évolue, voit qu'il vit par le sacrifice d'autres vies, et il se dit à lui-même : "Les pierres meurent pour moi, afin d'entretenir le règne végétal ; les végétaux meurent pour moi, afin que mon corps puisse être entretenu ; les animaux me cèdent leurs vies, toujours attelés à mon service et dressés pour servir mes travaux ; mon corps est le résultat d'actes de sacrifice innombrables et il continue de vivre uniquement par le sacrifice continuel d'autres vies ; des vies innombrables sont édifiées dans le corps dont je suis revêtu, de sorte que mon corps est l'autel sur lequel des myriades de vies sont sacrifiées. Alors, en commune justice, je dois payer tous ces sacrifices par le sacrifice de moi-même, et ainsi faire tourner la roue de la vie. Je dois m'abandonner aux autres. Je dois vivre pour les autres hommes. Je dois vivre pour le règne animal, pour le règne végétal et le règne minéral, qui tous peuvent être évolués plus rapidement avec mon aide ; puisque je suis le [121] résultat du sacrifice, je dois être un sacrifice."<br />Ensuite, un homme apprend à distinguer entre les vies qui lui sont sacrifiées et il cherche à entretenir sa propre vie en exigeant des autres le minimum de sacrifices qu'il lui sera possible de demander. Et ainsi, parmi les myriades de vies qui s'offrent à lui, il choisit celles dans lesquelles la conscience est la moins développée pour bâtir sa propre charpente ; quant aux vies plus conscientes, il cherche à les dresser et à les discipliner, pour les aider elles-mêmes aussi bien que pour son service, et il cherche à évoluer personnellement tout en les faisant évoluer, et ainsi la Loi du Sacrifice devient la loi de sa vie. Il s'associe lui-même à cette loi dans chaque action de sa vie. Sur le sentier Nivritti (du retour) il paye les dettes qu'il a contractées sur le sentier Pravritti (de l'allée). Par suite, ce qui est son devoir, ce qui est dû par lui, il s'efforce toujours de le faire, payant ainsi ses dettes. Il sacrifie ainsi le résultat de toutes ses actions, qui ne sont pas les siennes mais celles du Seigneur, et ainsi il devient parfait dans l'action ; car seul l'homme qui ne se soucie pas du fruit est capable d'accomplir l'action de façon parfaite. Cela nous parait-il étrange, quand nous voyons que tous les hommes sont poussés à l'activité par le désir du fruit de l'action ? Quand nous voyons les hommes qui perdent le désir des fruits de l'action devenir nonchalants, inactifs, paresseux ? Mais un nouveau motif pour agir est né chez celui qui agit véritablement, qui, pensant uniquement à Son Seigneur et se considérant lui-même comme le canal qu'utilise le Seigneur, ne se soucie nullement de ce qu'on appelle succès ou insuccès, puisque le seul succès qu'il connaisse [122] est l'accomplissement de Sa Volonté, et le seul insuccès qu'il puisse imaginer<br />est d'aller contre cette Volonté qui est la loi de sa vie. Ce que le monde nomme succès ou insuccès, en quoi cela peut-il l'intéresser ? Ces choses se rencontrent toutes deux sur le sentier du devoir. Pourquoi s'inquièterait-il de savoir si la construction qu'il édifie est destinée à abriter l'homme directement de l'orage extérieur, ou si elle doit seulement fournir une base solide sur laquelle quelque édifice plus important s'élèvera dans l'avenir ? Les fondations des édifices sont faites des matériaux démolis provenant d'autres édifices. Même lorsque physiquement vous voulez bâtir quelque chose de neuf, vous devez employer une certaine quantité de briques cassées et de pierres, et les mettre en place pour commencer à établir la fondation ; et beaucoup de choses qui sont les temples de l'avenir trouvent leurs fondations préparées dès aujourd'hui dans les échecs apparents de ceux qui travaillent pour le Seigneur. Pourquoi donc seraient-ils préoccupés ? Où est l'insuccès s'ils Lui apportent ce dont Il a besoin pour Son édifice de l'avenir ? Et vu que celui qui agit justement sait que lui-même, entouré de mâyâ, est souvent trompé et aveuglé, que ce qu'il pense être bon et faire partie du plan peut en réalité n'être pas du tout dans le plan, et qu'il peut souvent se tromper dans ses projets et dans la façon de mener son travail, il travaille de bon coeur et sans attachement, et quand il construit quelque chose qui lui semble être très beau et très utile, et que tout cela s'écroule autour de lui, il n'est pas ému, il n'est pas troublé, il ne s'inquiète pas ; il consent à ce que tout soit brisé, si ce n'est pas ce que le Seigneur demande [123] pour Son édifice. Cela le regarde-t-il, lui qui est la main du Seigneur, si les ruines de son bel édifice doivent servir de fondation pour le vrai Temple ? Si le métal qu'il prépare ne peut servir, il jette le tout joyeusement dans le creuset, sûr que seules les scories seront brulées et que l'or restera. Les scories elles-mêmes ont leur propre emploi, et elles contribueront avec les pierres et les briques cassées à établir une fondation, sinon l'édifice achevé. Et c'est ainsi qu'il vit, qu'il travaille, et en travaillant ainsi, sans désir, il peut travailler d'une façon parfaite. Il peut saisir la vision de chacun des signes de son Seigneur, quand le désir ne l'aveugle pas. Il peut saisir le plus léger murmure, quand il est sourd aux bruits du monde extérieur.<br />En suivant ce sentier de l'action, par le Yoga du Sacrifice, il devient également libre. "Quoi que tu fasses, quoi que tu manges, quoi que tu offres, quoi que tu donnes, quelque effort d'austérité que tu fasses, ô Kaunteya, fais-le comme une offrande que tu Me fais. C'est ainsi que tu te libèreras des liens de l'action, qui produit des fruits bons et mauvais" (IX, 27, 82). L'action aussi conduit ainsi à la libération, et au parfait Yoga, l'union avec le Suprême.<br />Mais un seul Seigneur est l'Objet de toute dévotion ; mais un seul Seigneur est le Sujet de toute Sagesse ; mais un seul Seigneur est la Source de toute activité. Un seul Seigneur et, par conséquent, une seule humanité ; un seul Seigneur et, par conséquent, l'Unité dans tout l'ensemble du corps du Seigneur ; un seul Seigneur, une seule Vie, une seule Fraternité, voilà ce qui ressort de notre étude. Les sages apporteront l'aide de leur sagesse, [124] les affairés celle de leur activité, les dévots celle de leur amour, et ils fondront ensemble le tout pour en faire un corps parfait. Lorsque l'univers aura fait son oeuvre, et que le jour du repos aura lui, alors la gloire du corps du Seigneur resplendira dans tous les tempéraments divers, dans toutes les activités, dans toutes les pensées, dans tous les désirs ; ce sont les cellules et les tissus qui construisent ce Corps glorieux. Nous verrons alors, naissant d'un univers, se lever dans ce Corps de Lumière le Seigneur d'un autre univers, et nous, qui faisons partie de Son Corps, nous travaillerons avec Lui, dans ce nouvel univers, plus parfaitement que nous ne l'avons fait ici. Tel est l'enchainement d'âge en âge, d'univers en univers ; et où, je le répète, où est la douleur, où est l'illusion, quand ainsi nous avons vu l'Unité ?</p> <p style="text-align: center;"><br />FIN DU LIVRE</p>