UNION

LES ENSEIGNEMENTS DES MAITRES DE LA HIERARCHIE

HELENA ROERICH

CHAPITRE V — L'ÉMOTION (suite) 1 — ÉDUCATION DES ÉMOTIONS

CHAPITRE V

L'ÉMOTION (suite)

1

ÉDUCATION DES ÉMOTIONS


L'émotion, comme nous l'avons vu, est le pouvoir moteur dans l'homme ; elle stimule la pensée et engendre l'action : elle est à l'homme ce que la vapeur est à la locomotive ; sans elle il serait inerte, passif. Cependant, grand est le nombre de ceux qui sont continuellement le jouet de leurs émotions, qui, sous leur influence, sont jetés de côté et d'autre comme un bateau sans gouvernail balloté par l'ouragan, qui sont soulevés, pour retomber ensuite, par des vagues de sensation, de plaisir ou de douleur, qui sont tour à tour la proie de la joie la plus grande et du désespoir le plus affreux. Ces personnes sont emportées, subjuguées par leurs émotions, continuellement tourmentées par leur lutte. Les facultés intérieures de ces personnes sont plus vu moins à l'état de chaos, et leurs actions à l'extérieur sont sans aucun ordre, influencées qu'elles sont par l'excitation du moment ; elles n'ont aucune considération pour les [304] circonstances extérieures, et cependant si elles réfléchissaient elles pourraient donner à leurs actions une direction plus rationnelle. Ce sont souvent de très bonnes personnes, inspirées par des motifs généreux, désireuses de faire le bien, pleines de sympathie pour la souffrance des autres, et brulant du désir de la soulager, et n'hésitant pas à agir rapidement lorsqu'il s'agit de venir en aide à celui qui est dans le besoin.
Nous ne voulons pas parler ici de la personne indifférente ou cruelle, mais de celle qui est poussée invinciblement par ses émotions à agir avant d'avoir pris le temps d'examiner les conditions dans lesquelles elle se trouve ou de voir plus loin que son désir de soulager immédiatement la souffrance. Bien que ce soit le désir d'aider qui la pousse, bien que l'émotion qui la stimule soit de la sympathie et un désir intense de soulager la souffrance des autres, cette personne fera souvent plus de mal que de bien par son manque de réflexion dans ses actions. L'émotion qui la pousse à agir émane du côté amour de sa nature, de ce sentiment qui attire les êtres les uns vers les autres et forme la base des vertus édificatrices et préservatrices, et c'est en cela même que réside tout le danger d'un tel caractère. Si son émotion avait eu le mal à sa base, cette personne aurait été la première à la rejeter ; mais comme elle prend sa source dans l'émotion-amour, d'où naissent toutes les vertus sociales, elle ne cherche même pas à la contrôler.
"J'éprouve tellement de sympathie pour les autres", dira-t-elle ; "la souffrance m'émeut tellement ! Je ne puis pas supporter la vue de la misère !" Toutes ces expressions impliquent [305] une certaine louange de soi-même, bien que le ton général semble montrer plutôt de la dépréciation. La sympathie est certainement très belle en tant que sympathie ; mais lorsqu'elle est mal employée, elle est très souvent plus mauvaise qu'utile. Parfois même elle cause du préjudice à l'objet de son attention et le laisse plus malheureux qu'auparavant. On ne voit que trop souvent des gens employer des moyens de soulagement qui sont loin d'être raisonnables et qui n'ont d'autre but que d'éviter de la peine à celui qui sympathise, plutôt que d'aider celui qui souffre. On cherche à éviter, au prix d'un mal durable, une angoisse passagère, simplement – bien qu'on ne l'avoue pas ouvertement – pour épargner de la douleur à son entourage. La réaction de sympathie qui se fait sentir chez la personne qui est l'objet de notre sympathie est certainement à considérer, car elle intensifie l'émotion-amour, mais son action sur les autres est trop souvent mauvaise, faute d'équilibre dans la pensée. Il est très facile de remplir l'air de nos lamentations à la vue de la souffrance, et de mettre ciel et terre en mouvement ; mais il est plus difficile de nous arrêter pour examiner la cause du mal, trouver le moyen de le guérir et appliquer un remède qui soulage la souffrance au lieu de la faire durer. Une saine raison doit gouverner et diriger nos émotions si nous voulons qu'elles portent des fruits. Il faut que l'émotion donne l'impulsion à l'action, mais il ne faut pas qu'elle la dirige, car cette tâche appartient à l'intelligence, qui ne devrait jamais être privée de cette prérogative. L'homme, chez lequel la conscience agit avec une émotion puissante comme agent moteur et une raison éclairée [306] comme directeur, est un sage, un homme utile à sa race.
On a comparé avec raison les désirs à des chevaux attelés au corps de l'homme ; ils prennent leur source dans les émotions. Lorsque ces émotions sont incontrôlables, les désirs sont comme des chevaux fougueux, indomptables, qui mettent en péril la voiture et son conducteur. Les rênes ont été comparées à l'intelligence ; selon les besoins elles retiennent ou laissent aller les chevaux. Nous avons là une image frappante de la relation entre l'émotion, l'intelligence et l'action. L'émotion donne le mouvement, l'intelligence contrôle et guide, et le Soi emploie l'activité pour son plus grand avantage, car il gouverne les émotions au lieu d'en être le jouet.
Avec le développement de cet aspect de la conscience qui se présentera sous la forme de Bouddhi dans la sixième sous-Race, et à un degré plus haut encore dans la sixième Race-mère, la nature émotionnelle évolue rapidement chez certains individus appartenant à l'élite de la cinquième race, et souvent ce développement est accompagné pendant un certain temps de symptômes curieux et même inquiétants. Avec le progrès de l'évolution, ces symptômes disparaitront et le caractère s'équilibrera et deviendra plus fort, plus sage, plus généreux ; mais les individualités qui se développeront trop rapidement auront une existence pleine de désagréments, malheureuse même ; elles auront à souffrir beaucoup et longtemps. Cependant, c'est à ces souffrances qu'elles devront leur puissance future et leur purification présente, et la grandeur du résultat sera en proportion de l'acuité de la douleur. Chez ces natures puissantes, [307] Bouddhi cherche en luttant à se manifester, et elles ont à souffrir toutes les angoisses de l'enfantement. Bientôt Bouddhi, le Christ, le "petit enfant" naitra ; la sagesse unie à l'amour, et alliée à l'intelligence deviendra l'Égo spirituel, le véritable Homme intérieur, le Guide immortel.
Que celui qui cherche à connaitre sa propre nature, afin de prendre fermement en main son évolution et d'en diriger le cours futur, observe avec soin ses qualités et ses défauts, afin de régulariser les unes et de corriger les autres.
Chez les individus peu développés, il arrive que l'intelligence et l'émotion varient en proportion inverse l'une de l'autre ; où les émotions sont très fortes, l'intelligence est faible, tandis que lorsque l'intelligence est très puissante les émotions seront faibles ; dans le premier cas, c'est le pouvoir directeur qui est faible ; dans le second, c'est le pouvoir moteur. Il faut donc que l'étudiant se rende compte, en s'examinant lui-même, si son intelligence est réellement développée, au cas où des émotions seraient fortes ; qu'il s'analyse lui-même, afin de voir si vraiment il est disposé à envisager les choses à la lumière claire mais froide de l'intellect ; s'il sent en lui de la répulsion lorsqu'un sujet quelconque lui est présenté sous ce jour, il peut être certain que le côté émotionnel de sa nature est trop développé par rapport au côté intellectuel. Car l'homme équilibré n'éprouve de la répulsion ni pour la claire lumière de l'intelligence directrice, ni pour la force puissante de l'émotion motrice. Si dans le passé un côté de la nature a été trop cultivé, si les émotions ont été entretenues au détriment de l'intelligence, il faudra que l'étudiant porte toute son attention sur l'intelligence, qu'il réprime [308] sévèrement tout mauvais vouloir vis-à-vis d'une façon froidement intellectuelle de présenter les choses, en reconnaissant la différence entre l'intelligence et la sympathie.


2 — POUVOIR DÉFORMANT DE L'ÉMOTION


Une des choses qui échapperont le plus facilement à la personne de nature émotionnelle, c'est la façon dont l'émotion emplit l'atmosphère ambiante de ses vibrations, influençant ainsi les intelligences. Toutes les choses nous apparaissent à travers cette atmosphère, elles sont colorées, déformées par elle, de sorte qu'elles n'arrivent pas à l'intelligence sous leur véritable forme et couleur, mais faussées et décolorées. L'aura qui nous entoure devrait être un médium absolument transparent, par l'intermédiaire duquel tout ce qui nous vient du monde extérieur devrait nous parvenir sous sa forme et sa couleur véritables ; mais lorsque l'aura vibre sous l'influence des émotions, elle ne peut plus remplir son rôle de médium parfait, et tout ce qui se passe à travers elle est réfracté et nous arrive complètement déformé. Qu'une personne plongée dans l'eau essaye de saisir un bâton qu'on lui présente à la surface, et sa main prendra une fausse direction, car elle cherchera à saisir le bâton là où elle le voit, et comme les rayons qui proviennent de l'objet se trouvent réfractés en entrant dans l'eau, le bâton prendra par rapport à elle une position qui n'est pas celle qu'il occupe en réalité. De même lorsqu'une impression venant de l'extérieur nous arrive à travers une aura surchargée d'émotions, ses proportions se [309] trouvent faussées, et nous jugeons mal de sa position réelle ; les renseignements qui parviennent à l'intelligence sont donc erronés, et le jugement que nous fonderons sur eux sera nécessairement faux, si exact que soit le travail de l'intelligence.
L'analyse la plus attentive de nous-mêmes ne nous protègera pas complètement de ce pouvoir déformant des émotions. L'intelligence a toujours tendance à juger favorablement des choses qui nous déplaisent, à cause de cette réfraction dont nous avons parlé. Nous mettons en valeur certains arguments en faveur d'une certaine action, à cause du désir que nous avons de l'accomplir, tandis que nous déprécions autant que nous le pouvons tous les arguments qui parlent contre elle. Tout nous semble clair, admissible d'un côté, tandis que de l'autre tout semble douteux, incertain. Et comme nous voyons à travers l'émotion, nous pensons avoir certainement raison, et il nous semble que tous ceux qui ne voient pas comme nous sont victimes d'un préjugé ou veulent nous nuire.
Contre ce danger qui nous menace continuellement, l'attention continue et l'effort persistant sont les seuls remèdes ; mais nous ne pouvons pas y échapper complètement tant que nous n'aurons pas surmonté nos émotions et que nous n'en serons pas devenus souverains maitres.
Il nous reste un moyen qui peut nous aider à former un jugement clair et précis : c'est d'étudier le travail de la conscience chez les autres, et d'examiner avec attention leurs décisions dans des circonstances semblables à celles dans lesquelles nous nous trouvons. Le jugement qui nous déplait le plus sera probablement [310] celui qui nous sera le plus utile, car il a été formé par l'intermédiaire d'un milieu émotionnel tout différent du nôtre. Nous pouvons comparer les décisions des autres avec les nôtres, et, en notant les points qui les affectent, eux, le plus, et nous, le moins, ceux qui ont le plus d'importance pour nous, et le moins pour eux, nous arriverons, dans notre jugement, à séparer les éléments émotionnels des éléments intellectuels ; et même si nos conclusions sont fausses, l'effort que nous aurons fait pour y arriver aura tendance à nous corriger et à nous faire voir la vérité ; il nous aidera à subjuguer les émotions et fortifiera l'intellect. Il ne faudra naturellement faire ces observations que lorsque nous ne serons troublés par aucune émotion ; et nous recueillerons les résultats de cette étude pour nous en servir lorsque nos émotions se montreront trop puissantes.


3 — MOYENS DE MAITRISER LES ÉMOTIONS


Le moyen le plus efficace pour maitriser les émotions c'est – comme dans tout ce qui touche à la conscience – la Méditation. On devrait avoir recours à elle avant que le contact avec le monde extérieur ne soit venu troubler nos émotions. Lorsque, à son retour d'un monde plus subtil que le monde physique, l'Égo rentre dans le corps après le sommeil, il trouve son véhicule dans un état de tranquillité parfaite et peut prendre calmement possession du cerveau et des nerfs complètement reposés. Plus tard, dans le courant de la journée, lorsque les émotions ont été troublées ou sont en pleine activité, la méditation [311] n'est pas aussi efficace. La période de tranquillité dont nous pouvons disposer après le sommeil de la nuit est le meilleur moment pour méditer avec succès, car la nature émotionnelle, le corps des désirs, est alors plus tranquille que lorsqu'elle est au milieu du va-et-vient de la vie ordinaire. De cette heure matinale calme et paisible naitra une influence bienfaisante qui nous protègera pendant la journée tout entière, et les émotions apaisées et calmées seront plus faciles à contrôler.
Lorsque cela est possible, il est bon de prévoir d'avance la question que nous aurons à régler durant la journée et de prendre une décision quant à la manière d'envisager les questions qui se poseront et à la conduite à suivre en cette occasion. Si nous savons que nous devons nous trouver, à un moment donné, au milieu de circonstances qui éveilleront nos émotions, nous pourrons décider à l'avance de l'attitude mentale que nous prendrons, et même nous pourrons fixer d'avance notre manière d'agir. Supposons que nous soyons arrivés à une décision ; lorsque les circonstances se présenteront nous nous rappellerons cette décision et nous agirons en conséquence, même si la poussée des émotions nous incite à agir autrement. Nous savons par exemple que nous allons rencontrer une personne pour laquelle nous avons une grande affection ; nous décidons durant notre méditation quelle sera la meilleure façon d'agir, et à la claire lumière de notre intelligence paisible, nous convenons de ce qu'il conviendra de faire pour le plus grand bien de tous. Et nous nous en tiendrons à cette décision, même si nous nous sentons portés à penser ; "je n'avais pas donné [312] assez d'importance à telle ou telle chose." La vérité est que c'est justement dans ces conditions que nous donnons trop d'importance à un point, et c'est dans nos moments de calme réflexion que nous jugeons le plus surement des choses ; le mieux est de suivre la voie que nous nous sommes tracée auparavant, malgré toutes les incitations des émotions du moment. Nous pouvons nous tromper dans notre jugement, mais si nous ne voyons pas notre erreur durant la méditation, il est peu probable que nous nous en apercevions au milieu du tumulte des émotions.
Il y a un autre moyen de maitriser les émotions ; il consiste à réfléchir sur ce qu'on va dire, avant de parler, à mettre un frein à sa langue. "L'homme qui a appris à contrôler ses paroles est maitre de tout", a dit un Sage de l'antiquité. Celui qui ne prononce jamais une parole aigre ou inconsidérée marche vers le contrôle parfait de ses émotions. Être maitre de ses paroles, c'est être maitre de sa nature tout entière. Il est bon de ne pas parler – de retenir délibérément ses paroles – tant qu'on ne sait pas parfaitement ce qu'on va dire, ou qu'on n'est pas sûr que ce qu'on va dire est vrai, ou si les paroles qu'on va prononcer conviendront à la personne à laquelle elles s'adressent, ou si vraiment nous pouvons les prononcer. La vérité passe avant tout et rien ne saurait excuser la fausseté de langage ; très souvent les paroles prononcées sous le coup d'une émotion sont fausses, parce qu'elles sont exagérées ou défigurées. Et puis sous l'influence d'une forte émotion ou de sensations trop vives, nous oublions de considérer si nos paroles s'adaptent [313] à la personne à laquelle nous les adressons. Nous pouvons donner une idée absolument fausse d'une grande vérité si nous ne tenons pas compte du point de vue auquel se place la personne à laquelle nous nous adressons. Il faut qu'il y ait entre elle et nous de la sympathie, que nous voyions comme elle voit ; car ce n'est que là seulement que la vérité deviendra utile. Ce n'est pas nous-même que nous cherchons à aider lorsque nous étalons la vérité aux yeux des autres, mais bien notre prochain lui-même. Il est possible que pour celui qui parle d'idée d'une loi invariable, inviolable, d'une impartialité absolue, soit une idée inspiratrice, réconfortante, qui élève l'âme ; mais pour une personne peu développée cette conception semblera barbare, impitoyable, et la blessera plutôt qu'elle ne l'aidera. La vérité n'est pas faite pour écraser mais pour élever, et c'est la profaner que de la confier à celui qui n'est pas prêt pour la recevoir. Nous avons tout ce qu'il faut pour subvenir aux exigences de chacun de nous, mais la discrétion est nécessaire pour choisir sagement, et il ne faut pas que notre enthousiasme nous pousse à imposer aux autres une initiation prématurée. Beaucoup de jeunes théosophes font plus de mal que de bien par le trop d'empressement qu'ils mettent à vouloir imposer aux autres les trésors qu'ils estiment tant. Il faut aussi considérer la forme que nous donnons à nos paroles, et voir s'il y a utilité, nécessité à les prononcer. Une vérité très utile en elle-même peut devenir nuisible selon la formule sous laquelle elle est présentée. "Ne dites jamais ce qui est faux ni ce qui est déplaisant." Voilà un sage conseil que tous nous devrions suivre lorsque nous nous [314] adressons à ceux qui nous entourent. Toutes nos paroles devraient être vraies, douces et agréables. Mais cette douceur de langage, les personnes même les mieux intentionnées l'oublient parfois ; elles se font gloire de ce qu'elles appellent leur sincérité, et en réalité elles ne sont que grossières et n'ont aucun respect pour les sentiments de ceux auxquels elles s'adressent. Mais, ceci n'est ni d'une bonne éducation, ni d'un esprit religieux, car l'homme mal élevé ne saurait être religieux ; l'homme vraiment religieux est à la fois sincère et courtois. Tout ce qui est superflu ou inutile est nuisible ; et ce débordement d'émotions frivoles, auxquelles donnent naissance tous ces bavardages et ces paroles inutiles, cause du préjudice à tout le monde. Les personnes qui ne peuvent supporter le silence et bavardent continuellement, gaspillent leurs forces intellectuelles et morales et disent une masse de niaiseries qu'elles feraient mieux de garder pour elles. La peur du silence est un signe de faiblesse mentale ; le silence et le calme valent mieux qu'un bavardage inutile. Dans le silence les émotions grandissent et prennent de la force, tout en étant contrôlées, et le pouvoir moteur dans l'homme augmente en puissance et se trouve en même temps assujetti à sa volonté. Le pouvoir du silence est immense, et son influence est calmante au plus haut degré ; mais par contre, il faut que l'homme qui a appris à se taire prenne garde que son silence ne lui fasse perdre de sa courtoisie ou bien qu'employé mal à propos dans la société, ce silence ne provoque une sensation de gêne, de froid chez les personnes présentes. [315]
Peut-être certaines personnes penseront-elles qu'en se livrant à un tel examen avant de prononcer une parole, on n'entrave l'échange des pensées au point de paralyser la conversation. Tous ceux qui ont pratiqué ce contrôle des paroles témoigneront, avec nous, qu'avec un peu d'exercice l'intervalle entre la demande et la réponse finit par devenir imperceptible. Le travail de l'intelligence est plus rapide que l'éclair ; en un clin d'oeil elle passe en revue tous les points à considérer. Il est possible qu'au début il y ait une légère hésitation, mais, après quelques semaines, tout arrêt deviendra inutile, et l'examen de la réponse se fera si rapidement qu'il ne sera plus un obstacle à la conversation. Plus d'un orateur vous dira que dans le feu du discours le plus éloquent, l'intelligence conserve tout son calme, tournant et retournant chaque phrase, supputant leur valeur respective avant de les choisir, rejetant tout ce qui ne lui convient pas ; et cependant, personne dans l'auditoire charmé, ne s'aperçoit de ce travail intérieur ; les auditeurs sont à cent lieues de penser qu'au milieu de son discours rapide l'orateur choisisse ainsi ses expressions.
Un troisième moyen de maitriser les émotions, c'est de s'habituer à ne pas agir d'une façon impulsive. Trop de hâte dans nos actions est une caractéristique de notre mentalité moderne et n'est qu'une déformation de cette rapidité qui est une de ses plus grandes qualités. Si nous envisageons la vie avec calme, nous verrons que la hâte fébrile est absolument inutile ; nous avons toujours assez de temps, et une action si rapide qu'en soit l'exécution, doit être considérée et accomplie sans précipitation. Lorsque nous [316] sommes sous le coup d'une forte émotion et que nous agissons sans réfléchir pour obéir à cette influence, nous agissons imprudemment. Si nous nous entrainons à penser avant d'agir dans toutes les affaires de la vie, il arrivera que, lorsque nous nous trouverons dans un accident quelconque ou bien dans une situation où une prompte décision est nécessaire, l'intelligence alerte équilibrera les nécessités du moment et dirigera promptement l'action ; mais il n'y aura ni hâte imprudente, ni étourderie inconsidérée.
"Mais, ne devrais-je pas obéir à mon intuition ?" dira-t-on. On confond trop souvent impulsion avec intuition, deux choses cependant totalement différentes et par l'origine et par les caractéristiques. L'impulsion prend naissance dans la nature des désirs, le corps astral ; c'est une énergie qui est lancée à l'extérieur, en réponse à une influence du dehors, une énergie hâtive, inconsidérée, aveugle, et qui n'est pas dirigée par l'intelligence. L'intuition, elle, prend sa source dans l'Égo spirituel ; c'est une énergie qui s'écoule au dehors en réponse à une demande de l'extérieur ; c'est une énergie puissante, calme, ayant un but déterminé et guidée par l'Égo spirituel.
Mais pour les distinguer l'une de l'autre, il faut à celui dont la nature n'est pas parfaitement équilibrée, un examen calme et un certain intervalle de temps ; par ce calme examen et cet intervalle de temps, l'impulsion perd sa force, tandis que l'intuition au contraire gagne en puissance et en clarté ; le calme permet au mental inférieur de reconnaitre la présence de l'intuition et d'en sentir toute la sereine puissance. S'il arrive, de plus, que ce qui semble être une intuition soit en réalité une suggestion émanant [317] d'un Être supérieur, cette suggestion se fera sentir bien plus clairement durant la méditation silencieuse et son efficacité ne sera amoindrie en rien par un intervalle de calme.
Il est vrai qu'il y a un certain plaisir à s'abandonner à une impulsion aveugle ; il est certain aussi que la contrainte que l'on s'impose est douloureuse pendant un certain temps. Mais toute aspiration vers la vie supérieure nous met face à face avec ce renoncement au plaisir et nous force à accepter la douleur ; graduellement nous reconnaissons qu'il y a une joie beaucoup plus grande à agir avec une calme considération, qu'à nous laisser aller à une impulsion irraisonnée, et nous comprenons que nous nous évitons ainsi des remords constants. Car lorsque nous nous laissons aller à l'impulsion, nous nous créons des soucis, et nous finissons par comprendre que l'impulsion n'est qu'une erreur. Si l'action que nous avons en vue est vraiment juste, nous ne ferons qu'augmenter sa valeur si nous l'accomplissons après avoir longuement réfléchi. Et si, après l'avoir bien examinée, nous trouvons que l'action a perdu de sa valeur, nous pouvons être certains que l'impulsion qui nous y poussait, avait son origine dans un désir inférieur.
Méditer journellement, considérer ses paroles avant de les prononcer, refuser d'être le jouet des impulsions, voilà les meilleurs moyens de faire des émotions nos serviteurs dévoués, de maitres despotiques qu'elles étaient auparavant. [318]

 

4 — UTILITÉ DES ÉMOTIONS


Celui-là seul peut se servir des émotions qui a appris à en être maitre, et qui sait qu'elles ne sont pas lui-même, qu'elles agissent dans les véhicules qu'il occupe, et sont dues à l'action réciproque du Soi et du non-Soi. Leur nature toujours changeante, montre assez qu'elles appartiennent aux véhicules ; elles sont appelées à l'activité par des influences extérieures et c'est la conscience qui y répond à l'intérieur. L'attribut de la Conscience qui engendre les émotions est la félicité, et le plaisir et la douleur sont les mouvements que provoquent dans le véhicule des désirs, les influences, de l'extérieur, et la réponse du Soi, en tant que félicité, à ces influences, à travers le corps des désirs ; de même les pensées sont des mouvements dus à des contacts de ce genre avec l'extérieur, et à la réponse que le Soi, en tant que savoir, donne à ces contacts. Lorsque le Soi se connait lui-même et fait une distinction entre lui et ses véhicules, il est maitre des émotions, et le plaisir et la douleur deviennent tous deux des modes de la félicité.
À mesure que nous évoluons nous nous rendons compte que nous atteignons à un équilibre plus stable dans le plaisir et la douleur, et les émotions ne troublent plus la sérénité de l'intelligence. Tant que le plaisir l'influence, tant que la douleur le paralyse au point de l'empêcher d'accomplir sa tâche, l'homme n'est que l'esclave de ses émotions, au lieu d'en être le maitre. Lorsqu'il aura appris à les gouverner, il ressentira au plus haut degré le plaisir et la douleur, et cependant son intelligence conservant toute sa [319] sérénité s'appliquera calmement à la tâche qui l'occupe. Elle tirera parti de tout ce qui se présentera à elle. Par la douleur l'individu acquiert du pouvoir, de même que par le plaisir il augmente sa vigueur et son courage. Tout se transforme alors en forces qui l'aideront dans son oeuvre, au lieu de constituer des obstacles à son progrès.
Le talent oratoire peut nous donner un exemple de la valeur des émotions. Voici un homme enflammé par la passion. Ses paroles sont sans suite, ses gestes saccadés ; l'émotion s'est emparée de lui et l'entraine, et cependant il ne soulève aucun enthousiasme parmi ceux qui l'écoutent. L'orateur de talent, par contre, est maitre de ses émotions ; il s'en sert pour charmer son auditoire ; il choisit avec soin et calcule chacune de ses paroles, même au plus fort de son discours et ses gestes sont justes et pleins de dignité. Il ne ressent plus les émotions, car il les a ressenties déjà, et il emploie ces émotions passées pour subvenir à ses besoins présents. Tout le pouvoir qu'il montrera dans l'emploi de ces émotions, dépendra de l'intensité avec laquelle il les a ressenties auparavant, et du degré de contrôle qu'il a sur elles. Un homme ne saurait devenir un grand orateur, s'il n'a des émotions puissantes ; mais le talent de tout orateur ne grandit qu'en proportion du contrôle qu'il exerce sur ces émotions. Une explosion aura certainement beaucoup plus d'effet si les explosifs ont été disposés avec soin et allumés au bon moment, que si on avait répandu ces explosifs au hasard et jeté dessus une allumette, dans l'espoir de les voir s'enflammer d'eux-mêmes.
Tant qu'une personne est influencée par les [320] émotions elle est privée de cette vision claire, si nécessaire à une action vraiment utile. L'homme dont l'aide a vraiment de la valeur est l'homme calme, auquel rien ne saurait faire perdre l'équilibre, et qui, cependant, est plein de sympathie pour ceux qui l'entourent. Que penserait-on d'un docteur qui, au milieu d'une opération, fondrait tout à coup en larmes ? Et, cependant, beaucoup de personnes sont si impressionnées par la vue de la souffrance, que leur être tout entier en est bouleversé ; elles ne font par là qu'augmenter la douleur des autres. Toute émotion donne naissance à de puissantes vibrations qui se transmettent d'un individu à l'autre. Celui qui veut véritablement aider ses semblables doit être calme, d'humeur constante, inébranlable, et doit rayonner la paix autour de lui. Un homme accroché à un rocher, hors de l'atteinte des vagues, pourra aider son frère qui se noie à se sauver, plus facilement que s'il se débattait lui-même au milieu des flots.
Celui qui est parfaitement maitre de ses émotions peut s'en servir pour éveiller chez une autre personne une émotion qui lui sera utile. Qu'une personne se trouve en proie à la colère ; la réponse qu'elle recevra de ceux qui l'entourent sera naturellement de la colère, car toutes les vibrations ont tendance à se reproduire par sympathie ; comme chacun de nous a un corps des émotions, tout corps vibrant d'une certaine façon dans notre voisinage aura tendance à provoquer en nous des vibrations semblables, si nous avons dans notre corps de la matière appropriée. La colère engendre la colère, l'amour éveille l'amour et la douceur engendre la douceur. Si nous sommes maitres de nos émotions, et qu'il nous [321] arrive de sentir une poussée de colère s'élever en nous, en réponse à des vibrations de colère émanant d'une autre personne, nous paralyserons instantanément cette réponse à des vibrations étrangères ; nous laisserons les vagues de colère venir se briser sur nous, tout en restant nous-mêmes parfaitement calmes. Celui qui a appris à conserver son corps des émotions absolument calme, tandis que celui de ceux qui l'entourent est en pleine vibration, a fait un grand pas vers le contrôle parfait de soi-même. Lorsqu'il est arrivé à ce résultat, il est prêt à monter un degré plus haut, et à opposer aux vibrations d'une émotion malsaine, les vibrations d'une émotion pure. De cette façon, non seulement il ne se laissera pas aller à la colère, mais il émettra lui-même des vibrations qui auront tendance à apaiser la colère des autres. Il répondra à la colère par l'amour, à l'emportement par la douceur.
Il faut tout d'abord que cette réponse soit faite à dessein, dans un but déterminé, et l'on peut s'exercer sur des personnes en colère. Nous pourrons le faire chaque fois que nous nous trouverons en présence d'une personne en colère. Il est certain que, pour commencer, nos efforts seront plutôt timides et dépourvus d'enthousiasme ; la volonté d'aimer se montrera seule, sans la moindre émotion ; mais peu à peu cette volonté d'aimer éveillera une faible émotion et au bout d'un certain temps, une habitude s'établira et nous finirons par répondre spontanément par la bonté à la malveillance des autres. En nous exerçant continuellement à répondre de cette façon aux émotions malsaines venant de l'extérieur, nous forcerons notre corps des [322] émotions à prendre l'habitude de répondre toujours d'une façon juste.
Tous les grands Maitres de morale nous enseignent la même chose : "Rendez le bien pour le mal". Cet enseignement est basé sur cet échange réciproque de vibrations que provoquent les émotions d'amour et de haine. Si au mal nous opposons le mal lui-même, nous ne faisons que l'intensifier ; si, au contraire, nous lui opposons l'amour, nous le neutralisons. Le plus noble usage que nous puissions faire de nos émotions, dans la vie journalière, est de chercher à éveiller, chez tous ceux qui nous entourent, des émotions d'amour en leur envoyant un courant de ces émotions, de façon à stimuler tout ce qu'il y a de bon en eux et de réprimer tout ce qu'il peut y avoir de mauvais. Il est bon d'avoir toujours à l'esprit une série d'émotions correspondantes, et de régler d'après elles notre réponse aux émotions venant de l'extérieur. Ainsi nous répondrons à la fierté par l'humilité, à la rudesse par la compassion, à l'arrogance par la soumission, à la dureté par la douceur, à l'irritabilité par le calme. Nous créerons ainsi en nous un état d'esprit qui nous permettra de répondre à toutes les émotions mauvaises par les bonnes émotions correspondantes, et d'apporter le bonheur parmi ceux qui nous entourent, en diminuant le mal et en encourageant le bien.


5 — IMPORTANCE DE L'ÉMOTION DANS L'ÉVOLUTION


Nous avons vu que l'émotion est le pouvoir moteur dans l'homme, et pour qu'elle devienne [323] utile à l'évolution, il faudra l'employer à nous élever et non à nous abaisser. L'Égo a besoin pour évoluer de "points d'attraction" qui l'attirent vers le haut, dit la Voix du silence, car la montée est difficile, et l'on ne saurait trop estimer la valeur d'un objet attractif vers lequel tendent tous nos efforts. Il ne nous arrive que trop souvent de nous arrêter en route, n'ayant plus le courage de continuer notre marche ; toute aspiration est morte en nous, tout désir de monter plus haut nous a fuit. C'est alors que nous pourrons appeler l'émotion à notre aide, en la concentrant sur quelque objet de dévotion ; nous retrouverons ainsi un nouvel élan et la force nécessaire pour continuer notre chemin.
On donne souvent à ce genre d'émotion le nom de culte des héros ; c'est ce pouvoir qui nous porte à admirer et aimer de toutes nos forces un être plus noble que nous-mêmes ; et celui qui peut aimer et admirer ainsi à sa disposition une des plus grandes forces qui puissent l'aider dans son évolution. On dédaigne souvent le culte des héros parce qu'il est impossible de trouver un idéal parfait parmi les hommes. Mais un idéal qui éveille notre amour et notre admiration, même s'il est imparfait, sera toujours un moyen puissant de hâter notre évolution. Il est certain que cet idéal imparfait présentera certains côtés faibles, et il sera nécessaire de distinguer les qualités vraiment héroïques des faiblesses qui peuvent s'y trouver mêlées ; mais c'est sur ces qualités qui nous stimulent et nous font progresser qu'il faudra fixer notre attention, et non sur les défauts qui ne sauraient que dégrader des hommes qui n'ont pas encore dépassé le stade humain. Reconnaitre que toutes les faiblesses [324] appartiennent au non-Soi, et qu'elles sont passagères, tandis que tout ce qui est noble et grand fait partie du Soi indestructible ; aimer tout ce qui est beau, élevé, et être capable de passer sans s'y arrêter sur tout ce qui est petit et mesquin, voilà ce qui fera de nous les disciples des grands Êtres. Celui qui s'adonne au culte des héros tirera surement profit de son idéal, s'il rend hommage à sa grandeur, tout en dédaignant ses faiblesses, et c'est sur le héros lui-même que retombera le Karma engendré par ses fautes.
"Mais, dira-t-on, en reconnaissant ainsi toute la noblesse du Soi au milieu des faiblesses humaines, nous ne faisons qu'accomplir notre devoir, et pourquoi donner le titre de héros à un être chez lequel ces faiblesses sont encore représentées ?" Simplement à cause de l'aide que ce héros nous apporte sous forme d'inspiration en nous donnant un modèle d'après lequel nous pourrons mesurer notre propre progrès. Nous ne pouvons faire un héros d'un homme ordinaire ; ce n'est que là où le Soi rayonne avec plus d'éclat que chez le commun des mortels que le culte des héros devient possible. L'homme EST lui-même un héros, bien qu'il ne soit pas encore surhumain, et ses faiblesses ne sont que comme ces taches que nous apercevons sur le disque du soleil. Un proverbe dit : "Aucun homme n'est un héros pour son valet de chambre". Le cynique s'imaginera que cela signifie que l'homme le plus héroïque doit sa grandeur à la distance qui le sépare de nous. Ce proverbe ne signifierait-il pas plutôt que l'âme d'un valet, qui ne voit pas plus loin que des bottes bien cirées, ou une cravate bien nouée, est incapable d'apprécier les [325] qualités qui font le héros ? Car cette âme n'a rien en elle qui puisse vibrer en sympathie avec la note qui vibre chez le héros. Celui qui est capable d'admirer est capable aussi d'atteindre le but ; l'amour et le respect envers des êtres grands et nobles montrent que celui qui les ressent cherche à ressembler à ces êtres.
En cultivant ainsi nos émotions, il faudra que nous nous jugions nous-mêmes, en prenant comme modèle notre idéal ; il faudra que nous nous sentions pris de honte lorsque nous agirons ou penserons d'une façon qui pourrait attrister celui que nous révérons. Nous devrions l'avoir toujours présent à nos yeux, nous tendant la main pour nous aider dans notre ascension, jusqu'au jour où, comparant notre propre progrès aux sublimes hauteurs que lui-même a atteintes, nous reconnaitrons que nous aussi nous approchons du but.
Il est certainement vrai que la lumière du Soi ne saurait briller chez ceux qui foulent les sentiers bourbeux de la terre ; mais il y a des êtres chez lesquels cette lumière brille assez pour illuminer les ténèbres et nous aider à voir où nous pouvons poser nos pieds. Il est plus sage de remercier et d'honorer ces êtres, en nous réjouissant de leur présence, plutôt que de les rabaisser parce qu'ils ne sont pas absolument divins, parce que leurs pieds sont encore lourds du fardeau de quelques faiblesses humaines. Bien heureux, en vérité, sont ceux qui possèdent en eux cette nature héroïque et qui reconnaissent leurs ainés ; des sentiers menant à des hauteurs plus sublimes encore leur sont ouverts, et plus ils aimeront, plus ils honoreront, plus vite ils atteindront ces voies. L'homme ne saurait désirer un Karma [326] meilleur que celui qui lui permettra de rencontrer le héros qui viendra lui tendre la main lorsqu'il entrera sur le Sentier ; mais il ne saurait y avoir de Karma plus triste que de renier son guide, après l'avoir entrevu dans un moment d'illumination, en se laissant aveugler par une imperfection dont on ne s'est pas encore complètement libéré.

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